Shinka

 

... où Leiv trouve auprès de Shinka de précieux renseignements et se décide à consulter Shili, le vieux chaman…

 

Un jour que Leiv était en montagne pour relever ses pièges à renards, il observa deux corbeaux noirs qui décrivaient de larges cercles contre le flanc de la montagne.

Soudain, l’un d’eux plaqua ses ailes contre son corps et chuta vers le sol en un plongeon redoutable. Juste avant de s’écraser contre la glace, il rouvrit ses ailes et remonta en amples cercles. Leiv savait que c’était la danse nuptiale des corbeaux. Il sut donc aussi que le printemps était bien là.

 

La vision des corbeaux raviva en lui toutes les rêveries concernant le long voyage. Et le soir, juste après le coucher du soleil, il alla voir Shinka, le grand-père d’Apuluk et de Narua, qui savait tout sur presque tout.

Shinka connaissait l’histoire des Inuit. Il avait raconté à Leiv comment ses ancêtres étaient arrivés de l’ouest à l’aube des temps.

Leiv s’assit sur la couchette du vieil homme. Après avoir raconté ce qu’avait donné sa chasse aux renards – il en avait pris deux – il demanda à Shinka :

« D’où viennent les Êtres Humains, Shinka ? »

Le vieil homme regarda gravement Leiv. Puis, il dit :

« Au début, le monde était habité par deux hommes seulement. Tous deux étaient de grands sorciers, avec beaucoup d’esprits auxiliaires, et ils souhaitaient vivement qu’il y ait davantage d’humains dans le monde. C’est pourquoi l’un d’eux se transforma en femme. Il transforma son corps de manière à pouvoir donner naissance à des enfants. Ensuite, ils procréèrent beaucoup d’enfants, et ainsi naquit l’humanité. »

Leiv secoua la tête.

« Ce n’est pas ça que je voulais dire, dit-il. Je voudrais savoir comment les Êtres Humains sont arrivés au Groenland. »

Shinka sourit. « Ah, bon, ça, c’est une tout autre histoire. Dans nos récits, on parle souvent du fait que les humains viennent d’un endroit de l’autre côté de la mer. On vient probablement tous de là-bas, parce que le pays que nous appelons Inuit Nunat, le Pays des Hommes, n’était pas habité par les Inuit avant nous. Quand les premiers Inuit arrivèrent ici, il n’y avait que des habitants des terres intérieures dont je t’ai déjà parlé en d’autres occasions. Mais de l’autre côté de la mer, il y a aussi des Inuit qui nous ressemblent sur bien des points. »

« Mais, demanda encore Leiv, combien de temps fallut-il naviguer pour traverser la mer et venir jusqu’ici ? »

« Ah, répondit Shinka, ce n’était pas loin, et ce n’était même pas nécessaire de naviguer. Très haut au nord, il y a un détroit très mince et qui est gelé une grande partie de l’année. On peut le traverser en traîneau à chiens. Quand mon père autrefois a traversé, la distance entre les deux pays n’était pas plus grande qu’aussi loin portent les yeux. On pouvait faire le voyage d’un pays à l’autre en moins d’une journée. Ainsi mon père l’a raconté, et pourquoi aurait-il menti ? »

« Et où se trouve ce détroit alors ? »

« Je ne le sais pas exactement, parce que je n’y suis jamais allé moi-même. Mais il paraît que c’est à ce point au nord que la lumière et la nuit sont égales : la moitié de l’année c’est la nuit, et l’autre moitié c’est le jour. »

Leiv remercia Shinka pour ces renseignements et retourna à sa couchette. Il repensa à ce que Shinka venait de lui raconter. Il savait que quand on montait vers le nord, les jours étaient de plus en plus longs en été, et de plus en plus courts en hiver. S’il y avait une demi-année de jour et une demi-année de nuit, ce détroit devait se trouver dans le nord absolu ; c’est en tout cas ce qu’il en déduisait.

Ce serait vraiment passionnant d’aller à ce point au nord, de traverser le détroit et de rencontrer les hommes de l’autre côté, même si certains d’entre eux, comme les erqitdlit, étaient hostiles.

Si seulement il pouvait persuader Apuluk de l’accompagner. Seul, ce serait probablement trop difficile. Non, décidément, il fallait qu’il en reparle avec Apuluk.

 

Les Inuit avaient accumulé de grandes réserves de viande qu’ils pourraient manger pendant l’hiver.

Dès que la glace s’était constituée, la plupart des espèces de phoques avaient gagné le large. Seuls les phoques marbrés étaient restés dans les fjords. On chassait régulièrement ce phoque à ses trous de respiration, mais il y avait bien sûr des jours, voire des semaines où la chasse n’était pas favorable. Il fallait alors puiser dans les réserves.

Leiv et Apuluk avaient, avec le père de ce dernier, un dépôt de viande à moins d’une heure de voyage de l’habitat. Le lendemain de la conversation entre Leiv et Shinka, les deux amis partirent chercher de la viande. Il faisait jour : le soleil pâle était bas dans un ciel sans nuage, et il gelait si fort que des vapeurs blanches sortaient de la truffe des chiens.

Arrivés au dépôt, ils eurent quelques difficultés à enlever les lourdes pierres qui devaient empêcher les animaux sauvages de chaparder la viande. Tout dans le dépôt était naturellement gelé en un bloc, et les garçons utilisèrent des pierres plus petites pour casser ce bloc en morceaux. Il y avait des phoques et des oiseaux. Les phoques étaient entassés, flanc contre flanc, de façon à pouvoir les détacher plus facilement les uns des autres.

Une fois qu’ils eurent chargé et recouvert méticuleusement les fosses, le voyage de retour commença. Leiv courait à côté du traîneau, une de ses mains reposant sur le montant.

« Que penses-tu qu’il faudrait que je dise au vieux Shili ? demanda-t-il à Apuluk. Il aimerait tellement adopter Frida, mais ce n’est pas possible, tant que nous ne savons pas si Thorstein est encore en vie. »

« Pourquoi pas ? » Apuluk le regarda, étonné.

« Parce que Thorstein voudra bien sûr qu’elle retourne avec lui. S’il revient. »

Apuluk hurla aux chiens de manière à leur faire longer la côte.

« Tant que Thorstein est absent, dit-il, le vieux Shili tient son rôle. Chez nous, il n’est pas rare qu’un enfant soit adopté alors que les parents sont encore en vie. »

« Chez les Norrois, ça ne se passe pas comme ça, répondit Leiv. Et Frida est toujours norroise. Si seulement je savais si Thorstein est encore en vie. »

« Tu peux demander au vieux Shili, lui conseilla Apuluk. Il est le seul à pouvoir te le dire. »

Et c’est ce que fit Leiv. Il avait une telle confiance dans les dons magiques du vieux chaman qu’il était persuadé qu’il serait capable de répondre à ses questions, s’il le voulait.

Le vieux Shili voyait et entendait des choses qu’il n’était pas donné aux gens ordinaires de voir ni d’entendre.

Quand ils furent rentrés avec la viande, Leiv alla donc le voir, avec un délicieux morceau de la croupe d’un jeune phoque, et il lui posa sa question.

Le vieux chaman poussa un profond soupir. Puis, il dit :

« Je comprends que tu veuilles savoir si le père de Frida est mort ou vivant. Mais je ne peux pas te répondre. »

« Tu ne peux pas essayer ? » demanda Leiv.

« Je suis vieux, et je n’ai plus les forces de ma jeunesse, répondit-il. Mais je peux évidemment essayer de demander de l’aide auprès des esprits auxiliaires. Peut-être seraient-ils d’accord pour nous aider. »