La fête

 

... où la tradition de la fête est respectée, et où Sølvi, bien qu’un peu déconcertée par les mets, séduit tout le monde…

 

Sølvi se réveilla au bruit de gens qui parlaient et riaient.

Elle se redressa, engourdie, et regarda autour d’elle. Puis, elle se souvint où ils étaient, et quand elle se tourna vers Apuluk, elle vit que lui aussi était réveillé.

« La fête a commencé », dit-il.

« Alors, pourquoi ne nous ont-ils pas réveillés ? » demanda Sølvi.

« Chez nous, on ne réveille jamais quelqu’un qui dort », répondit-il.

« Pourquoi pas ? »

Apuluk se leva et avança la main pour prendre sa fourrure en duvet d’oiseaux qui était suspendue au séchoir sous le plafond.

« Parce que, dit-il en enfilant l’anorak par-dessus sa tête, quand nous dormons, nous mourons un petit peu. Quand tu dors, ton âme part en voyage, et si on réveille ton corps au mauvais moment, il n’est pas sûr que ton âme puisse retrouver son chemin. »

Sølvi hocha la tête. C’était là une explication qui lui semblait raisonnable.

« Moi aussi, je crois qu’on meurt un petit peu quand on dort », dit-elle. Elle regarda vers Leiv et Narua, et sourit. « Je crois que leurs âmes sont en train de revenir. »

Leiv s’étira et poussa quelques sons incongrus. Puis, il s’appuya sur son coude et se frotta les yeux.

« Ouaf, ça fait du bien de dormir un peu », murmura-t-il.

Le toupet en broussaille de Narua émergea. Elle dormait entre Sølvi et Leiv.

« C’est pas des tambours qu’on entend ? » demanda-t-elle.

« Si, la fête a commencé depuis longtemps, répliqua Apuluk, il vaut mieux qu’on se lève. »

 

Une des filles de Kitorak était postée devant la maison des hôtes à les attendre. Elle les accompagna jusqu’à la maison de fête, un très grand igloo construit pour l’occasion.

Dans l’igloo, ils furent accueillis avec une hospitalité tumultueuse. Ils furent installés sur des peaux particulièrement précieuses, étalées sur le sol, et on les invita à manger autant qu’ils le pouvaient de nombreux mets délicieux qu’on leur avait préparés.

Et il y avait là de quoi se remplir l’estomac ! Il y avait de la viande de renne séchée, de la viande de phoque dans de nombreuses préparations, fraîche, pourrie, bouillie ou séchée. Il y avait des petits poissons que l’on nomme capelans, des guillemots bouillis, du saumon, des mergules confits, des myrtilles marinées dans de l’huile de poisson et le contenu d’un estomac de renne.

Il y avait du mattaq de narval et de baleine blanche, et on servit de délicieuses côtes de bœuf musqué grillées ainsi que de la viande d’ours congelée.

C’était là un repas somptueux et tout le monde sentait bien que c’était une fête merveilleuse dont on se souviendrait longtemps.

À cette époque-là, tout comme aujourd’hui, les Inuit étaient toujours prêts à faire la fête. La moindre occasion pouvait générer de grandes festivités. Ainsi, par exemple, on fêtait le moment où un enfant se faisait peigner les cheveux pour la première fois, quand il avait fait ses premiers pas, quand un garçon rapportait son premier phoque, ou, comme maintenant, quand on avait de la visite.

 

Apuluk, Narua et Leiv mangeaient sans retenue. Sølvi, qui n’avait pas été habituée à une telle diversité de mets, était un peu plus réticente.

Leurs hôtes les pressaient tout le temps de manger encore, et très vite Sølvi eut l’impression que décidément c’était trop.

Au cours du repas, ils se racontèrent mutuellement ce qu’ils avaient vécu. On parla du temps, de la chasse, et des déplacements des différents groupes. Quand Leiv fit allusion aux bateaux des Norrois, Kitorak dit qu’ici aussi on avait vu un bateau, mais un bateau étrange et peu avenant, avec un équipage hostile qui avait tué deux des meilleurs chasseurs du groupe. Un grand bateau, précisa-t-il, qui était resté un temps au sud de l’habitat, mais qui était ensuite reparti vers le nord, avant que la glace ne se forme.

« Tu es sûr qu’il est parti vers le nord ? » demanda Leiv avec intérêt.

« Sûr, répondit Kitorak, parce que plusieurs chasseurs en kayak l’ont suivi à distance pour s’assurer qu’il quittait bien le pays. »

« Est-ce qu’il y avait des gens comme Sølvi et moi à bord ? » s’enquit Leiv.

Kitorak consulta quelques-uns des autres chasseurs, puis répondit :

« Ceux qui ont vu les étrangers de près disent qu’ils étaient plus sombres de peau, et que leurs cheveux étaient presque comme ceux des Êtres Humains. Ils avaient des mentons très poilus, mais soit noirs soit marron foncé. »

Après le repas, qui dura plusieurs heures, les divertissements commencèrent. Les hommes se tiraient les doigts ou jouaient à cache-cache, et soudain un des anciens sortit son tambour. C’était un petit tambour, comparé à ceux qu’on utilisait dans le groupe du vieux Shili. Il n’avait pas non plus le même son caverneux. Mais les chansons qu’accompagnaient les coups de tambour étaient presque les mêmes que celles qu’on chantait dans l’habitat de Narua et Apuluk. Et quand les autres dans la maison se mirent à chanter, le frère et la sœur se joignirent à eux.

Au cours du chant, un jeune chasseur bondit et se plaça face à Sølvi.

Il dansa devant elle, tout en fredonnant une chansonnette rigolote qui fit rire tout le monde aux éclats.

Sølvi bondit à son tour et se mit à danser avec le jeune chasseur. Elle imitait ses mouvements avec une précision qui emplit la maison de fête de rires joyeux.

« Elle danse comme un Être Humain », s’exclamèrent les vieilles femmes.

« Ah, oui, regardez, ce n’est pas seulement ses jambes qui dansent, c’est tout son corps, c’est ses bras, son cou, ses yeux, ses cheveux ! C’est une grande danseuse, et elle ressemble vraiment beaucoup à un Être Humain. »

Apuluk contemplait Sølvi avec fierté, et Leiv, qui remarqua son regard, chuchota à Narua :

« À le voir, on dirait que c’est lui qui l’a faite. »

Narua sourit, frappant dans ses mains au rythme de la chanson. Avant que Leiv n’ait eu le temps de rajouter quoi que ce soit, elle bondit elle aussi et se lança dans la danse. Toute la nuit, et l’essentiel du lendemain, on fit la fête. Quand on était fatigué, on se couchait, histoire de dormir quelques heures, pour ensuite se réveiller et poursuivre les festivités. C’est seulement quand quelqu’un signala qu’il n’y avait plus rien à manger que la fête s’estompa lentement.

Certains regagnèrent leur propre igloo pour se reposer, mais la plupart des chasseurs attelèrent leurs chiens et partirent directement de la fête sur leurs terrains de chasse pour trouver de quoi reconstituer les stocks de provisions.