Des enlèvements

 

... où décidément, au cas où cela aurait pu passer inaperçu, on est obligé de constater que Narua sait ce qu’elle veut…

 

Le voyage de retour vers le groupe de Shili se fit par la banquise, à une certaine distance de la terre ferme. La glace le long des côtes avait commencé à fondre, et aux endroits où passaient les courants s’étaient créées de grandes brèches dans la glace où les oiseaux de mer se rassemblaient.

Leiv avait totalement renoncé à son voyage vers les lointains pays de l’ouest. Un peu comme s’il avait eu sa dose d’aventures pour cet été-là.

La blessure de Thorstein cicatrisa rapidement. Il put bientôt courir derrière les traîneaux comme les autres quand la neige était lourde.

L’air s’était vraiment réchauffé, et ils dormaient à la belle étoile, avec pour seule litière les couvertures des traîneaux. Thorstein et ses hommes étaient enthousiasmés par ce genre de voyage qu’ils n’avaient jamais pratiqué auparavant. Leur admiration devant l’adresse d’Apuluk et de Leiv à conduire leur traîneau et à chasser le phoque sur la glace était sans borne.

Ils arrivèrent à l’habitat juste avant que la glace des fjords ne se brise. La joie des retrouvailles fut grande, surtout entre Frida et son père.

Thorstein l’aperçut quand, avec les enfants inuit, elle accourait sur la glace au-devant des traîneaux. Dès que Frida fut assez près pour identifier les voyageurs, elle s’exclama à tue-tête :

« Atata, atata ! » Thorstein se rua vers elle. Il l’attrapa et la souleva haut au-dessus de sa tête. Puis, il la serra contre lui, et elle posa ses joues chaudes contre sa barbe.

« Elle parle ! cria-t-il à Leiv et Sølvi. Vous avez entendu ? Elle parle ! »

Sølvi cria en retour : « Elle a dit “papa, papa” ! » Elle courut jusqu’à Thorstein.

« Tu sais vraiment parler maintenant, Frida ? » demanda-t-elle dans la langue des Inuit.

Frida hocha la tête. « Shili m’a appris. Il s’est envolé jusqu’à la lune pour aller chercher ma voix. C’est ce qu’il m’a dit. »

« Qu’est-ce qu’elle dit ? » demanda Thorstein.

« Elle dit que le chaman du groupe est allé chercher sa voix auprès de l’homme de la lune », traduisit Sølvi, et elle rajouta de sa propre initiative : « Et que maintenant il faut que tu lui apprennes la langue des Norrois. »

 

Comme la tradition le veut, on fit bien sûr ce soir-là une grande fête. Tout le monde fut invité sous la tente du vieux Shili, parce qu’il tenait absolument ce soir-là à être l’hôte. Comme on savait que le vieil homme n’était plus très chanceux à la chasse, on lui apporta de la viande et du mattaq pour la fête en guise de petits cadeaux.

On mangea beaucoup, on dansa, on rit et on parla, puis on mangea à nouveau.

Au beau milieu de la fête, Apuluk se leva. Il saisit son tambour et se mit à chanter.

« Il en est ainsi qu’on élève la voix, sans modestie, au-dessus des rires des invités. Mais la fête excite encore plus que la viande, et rend un petit peu fou. Il en est ainsi que ce qu’on se souhaite devient trop grand pour habiter un seul homme. C’est ainsi, iiiha, iiihja, et c’est pourquoi on se gave de pensées tout à fait impossibles. »

Il se posta devant Sølvi et resta longtemps à osciller d’un côté à l’autre au rythme du tambour. Puis, il reprit son chant.

« Il en est ainsi qu’on souhaite voyager, pour un temps, oui, pour un temps. Peut-être prendra-t-on de la terre là où cela ne dérangera personne. Peut-être souhaite-t-on prendre cette terre avec d’autres, vivre avec d’autres, avec les siens, qui sont comme le sang qui coule dans les veines. »

Il jeta soudain le tambour, souleva Sølvi et la porta, sous les protestations de tout le monde, hors de la tente. Leiv et plusieurs des autres jeunes hommes essayèrent de le retenir, mais Apuluk ne lâcha pas son butin, distribuant des coups à droite et à gauche. Une fois dehors, il jeta Sølvi sur son traîneau qui était déjà chargé et attelé, il réveilla les chiens et partit comme une flèche sur la glace fragile.

 

Thorstein avait assisté à l’enlèvement, passablement étonné. Il ne savait pas au juste s’il fallait intervenir au secours de Sølvi, mais il n’en fit rien, parce qu’il avait remarqué que, pendant tout le voyage de retour, elle était restée près du jeune chasseur.

« Qu’est-ce qui lui a pris ? » demanda-t-il à Leiv quand celui-ci revint vers lui, le nez en sang.

Leiv rigola. « Je crois qu’il s’est pris une femme. C’est comme ça qu’on se marie ici, Thorstein. »

Narua était assise entre le vieux Shili et son père. Elle regarda Leiv et dit :

« Mon frère ne reviendra peut-être plus jamais. Ou tout au plus faire un voyage de visite dans quelques années, mais il ne reviendra jamais vivre ici. »

« Quoi ? » Leiv arracha le lambeau de peau de lièvre qu’il avait enfoncé dans sa narine pour stopper le saignement.

Narua fixa les grandes pierres plates du sol et reprit les mots d’Apuluk :

« Peut-être souhaite-t-on prendre de la terre avec d’autres, vivre avec d’autres, avec les siens, qui sont comme le sang qui coule dans les veines. »

Leiv la regarda, ébahi.

« Tu veux dire que…? »

Narua hocha la tête et regarda timidement vers l’ouverture de la tente.

Dans un hurlement, Leiv bondit. Il agrippa les longs cheveux de Narua et la traîna dehors malgré ses protestations virulentes et ses cris stridents.

Certains des jeunes essayèrent de lui barrer le chemin, mais ils furent vite balayés, renversés. Le vieux Shili pouffait de plaisir. Il se frappait les cuisses, hochant la tête et souriant à Thorstein.

« Ah, quel bonheur, dit-il, quel immense bonheur ! Deux enlèvements au cours de ma fête ! »

 

Devant la tente, Leiv s’arrêta, perplexe. Narua chuchota :

« Ton traîneau est derrière la tente de mon père. Je l’ai attelé et chargé avec tout ce qu’il nous faut. »

Soulagé, Leiv la reprit par les cheveux. « Je fais comme il faut ? » chuchota-t-il.

« Il faut que tu aies l’air un peu plus farouche, à part ça c’est parfait », répondit Narua avant de recommencer à gémir et à se plaindre de façon ostentatoire.

À longs pas résolus, Leiv traîna sa victime ô combien consentante jusqu’à son traîneau. Il la balança sur le chargement et réveilla les chiens à coups de fouet.

À toute vitesse, le traîneau zigzagua entre les congères de la plage et atteignit le fjord.

Leiv mit cap vers le nord. Il aperçut un point noir, au loin sur la glace. Il savait que c’étaient Apuluk et Sølvi qui étaient en train de les attendre.