Des traces inquiétantes

 

... où Apuluk montre qu’il s’y connaît en matière d’ours…

 

Il ne fallut pas longtemps à Sølvi pour mesurer quel savoir et quelle expérience étaient nécessaires à un chasseur lorsqu’il se déplace loin de la sécurité de l’habitat. C’était là le monde des hommes, leur univers de chasse, et Apuluk fit montre de savoirs qui étonnèrent Sølvi.

Ils voyageaient sur la banquise, et la neige portait encore bien les traîneaux, même s’ils rencontraient de temps à autre des zones de congères molles et lourdes.

Quand la neige était ferme, ils avançaient bon train, mais là où elle s’était trouvée à l’abri du vent derrière des plaques de glace amassées ou des congères, il fallait se frayer un chemin. Les chiens disparaissaient dans la neige, et les traîneaux avançaient lentement, les patins totalement enfouis.

Un jour, alors qu’ils venaient de dépasser une zone de neige molle, Apuluk fit signe de s’arrêter. Il marcha devant les deux traîneaux pour faire la trace pour les chiens.

« Il y a eu des ours ici ! cria-t-il aux autres. Venez voir ! »

Les trois autres accoururent, et il leur montra de profondes traces dans la neige.

« Là, c’est une mère avec son petit », expliqua-t-il.

Leiv examina les traces. « Les grandes traces, là, demanda-t-il, est-ce un troisième ours ? »

Apuluk s’agenouilla et dessina le contour d’une énorme patte.

« Il y a eu deux grands et un petit, dit-il. Vous voyez ce qui s’est passé ? »

Les trois autres firent non de la tête, et Apuluk enchaîna, en montrant les traces de son doigt.

« La femelle a quitté son gîte d’hiver prématurément. Elle était peut-être dans une des cavités des icebergs devant lesquelles nous venons de passer. Quelque chose l’a réveillée, peut-être que l’iceberg a un peu bougé, ou craqué. En tout cas, quelque chose l’a fait partir. Elle s’est creusé un chemin de sortie, et elle est partie avec son petit dans la gueule. »

« Les oursons sont donc si petits ? » demanda Sølvi, toute surprise.

« Ils ont à peu près la taille d’un chiot à la naissance, répondit Apuluk, et ils n’ont pas du tout de fourrure. Rien n’est aussi désarmé qu’un ourson qui vient de naître. Il est tout nu, et aveugle, et s’il ne se réfugie pas tout de suite dans l’aine de sa mère, il meurt de froid. »

« Tu crois que l’ourson est mort de froid quand ils ont quitté leur gîte d’hiver ? » demanda Sølvi en regardant les traces.

« Non, je ne crois pas, sinon il n’y aurait pas eu ces traces, répondit Apuluk. Mais ici il y a eu une bataille à mort. La mère a déambulé à la recherche d’un abri sûr pour son petit et elle, et un ours mâle a repéré ses traces. Il l’a suivie pour manger l’ourson. Rien n’a aussi bon goût pour un ours mâle qu’un petit ourson. »

« Ils mangent leurs propres petits ? » Sølvi frissonna. « La pauvre maman. »

Apuluk rit. « Je pense que tu devrais plutôt avoir pitié du mâle. Parce que rien n’est plus dangereux qu’une femelle avec un petit. »

Il montra les traces maculées de sang. « Il y a eu une bagarre terrible. La femelle a défendu son ourson face au mâle rendu fou par la faim. Mais d’après ce que je vois, c’est la femelle qui a gagné. C’est d’ailleurs presque toujours le cas. »

Il montra à nouveau les traces. « Oui, continua-t-il, sûr de lui, le mâle était affamé. Il était maigre et affaibli. Regardez ses traces, regardez comme les pattes sont tournées vers l’intérieur. Sur un gros ours en bonne santé, elles auraient été tournées vers l’extérieur. »

Apuluk suivit les traces sur quelques mètres. « Ici, vous voyez des traces nettes de la femelle. Elle s’est dirigée vers les glaces à la dérive, là où les loups ne la suivraient pas. »

Leiv suivit les traces du mâle qui se dirigeaient vers la terre. Il y avait des taches rouges dans ces traces et tout autour.

« Tu crois qu’il est toujours dans les parages ? demanda-t-il. On le suit, Apuluk ? »

Sølvi regarda Apuluk. « Ah, oui, tuons-le, un ours qui mange son propre bébé ! »

Apuluk l’observa, soudain grave. « Un ours suit son instinct, dit-il, et il n’y peut rien. Pas plus que nous-mêmes ne pouvons faire autrement qu’agir comme des êtres humains. » Il hocha la tête. « Mais suivons-le, on a toujours besoin de nourriture fraîche pour les chiens. »

Ils retournèrent aux traîneaux et prirent leurs armes. Puis ils suivirent les traces qui se dirigeaient vers la côte et les premières collines.

Dans un renfoncement dans la neige, ils découvrirent le mâle. Il essaya de se lever en les voyant, mais n’en avait plus la force. Il ne pouvait qu’osciller sa tête sur son long cou et hurler avec fureur. Le sang coulait doucement de sa bouche qui était déchirée jusqu’à l’oreille gauche.

« On dirait qu’une ourse qui défend son petit est un ennemi redoutable », chuchota Narua.

Apuluk s’empara de sa lance, s’approcha de l’ours et la lui enfonça profondément dans le cœur. L’ours s’écroula dans une profonde expiration.

« Souviens-toi, Leiv, dit-il, que si tu es attaqué par une ourse avec un petit, il faut toujours tuer la mère en premier. Si tu tues l’ourson en premier, tu peux être pratiquement sûr de ne pas t’en sortir. Rien ne peut arrêter une ourse qui protège son petit. »

Ils dépecèrent l’ours, et Narua et Leiv retournèrent chercher les traîneaux. Bientôt, ils eurent chargé toute la viande fraîche par-dessus le reste de leurs bagages, et quand ils reprirent leur chemin, Sølvi s’exclama :

« Ce soir, il y aura un festin pour les chiens. Tu as bien fait de le tuer, Apuluk, je crois qu’il souffrait beaucoup. »

Apuluk hocha la tête. Il tapota affectueusement la peau de l’ours sur laquelle ils étaient maintenant assis. « Il ne souffre plus, dit-il, maintenant il va faire plaisir aux chiens et se rendre utile en qualité de nouvelle couverture pour nous. »