Sur la route de Gardar

 

... enfin des Êtres Humains, mais un bien étrange accueil…

 

Par chance, Thorstein avait promis cette année-là de remmener Rollo en bateau jusqu’à l’évêché de Gardar. Rollo avait été envoyé, trois ans auparavant, par l’évêque Alf pour veiller aux intérêts de l’Église dans les diverses colonies norroises. Entre autres, il collectait l’impôt pour le Pape sous forme de dents de morses et de longues défenses torsadées de narvals. Il donnait la communion partout où il allait. Il aurait alors normalement dû offrir du vin, mais cette boisson étant impossible à se procurer au Groenland, il fabriquait une boisson alcoolisée à partir de myrtilles, selon une recette que l’évêque avait apprise du roi Sverre de Suède en personne.

Maintenant le séjour de Rollo dans la partie nord de l’évêché touchait à sa fin. Tout le monde à Stockanæs était désolé de voir partir le petit bonhomme, et lui-même regrettait beaucoup que l’évêque lui ait ordonné de rentrer.

Les projets de Thorstein, au cours de son voyage avec le moine, étaient de chasser le phoque et de pêcher la morue, ainsi que de ramasser du bois flotté. Ce bois flotté était de la plus grande importance pour les Norrois au Groenland, puisqu’aucun arbre ne poussait dans ce pays. Tout le bois était donc ramassé dans la mer au large du Groenland après avoir dérivé depuis les fleuves de Sibérie. À défaut, il fallait aller en chercher au Markland ou au Vinland, ces pays que nous appelons aujourd’hui Labrador et Terre Neuve. Déjà vers l’an mil, les Norrois avaient découvert l’Amérique. Ils avaient essayé de s’y installer, parce que ce pays était bien plus fertile que le Groenland, mais des conflits permanents avec les autochtones les avaient contraints à renoncer et repartir. Mais on faisait encore des expéditions là-bas pour chercher du raisin, et avant tout, le si précieux bois.

Thorstein ne vit pas d’objection au départ des enfants. Il comprenait leur nostalgie du pays et de la famille. Il leur proposa de partir avec lui en bateau, aussi loin qu’ils le souhaitaient. Il allait contourner le cap sud du Groenland, et en route ils trouveraient sûrement des traces de leurs proches ou d’autres Inuit.

Helga était triste de leur départ. Elle s’était habituée aux trois jeunes. Elle savait que Narua surtout allait cruellement manquer à sa fille. Mais elle aussi comprenait pourquoi ils ne pouvaient plus rester à Stockanæs.

Au moment du départ, Narua offrit à Frida une amulette de patte de corbeau qu’elle avait toujours portée avec une lanière autour du cou. Elle l’avait reçue de Shinka lors de sa naissance, et maintenant cette amulette protégerait Frida contre le mal, comme elle avait toujours protégé Narua.

 

Un matin d’août, ils quittèrent la ferme à bord d’un drakkar. La moitié des valets partaient avec eux, et tous étaient contents à l’idée de voir d’autres gens et d’avoir des nouvelles du vaste monde en dehors du Groenland. Cela faisait trop longtemps que, tout là-haut à Vestribyggd, on n’avait plus eu de contact avec ce bon vieux monde. Rollo avait entendu dire que quelques bateaux de Norvège avaient mouillé à Eystribyggd, mais eux n’avaient pas eu de visite depuis l’arrivée d’Islande de Thorstein trois ans auparavant. Il se passait tellement de choses là-bas en bas, en Europe, que l’on n’avait plus trop le temps de penser à une navigation régulière vers des contrées aussi éloignées dans le nord que les colonies du Groenland. Rollo avait raconté à Leiv que dix ans seulement auparavant, il était habituel de voir monter au moins un ou deux bateaux par an.

Pendant trois jours, ils naviguèrent, poussés par un vent du nord bien vif. Ils cabotaient tout près de la terre, tout près de l’immense côte tourmentée. Les nuits étaient encore claires, et Apuluk, qui était probablement le plus impatient de rentrer chez lui, faisait office de vigie à la proue du bateau. Jour et nuit, il restait à sa place, fixant avec langueur la côte rocheuse dans l’espoir d’apercevoir un abri en terre, une tente, ou un homme en kayak. Ce n’est que la nuit du quatrième jour que son vœu fut exaucé. Ils venaient de laisser derrière eux l’embouchure d’un large fjord et passaient maintenant devant une série de petites îles nues quand tout à coup il appela Narua.

« Narua, viens voir là-bas, entre les îles ! »

Elle regarda dans la direction qu’il lui montrait.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » demanda-t-elle.

« J’ai vu quelque chose bouger. Maintenant ça a disparu. » Apuluk se leva et alla jusqu’au milieu du bateau. « Je suis presque sûr que c’était un kayak. »

« Oh, imagine que ce soit papa ou quelqu’un d’autre du groupe ! s’exclama Narua. Tu crois qu’il nous a vus ? »

« Oui, c’est pour ça qu’il a disparu aussi vite derrière l’île. Il a peur des Norrois. »

Les deux enfants se rendirent à l’arrière du bateau pour raconter ce qu’Apuluk avait vu. Leiv traduisit pour Thorstein.

« Moi, je crois que notre groupe est plus au sud, dit Leiv. Mais si tu nous déposes à terre ici, nous pourrons demander à ces gens s’ils savent où trouver la famille d’Apuluk et Narua. »

« Mais tu crois que vous allez pouvoir entrer en contact avec eux ? » demanda Thorstein.

« Oui, j’en suis sûr. Ils ne s’enfuient pas si loin. Ils se cachent dans un endroit sûr pour ensuite nous guetter. Dès qu’ils verront que nous ne sommes que trois sur la côte, et que vous, vous êtes partis, ils se manifesteront. »

Thorstein regarda le visage enthousiaste de Leiv. Il sourit. « D’accord, d’accord, à vous de juger. Je vois que toi aussi tu es impatient de retrouver tes amis. Mais tu es sûr que vous allez être bien reçus ? Ça peut être un groupe d’Inuit que vous ne connaissez pas. »

« Ce sont des Inuit, répondit Leiv, ils ne nous feront donc rien de mal. »

Thorstein hocha la tête et sourit. Leiv avait une confiance absolue dans les Inuit. Thorstein, par contre, avait entendu d’autres histoires. Des histoires de Norrois qui avaient été tués par des Inuit errants. Certes, cela avait surtout été des actes de vengeance parce que les Norrois avaient assassiné des skrællings et volé leur viande et leurs peaux. Mais cela montrait en tout cas que ces peuples n’étaient pas toujours aussi bienveillants.

Les trois enfants furent déposés sur la terre ferme derrière la longue chaîne d’îles. Thorstein leur laissa une partie de ses provisions de voyage. Il serra les enfants dans ses bras avant de les quitter. À Leiv, il dit :

« Autrefois, il y avait de l’animosité entre nous deux, Leiv. J’ai tué ton père pour venger mon frère. C’est dans ton bon droit de me tuer un jour. »

Leiv hocha la tête. « Il n’y a plus d’animosité entre nous, Thorstein Gunnarsson. Jamais mon bras ne sera assez long pour te tuer. Tu t’es racheté du meurtre de mon père en étant comme un père pour moi et mes frère et sœur adoptifs, Narua et Apuluk. La paix règne toujours entre nous. »

Leiv regarda Thorstein droit dans les yeux, et serra les lèvres jusqu’à ce qu’elles ne forment plus qu’un mince trait bleu pour ne pas pleurer. Puis, il se retourna vivement et sauta sur les rochers. Rollo passa la tête par-dessus le bastingage et cria :

« N’oublie pas que ton Dieu est avec toi, Leiv, qu’Il est toujours à tes côtés. »

 

Leiv, Narua et Apuluk firent de grands signes des bras quand le bateau s’éloigna, propulsé par les rames. Ils s’assirent pour le regarder jusqu’au moment où, la grosse voile carrée une fois tendue, il prit de la vitesse entre les îles. Leiv se leva, mais Apuluk le fit se rasseoir.

« Je crois qu’il vaut mieux rester ici, dit-il. Rester ici et attendre. L’homme au kayak ne va pas tarder à venir nous chercher. »

Narua s’agenouilla et sortit sa marmite en pierre de ses bagages. « Si vous faites un feu, moi, je fais bouillir de la viande en attendant nos hôtes. Ainsi, nous aurons quelque chose à leur offrir. »

Leiv et Apuluk ramassèrent des brindilles, et bientôt la marmite bouillonna gentiment, garnie de la viande du phoque chassé depuis le bateau.

Leiv s’étira dans la bruyère. Couché sur le dos, il fixa le bleu infini du ciel. Comme la vie s’était étrangement goupillée ! Sa prime jeunesse, il l’avait passée auprès de son père et sa mère en Islande. Une belle vie, sans le moindre souci. Il avait joué avec ses cousins, s’était entraîné à manier les armes, avait aidé à la ferme et s’était promené sur son cheval, Gule. Qu’était devenu Gule ? Qui l’avait récupéré lorsque Leiv s’était glissé à bord du bateau de Thorstein dans l’intention de le tuer ?

Il repensa à sa première année auprès des Inuit. Ils lui avaient appris à vivre comme un Être Humain, à se débrouiller, à partager avec les autres et à vivre en communauté. Il aimait cette communauté qui, ici, unissait les gens plus qu’elle ne les opposait. Si en Islande quelqu’un avait eu des prétentions sur le bien d’un autre, cela menait invariablement à des actes de violence. En Islande, et d’ailleurs au Groenland également, dans les colonies des Norrois, on se battait pour s’approprier les biens des autres. Chez les Inuit, on donnait et on prenait sans distinction. Peut-être parce que personne ne possédait quoi que ce soit de superflu. Ici, on ne connaissait que les besoins de base : manger, boire, travailler et dormir. Tout était si simple. C’était ça. S’il aimait vivre parmi les Inuit, c’était parce que leur vie était simple et digne, et parce qu’il s’était attaché à Narua et Apuluk, plus qu’à qui que ce soit d’autre, jamais.

Voilà ce à quoi Leiv pensait, allongé dans la bruyère. Narua, assise, fixait le contenu bouillonnant de sa marmite, la viande qui remuait sous l’épaisse couche de mousse grisâtre. Apuluk, quant à lui, guettait la mer entre les îles dans l’espoir de voir réapparaître l’homme au kayak.

Soudain, un sifflement se fit entendre, et avant qu’aucun des trois n’ait eu le temps de réagir, une flèche s’était fichée avec un bruit sec dans le sol, à une largeur de main seulement de la tête de Leiv.