Ukik et Pulituk

 

... où les enfants ont à entendre un récit horrible…

 

Narua fixait la flèche, incrédule. Elle avait été décochée avec une telle force que la pointe et presque le tiers de la tige s’étaient enfoncés dans le sol. Si elle avait touché Leiv, il aurait été tué sur le coup. Furieuse, elle bondit en hurlant :

« Depuis quand les Inuit tirent des flèches sur d’autres Inuit ? » Elle était tellement en colère qu’elle piétinait la bruyère de ses kamiks.

Apuluk lui aussi avait bondi sur ses pieds. Il saisit instantanément son arc et plaça une flèche sur la corde. Alors, il cria :

« Est-ce qu’on est en proie aux mauvais esprits dans cette partie du Pays des Hommes ? Ne voit-on plus la différence entre des frères de sang et du gibier ? »

Une voix d’homme répondit après un instant de silence :

« Nous ne souhaitons pas faire de mal à des Inuit. Mais le garçon norrois avec les cheveux clairs doit mourir. »

« Montre-toi ! cria Apuluk. Le “cheveux clairs” est un Inuk, et il est mon frère. »

Deux hommes sortirent d’un surplomb de rocher au-dessus d’eux. L’un avait une grosse cicatrice rouge qui lui barrait le visage, depuis l’un des sourcils, à travers le nez et la bouche, jusqu’au menton. Ses lèvres étaient fendues, et cela donnait à sa bouche une sinistre allure grimaçante.

Apuluk abaissa son arc. « Pourquoi veux-tu tuer des Norrois ? » demanda-t-il.

Les hommes s’approchèrent lentement, sur leurs gardes. Leurs armes étaient prêtes à toute éventualité, ils semblaient craindre une attaque par-derrière. Celui qui était défiguré répondit :

« Les Norrois sont mauvais, dit-il. Ils ont exterminé presque tous ceux de notre groupe. C’est pourquoi il faut s’en débarrasser. Tant qu’ils seront en vie, la paix ne régnera pas sur notre pays. »

Narua tournait le dos aux hommes. Elle se courba sur sa marmite et dit doucement :

« On a fait bouillir de la viande. Peut-être que deux grands chasseurs nouvellement arrivés aimeraient faire plaisir à une pauvre petite femme en profitant du repas ? »

Les hommes s’arrêtèrent à une dizaine de mètres du feu. Leiv se redressa et les regarda attentivement. Celui qui était défiguré tenait une main devant son visage pour cacher sa cicatrice. L’autre était vieux. Peut-être aussi vieux que le grand-père d’Apuluk et Narua. Ses vêtements étaient sales, en haillons, et il était terriblement maigre.

« Peut-être bien qu’on aura envie de goûter à ta viande, dit le vieux, maintenant qu’on a sa bonne odeur dans les narines. » Il alla jusqu’à la marmite et posa son long harpon. « On n’a pas eu de viande de phoque en bouche depuis longtemps. »

Apuluk hocha la tête. Il montra Leiv du doigt. « Ce garçon est mon frère, et il est plus inuk que norrois, dit-il. Il nous a été envoyé par la mer, il parle notre langue et préfère vivre avec les Inuit qu’avec les Norrois. Son nom est Leiv. »

L’homme à la cicatrice resta figé. Il dévisagea longuement Leiv.

« J’ai entendu parler d’un garçon norrois qui vit avec le clan du vieux Shili. Mon nom est Pulituk, et le vieux s’appelle Ukik, et si tu es le garçon dont nous avons entendu parler, on ne te fera rien de mal. » Pulituk s’approcha du feu et s’assit. « On croyait que tu étais un guerrier du bateau des Norrois qui allait vers le sud. Et que peut-être tu avais été laissé à terre pour surveiller deux captifs. »

Leiv rit. « C’est plutôt moi qui suis captif. Mais dis-moi, Pulituk, d’où te vient cette cicatrice ? »

Pulituk retira sa main et leur laissa voir la longue plaie rouge qui partageait son visage en deux.

« Un Norrois me l’a faite avec son long couteau, il y a de nombreux jours de cela. »

« Un Norrois ? »

« Oui. »

Narua offrit de la viande aux hommes. Le vieux saisit avidement son morceau et se mit à le dévorer. Il était évident qu’il n’avait pas eu droit à un vrai repas depuis longtemps. Pulituk mangeait plus précautionneusement, peut-être parce que la viande chaude était douloureuse à ses lèvres blessées.

« Raconte-nous ce qui s’est passé », demanda Apuluk.

 

Ce fut le vieux qui raconta leur terrible histoire, tout en engloutissant de gros morceaux de viande.

« Un jour nous avons été attaqués par un grand bateau. Un bateau redoutable, avec une figure de proue en forme de tête de mauvais esprit des fjords. Il y avait beaucoup d’hommes à bord, et tous portaient de longs couteaux faits d’un matériau dur et tranchant.

« Nous étions en estivage à l’embouchure d’un fjord que nous appelons Isertoq parce que l’eau, à cet endroit-là, est salie par l’argile. Nous nous sommes laissé complètement surprendre. Soudain, le bateau était là, devant nos tentes… »

Ukik fit une petite pause pour aspirer la moelle d’un os. Puis, il continua :

« Pendant un moment nous nous sommes battus contre eux. Nous avons décoché nos flèches et lancé nos harpons et nos lances. Nous en avons tué beaucoup. Mais ils étaient trop nombreux, et leurs armes étaient faites pour le combat. Ils ont encerclé tout le monde, puis ils ont commencé à abattre les enfants et les femmes. Une fois tous les enfants et toutes les femmes tués, ils ont décapité les hommes. »

« Et comment y avez-vous échappé, vous deux ? » s’enquit Leiv.

Ukik se désigna du doigt. « J’avais la chance de ne pas être au campement quand ils sont arrivés. J’étais en train de rentrer avec mon kayak et je me suis caché derrière des grosses pierres sur la plage. Ils ne m’ont pas vu, et cela m’a sauvé. »

« Et toi ? »

Pulituk regarda Leiv, bouleversé. « J’ai été pris dans le cercle. Et j’ai vu un géant à la barbe rouge tuer mes deux filles et mon jeune fils. Et il a agrippé ma femme par les cheveux, il a tiré sa tête en arrière et il l’a égorgée. »

Narua le fixa, terrorisée. « C’est horrible », chuchota-t-elle.

Pulituk hocha la tête. « Quand ma femme est morte, je n’ai pas pu rester dans le cercle. J’ai sauté sur le géant, et j’ai saisi son oreille. Je l’ai arrachée. Un homme plus petit, les cheveux aussi clairs que ceux de Leiv, a brandi son couteau et m’a tranché le visage en deux. »

« Et puis tu as couru ? »

« Oui, j’ai couru, parce que mon attaque avait semé la confusion parmi les Norrois. J’ai couru aussi vite que je le pouvais, et ils ont envoyé un nuage de flèches sur moi. Deux m’ont touché. L’une à la jambe, l’autre à l’épaule. Mais rien ne pouvait m’arrêter. J’ai filé dans la montagne où je savais qu’aucun de ces maladroits Norrois ne pourrait me suivre.

« Toute la journée je me suis caché là-haut, les regardant charger leur bateau de nos peaux et de notre viande. C’est seulement quand ils furent loin dans le fjord et eurent mis cap vers le nord que je suis redescendu au campement. Là, je suis tombé sur Ukik qui m’a aidé à couvrir de pierres les morts. »

Leiv regardait droit devant lui, pensif. « Tu dis que le bateau avait un ornement en forme de dragon à la proue ? Et que l’un des agresseurs était un géant à la barbe rousse ? L’homme aux cheveux clairs dont tu parlais, souriait-il ? »

« Oui. L’homme aux cheveux clairs souriait. Mais il était de tous le plus assoiffé de sang. C’est même lui qui a tué la plupart des enfants », répondit Pulituk.

« Grimur et Rane ! s’exclama Leiv. Vous entendez, c’est Grimur et Rane qui ont fait ce massacre. »

Apuluk et Narua hochèrent la tête. Narua frissonna d’effroi. Elle sentait encore la main de Rane quand il avait agrippé ses cheveux et tiré sa tête en arrière.

L’homme à la cicatrice regarda Leiv, surpris. « Tu connais les meurtriers ? » demanda-t-il.

« Oui, j’ai eu mon couteau sur la gorge de celui qui sourit, répondit Leiv. Et maintenant je regrette de ne pas l’avoir égorgé. »

Pulituk laissa ses doigts glisser sur sa cicatrice. « C’est celui qui sourit qui est le plus dangereux, dit-il. Le géant est juste un homme cruel qui tue des Inuit comme on tue du gibier. Mais celui qui sourit est malade. Il jouit des souffrances des autres. C’est pourquoi il est malade. Et c’est pourquoi il doit mourir. »

Leiv regarda Narua qui était en état de choc suite au récit des deux hommes. Il pensait avec terreur que son cou à elle aurait très bien pu, lui aussi, avoir été tranché par Rane.

Apuluk demanda alors :

« Savez-vous où sont mes parents ? »

Ukik répondit : « La dernière fois que nous avons eu des nouvelles du groupe de Shili, ils étaient en route vers la grande glace intérieure, à la chasse aux rennes. Peut-être qu’ils y sont encore. »

« Étrange. Je croyais qu’ils voulaient descendre plus au sud », murmura Apuluk.

« Il y a trop de Norrois dans le sud », dit Ukik. Ils ont cherché à aller vers l’intérieur où les Norrois ne vont jamais. »

Apuluk ranima le feu avec quelques brindilles. « Si vous voulez, vous pouvez venir avec nous, et vous installer chez les miens », dit-il.

Pulituk secoua la tête, lentement.

« Merci, dit-il, mais il faut que je retrouve l’homme qui sourit, il faut que je le tue. Il a tué ma famille et il tuera encore beaucoup de familles inuit s’il reste en vie. »

Le vieux Ukik était d’accord avec son compagnon.

« Je suis vieux, dit-il, et n’ai jamais souhaité tuer qui que ce soit. Mais maintenant, j’ai vu ce que les Norrois font de notre peuple, et je n’aurai pas la paix tant que je n’aurai pas essayé d’éteindre avec mon harpon cette soif de sang chez celui qui sourit. J’aimerais bien vous suivre jusque chez vos parents, mais il faut que j’accompagne Pulituk, parce que deux hommes sont deux fois plus forts qu’un seul. Et contre celui qui sourit et les siens, nous devons être aussi nombreux que possible. »

Leiv se pencha en avant et posa une main sur la jambe de l’homme à la cicatrice.

« Tu ne seras pas seul contre Grimur et Rane, dit-il. Je vais avec toi, parce que moi aussi, j’ai des comptes à régler avec eux… »

Apuluk lui coupa la parole. « Moi aussi, je veux que ces deux hommes meurent. Mais il faut user de ruse, sinon ils seront plus forts que nous. C’est pourquoi je propose de trouver d’abord mon père et de tenir un conseil avec tout le groupe. Peut-être serons-nous bien plus nombreux que nous quatre, peut-être pas. En tout cas, nous aurons les conseils d’hommes expérimentés. »

Pulituk et Ukik mirent longtemps avant de répondre. Enfin le vieux dit :

« On a écouté tes mots et on les a trouvés sages. Parce que lorsque les gens de ton groupe entendront parler de la cruauté des Norrois, ils voudront nous aider à les exterminer. Dans notre pays, la tradition veut qu’on tue les fous pour les libérer des mauvais esprits qui les possèdent. Nous allons vous accompagner à votre habitat et nous y tiendrons conseil. »

Et il en fut ainsi. Les enfants et les deux chasseurs marchèrent pendant de nombreux jours avant d’atteindre les contrées de l’immense inlandsis où les rennes avaient l’habitude de passer une grande partie de l’été. Ils trouvèrent les restes d’un renne fraîchement abattu, et ils suivirent les traces de semelles de kamiks qui se dessinaient nettement sur le sol argileux. Un jour, ils atteignirent le campement de tentes qui appartenaient à ceux que Pulituk avait appelés le groupe de Shili.