L’assaut

 

... où Leiv constate qu’il a encore beaucoup à apprendre des Inuit…

 

La petite flotte de kayaks pénétra dans le fjord de Grimur l’après-midi du même jour. Ils n’étaient plus qu’à quelques heures de navigation de la ferme, et firent une pause pour reprendre des forces avant l’attaque. Après avoir caché les kayaks dans une ravine à flanc de montagne, ils s’installèrent pour dormir quelques heures.

L’homme de garde les réveilla quand le soleil fut comme un incendie rouge orangé à l’ouest. Sans prendre le temps de manger, ils se réinstallèrent dans les kayaks et s’enfoncèrent plus avant dans le fjord. Les eaux charriaient des glaces à la dérive, et quand ils eurent les bâtiments de la ferme de Grimur en vue, ils se cachèrent derrière ces gros blocs. La ferme n’était située qu’à un jet de pierre de la plage, et Leiv voyait à la fumée de la cheminée que seul le feu de la nuit brûlait dans le foyer.

Sur un signe du père d’Apuluk, les kayaks se dispersèrent. Les hommes cherchèrent à atteindre la plage à un endroit où, à l’abri d’une petite falaise, ils pourraient se glisser à terre, tout près du bateau de Grimur qui était à moitié tiré sur la berge. C’était marée haute, et Leiv en déduisit qu’à marée basse le bateau serait à sec et pratiquement impossible à remettre à l’eau.

Leiv et Apuluk restèrent ensemble. Ils atteignirent la plage en même temps, tirèrent leurs kayaks à terre sans un bruit et se glissèrent derrière un rocher depuis lequel ils avaient vue sur le bateau de Grimur.

« Il y a un garde à la poupe, chuchota Leiv, et il y en a aussi un près de la maison. J’espère que ton père les a vus. » Leiv laissa son regard balayer la plage et les alentours de la maison. Il lui était impossible de détecter l’ombre d’un Inuk. Ils étaient comme disparus sous terre.

Apuluk ne put réprimer un sourire. « Les Inuit maîtrisent l’art de se rendre invisible, chuchota-t-il en retour. Sinon, nous n’aurions pas pu survivre pendant des générations grâce à la chasse aux phoques. »

Il n’avait pas fini sa phrase qu’ils entendirent un bruit de raclement. Ils regardèrent vers le bateau et virent que le garde avait changé de position.

« Pourvu qu’il ne se réveille pas », chuchota Leiv. Apuluk secoua la tête. « Il n’est pas près de se réveiller. Regarde-le bien. »

Et Leiv constata que le garde était recroquevillé sur lui-même, les mains crispées autour du harpon qui lui transperçait le corps.

Le garde près de la maison s’était levé. Il regardait vers le bateau et s’apprêtait à s’y rendre quand une flèche le toucha avec une force inouïe. Un instant, il se balança d’un côté à l’autre. Il ouvrit la bouche pour pousser un cri, mais n’arriva qu’à gémir doucement. Puis, ses jambes fléchirent, et il s’écroula par terre avec un bruit sourd.

Alors seulement, les Inuit devinrent visibles. Ils rampèrent à toute vitesse jusqu’aux bâtisses, et Leiv et Apuluk se lancèrent derrière eux. À un jet de harpon de la maison, les autres s’arrêtèrent. Et d’un coup, ils disparurent du champ de vision de Leiv. Il avait beau regarder dans tous les sens, plus rien ne bougeait nulle part. Il se coucha dans la bruyère et attendit.

Le feu surgit brusquement. Comme d’un coup de baguette magique, deux flèches partirent du niveau du sol, de l’herbe en feu accrochée à l’empennage. L’une s’abattit sur le toit, où les flammes se répandirent sans tarder dans l’herbe sèche, l’autre s’enfonça dans le cadre en bois d’une fenêtre qui s’enflamma instantanément.

Très vite, des bruits se firent entendre dans la maison. D’abord quelques bruits sourds, ensuite des cris violents. Un homme bondit dehors par la porte d’entrée, mais s’écroula, une flèche dans la poitrine. Un autre le suivit qui, également, fut abattu avant même d’avoir pu sortir. Les hommes derrière lui s’arrêtèrent net, et refluèrent dans la maison pour échapper aux flèches des Inuit.

Mais la maison ne leur offrait plus aucune protection. Le feu se propageait implacablement à travers toit et murs et répandait une fumée étouffante sur ceux qui restaient à l’intérieur. Une voix s’éleva à l’une des fenêtres :

« Laissez-nous sortir, qu’on puisse se battre honorablement ! »

« C’est Grimur », dit Apuluk.

Leiv hocha la tête. Il mit les mains autour de sa bouche et cria en retour : « Il me semblait pourtant que tu adorais les incendies meurtriers, Grimur, à moins que ce soit ton frère Rane ? »

Ce fut Rane qui répondit : « Laisse les femmes et les enfants sortir, Leiv Steinursson. »

« Ils peuvent sortir à condition que tu les suives », répondit Leiv.

Peu après Rane lui répondit : « Je sors avec eux pour te tuer, Leiv. »

Leiv cria aux Inuit qu’ils devaient laisser les femmes et les enfants sortir indemnes de la maison. Quand ceux-ci furent visibles dans l’encadrement de la porte d’entrée, il vit un homme aux cheveux clairs au milieu des autres, et il supposa que c’était Rane. Apuluk lui saisit le bras.

« Ce n’est pas Rane ! » s’exclama-t-il. Au même moment, ils entendirent le hurlement de rage de Pulituk le balafré qui, tout comme Leiv, croyait voir l’homme au sourire.

« Attention ! » hurla Apuluk. Il bondit et banda son arc. Écartant brutalement les femmes et les enfants, Grimur et quelques-uns de ses hommes surgirent par la porte et se ruèrent vers les Inuit. Le géant sanguinaire beuglait de fureur. L’écume jaillissait de sa bouche et coulait dans sa longue barbe rousse.

Les Inuit décochèrent leurs flèches presque simultanément, et c’est en essaim qu’elles s’enfoncèrent dans la poitrine de Grimur. Mais rien ne pouvait apparemment arrêter le géant. Hurlant comme un fou furieux, il dévala la pente douce devant la maison, pareil à un ouragan. Alors parut le père d’Apuluk. Il se posta, avec sang-froid, sur le chemin de Grimur, esquiva les moulinets de l’épée étincelante, et enfonça profondément, avec une sûreté impressionnante, sa lance dans le corps du géant. La lance cassa, et Grimur fit encore quelques pas chancelants, avant de s’écrouler en avant dans un hurlement atroce.

Les hommes de Grimur s’arrêtèrent net en voyant leur maître tomber. Ils firent volte face et entreprirent de remonter vers la maison. Mais aucun d’entre eux ne l’atteignit. L’un après l’autre, ils tombèrent sous les flèches et les harpons des Inuit.

Leiv se précipita vers la maison. Il hurla aux femmes d’aller se cacher dans la bergerie, et tenta de pénétrer dans la maison en feu. Mais la chaleur, trop intense, l’obligea à ressortir.

« Où est Rane ? » cria-t-il.

Pulituk, qui avait jeté un œil à chacun des Norrois tombés, répondit : « Il n’est pas parmi les morts. Peut-être est-il encore dans la maison. »

« C’est impossible ! » Leiv regarda par la porte. Il voyait de grosses flammes ravager le couloir de l’entrée. « Demandons aux femmes. »

Ils allèrent à l’étable, où les femmes serraient leurs enfants contre elles, terrorisées à l’idée de ce qui allait leur arriver. Aucune n’espérait être épargnée, car toutes savaient quelles horreurs Grimur et Rane avaient perpétrées contre les Inuit. Il y avait quatre femmes libres, toutes épouses des fidèles de Grimur. Et il y avait six esclaves, dont deux qui avaient été volées à Thorstein.

« Où est Rane ? » demanda Leiv à une grande femme forte qui se tenait devant les autres. Elle soutint son regard avec hargne.

« Il n’y a pas de Rane ici », répondit-elle.

« Était-il parmi vous quand vous vous êtes réfugiées ici ? »

La femme haussa les épaules. « Parce que Rane est une femme ? Est-ce qu’un guerrier combat en se cachant parmi les femmes ? »

Une des esclaves de Thorstein s’avança vers Leiv. « Il était parmi nous quand nous sommes sorties, dit-elle. Il se cachait parmi les femmes libres. »

La rombière fit un pas et frappa l’autre à la bouche. « Tais-toi, espèce de vache stupide ! » siffla-t-elle. Elle frappa encore une fois, à en faire couler le sang sur le visage de la fille.

Leiv la repoussa. « Laisse-la ! » cria-t-il, furieux. Il regarda la jeune esclave dans les yeux. « Où s’est-il caché ? » demanda-t-il.

« Il est sorti par un trou dans le grenier à foin, répondit-elle. Peut-être va-t-il essayer de s’enfuir par la montagne. »

Leiv traduisit pour Pulituk. Celui-ci hocha la tête, satisfait. « S’il est en montagne, je le trouverai, dit-il. Il n’ira pas loin. »

Alors une autre femme libre fit un pas en avant. « Je sais où il est, dit-elle. Si vous épargnez les enfants, je vous le dirai. »

Leiv répondit : « Nous ne ferons de mal ni aux enfants ni aux femmes. Où est Rane ? »

« Derrière la montagne qui domine la ferme, le fjord comporte une petite crique. Là-bas, Rane a une petite maison, et aussi un petit bateau. Il va sûrement essayer de s’échapper avec ce bateau. »

Leiv la regarda. « Comment t’appelles-tu ? » demanda-t-il.

« Thorhilde, répondit-elle. Mon homme était le régisseur de Grimur. Il nous avait forcés à venir ici travailler pour son frère et lui. »

« Thorhilde, dit Leiv, nous ne vous ferons aucun mal. Des gens d’autres fermes vont venir vous chercher. Mais d’abord, nous devons tuer Rane. »

 

Devant la bergerie, Leiv expliqua aux Inuit ce que la femme avait dit.

« Pulituk et moi allons à la recherche de Rane, dit Leiv, et je vous demande de ne pas faire de mal à ceux qui sont dans la bergerie. »

Le père d’Apuluk répliqua : « Nous sommes venus faire le bien, pas le mal. »

Apuluk posa la main sur le bras de Leiv : « Je viens avec toi, Leiv. »

« Mais tu as du mal à courir avec ta jambe ! »

Apuluk sourit. « Je serai là quand il le faudra. »

Quand Leiv voulut partir avec Pulituk, il se rendit compte que celui-ci était déjà en train de gravir la montagne.

« Viens », dit-il à Apuluk, et les deux amis coururent vers le lit de la rivière pour entamer leur ascension.

Depuis la crête de la montagne, ils avaient vue sur une petite crique qui se frayait un chemin dans les rochers en dessous d’eux. Tout à fait en bas, tout près de la plage, ils aperçurent une petite maison en tourbe et, au mouillage devant la maison, un petit bateau avec un mât.

« Là-bas, il court ! » cria Apuluk, essoufflé.

« Où est Pulituk ? »

« Il a dû prendre un autre chemin, répondit Apuluk. Il faut arrêter Rane avant qu’il arrive à son bateau. »

Ils dévalèrent le flanc de montagne le plus vite qu’ils le purent. Soudain, Apuluk s’arrêta net. Il se pencha en avant et appela Leiv.

« Pulituk est mort ! » cria-t-il.

Leiv revint sur ses pas. Il vit la silhouette tordue de Pulituk. Il était presque coupé en deux par un violent coup d’épée en travers du dos.

« Il l’a attendu derrière ces grosses pierres, et l’a abattu par-derrière, ce misérable », ragea Leiv. Il se détourna du corps et regarda au bas de la montagne. Rane était à mi-chemin de la plage, mais n’avait apparemment pas aperçu ses deux poursuivants.

La rage donna des ailes à Leiv. Il survola quasiment le flanc de montagne. Mais cela n’allait pourtant pas assez vite. À son grand désespoir, il vit Rane entrer dans sa maison, puis en ressortir, une grande voile dans les bras. Le bruit des pierres que dans sa course Leiv faisait rouler attira l’attention de Rane. Il jeta la voile, dégaina et rit aux éclats.

« Ah, voilà le skrælling Leiv Steinursson. Bienvenue, mon garçon ! Viens ici et laisse-moi colorer tes cheveux du même rouge que la barbe de feu mon frère. »

Leiv courut jusqu’en bas et ne s’arrêta qu’à quelques pas de Rane. Il sortit son couteau du fourreau. « Un jour, ce couteau a caressé ta gorge, Rane. Maintenant, il a hâte de la retrouver. »

Rane tenta une attaque sur Leiv. Mais celui-ci s’esquiva vivement. Il savait qu’avec son seul couteau, il aurait du mal à faire face à Rane, entraîné à la bataille comme il l’était. Mais il savait aussi qu’il lui fallait abattre ce monstre. Il n’y avait pas la place pour ce genre d’hommes au Groenland.

Rane arborait son éternel sourire. Il avait perdu son casque, et son épaisse chevelure claire entourait sa tête comme un nimbe. Il rit, sûr de sa victoire, et donna un nouveau coup en direction de Leiv.

Cette fois-ci, Leiv recula de quelques pas pour ne pas être touché. Un de ses pieds heurta une pierre, il trébucha, perdit l’équilibre et tomba à la renverse. Rane fut sur lui en un éclair. Au moment où Rane brandissait son épée au-dessus de la tête de Leiv, celui-ci enfonça avec toute la force du désespoir son couteau dans la cuisse de son adversaire.

« Ta dernière heure est venue ! » hurla Rane, triomphant. Son sourire s’était transformé en une grimace hideuse. Il leva à nouveau son épée pour donner le coup de grâce à Leiv. Mais soudain il poussa un hurlement et se figea. Leiv avait fermé les yeux. Il était sûr qu’il allait mourir. Les pensées défilaient dans sa tête à toute vitesse. Dans une totale confusion, il revoyait tout, sa maison natale en Islande, les drakkars de Thorstein en partance pour le Groenland, les Inuit qui étaient devenus ses amis, et les visages de Narua et Apuluk. Il lui sembla attendre la mort une éternité.

Enfin, il rouvrit les yeux. À sa grande surprise, il vit les bras de Rane s’abaisser lentement, il le vit osciller, entendit des sons rauques, et aperçut enfin la flèche qui lui transperçait le cœur. Leiv s’empressa de rouler hors de portée du mourant.

Rane s’effondra et expira. Leiv s’agenouilla à son côté et leva les yeux vers la montagne. Là-haut Apuluk lui faisait des signes joyeux avec son arc.

« Il est mort ! » cria Leiv.

« Oui, bien sûr », répondit Apuluk.