Retour à l’estivage

 

... où l’on voit qu’à peine revenu, Leiv n’a qu’une chose en tête, repartir…

 

Sur le chemin du retour, ils passèrent chercher Sølvi et la fille de Thorstein sur l’île où ils les avaient laissées. Dans un premier temps, jusqu’au retour de Thorstein, il fallait qu’elles restent dans l’habitat des Inuit.

Les Inuit étaient satisfaits de l’heureuse issue de l’expédition. Bien que contrariés d’avoir dû tuer autant d’hommes, ils savaient que c’était là le prix pour débarrasser le monde des deux frères.

Sølvi était très admirée pour sa beauté et son esprit enjoué. Elle était toujours de bonne humeur, et les autres voyaient qu’elle se plaisait dans cette vie parmi eux.

Frida devint rapidement la coqueluche de tout le monde. Le vieux Shili s’éprit tant de la petite fille qu’il lui offrit une place dans sa tente. Il la considéra bientôt comme sa propre enfant et voulut, selon les traditions des Inuit, l’adopter. Mais Leiv s’y opposa.

« Elle a un père, rappela-t-il à Shili. À son retour, elle devra retourner auprès de lui. »

Shili hocha la tête. « On a vu ce que les autres ne peuvent pas voir, dit-il. L’homme qui est son père se trouve sur une vaste mer, et il lui faudra plusieurs années pour revenir. »

Leiv, qui savait que les chamans avaient souvent accès à des choses ignorées du commun des mortels, demanda :

« Mais est-il en vie ? »

« Il est encore en vie, répondit Shili, mais il se dirige vers des contrées inconnues d’où il ne reviendra peut-être jamais. »

 

Quelque temps après leur retour, les chasseurs tinrent à nouveau conseil. Il était temps de trouver un habitat pour l’hiver, et on discuta avec animation : fallait-il descendre vers le sud retrouver l’ancien campement, ou monter vers le nord à la recherche de lieux nouveaux ?

Le père d’Apuluk déclara alors : « Comme vous le savez, il y a beaucoup de Norrois dans le sud. Peut-être la rumeur du meurtre de Grimur et Rane leur parviendra-t-elle, et peut-être nombre d’entre eux ne comprendront-ils pas pourquoi les Inuit ont tué les deux frères. Nous souhaitons vivre en paix avec tous. C’est pourquoi je propose que nous partions vers le nord où nous ne rencontrerons pas d’étrangers. »

Aucun des chasseurs ne le contredit. Tous préféraient éviter d’éventuelles hostilités avec les Norrois. Et par ailleurs c’était très excitant d’aller à la recherche de nouveaux territoires de chasse. On se mit d’accord pour quitter le plus rapidement possible l’estivage et naviguer le long de la côte, vers ce nord si attirant.

 

Cette nuit-là, Narua, Leiv et Apuluk s’étaient couchés dans la grande tente familiale.

« Tu viens avec nous vers le nouveau campement d’hiver, Leiv ? » demanda Apuluk.

« Oui, bien sûr, je viens. »

« Mais tu ne veux plus jamais retourner parmi ceux de ton peuple ? » Narua leva la tête et dévisagea Leiv, curieuse.

« Ceux de mon peuple, c’est tous les humains, répondit-il. Par ailleurs, j’ai eu une idée. »

« Quelle idée ? »

« Avez-vous déjà entendu parler des deux pays nommés Markland et Vinland par les Norrois ? »

Narua hocha la tête. « On en a entendu parler avant toi, dit-elle, parce qu’il en est question dans nos vieilles légendes. Ce sont les pays où habitent les erqitdlit. »

« Oui, je sais. Et cela m’a fait penser qu’il n’était peut-être pas nécessaire de naviguer pendant des jours et des jours pour y aller. Les Inuit ont forcément visité ces pays-là, sinon ils ne pourraient pas en parler. »

Leiv se redressa et regarda ses amis, plein d’enthousiasme. « Je crois que les Inuit ont été poussés vers le Groenland, depuis le Markland et le Vinland, il y a très longtemps. Si d’ici on part vers le nord et que l’on continue à voyager dans la même direction, je crois qu’on arrive à un endroit où les pays se divisent. Peut-être la mer que nous connaissons n’est-elle qu’une gigantesque baie. Peut-être que depuis l’extrémité de cette baie, on peut à nouveau avancer en traîneau, suivre une côte inconnue vers le sud, pour un jour se retrouver au Markland. »

Apuluk soupira, avec un sourire résigné. « On voit qu’il y a encore beaucoup de norrois en toi, dit-il, parce qu’une idée aussi farfelue ne surgirait jamais de la tête d’un Inuk. Qu’est-ce que tu veux faire dans ces pays-là ? »

Leiv le regarda, surpris. « Ce que je veux ? Eh, bien, je ne me suis pas vraiment posé la question. Mais ce serait amusant de voir s’il est possible d’y aller sans naviguer. »

Intimidée, Narua tripota la peau de renne qui couvrait son ventre.

« Si tu fais un tel voyage, dit-elle, je te suis. Parce que sans une fille avec toi, tu n’arriverais jamais à tenir en bon état tes habits de peaux. »

Apuluk s’étira sous ses peaux à lui. « Vous êtes vraiment bizarres tous les deux, soupira-t-il. Mais si vous partez, il vaut mieux que j’aille avec vous, histoire de vous surveiller. »

Leiv se rallongea. Il ferma les yeux et s’endormit bientôt. Et ses rêves se gorgèrent d’aventures vécues au cours d’un voyage incroyablement long à travers un pays totalement inconnu.