Chapitre quatorze

Nous nous lançons dans un rock déchaîné. Crado tient un rythme d’enfer. Dany crie autant qu’il chante, et ça déménage. Il bondit, sautille, tombe à genoux et lance un pick dans la foule. Il joue même assez bien. Lucy, Alison et Jessica sont juste devant nous et filment sa performance.

C’est un vrai supplice. Je fais semblant de me concentrer sur mes doigts. Je garde les yeux baissés. La chanson finie, nous sommes très applaudis. Dany salue bien bas et dit :

— Merci. C’était une création collective à partir d’une de mes idées.

Je regarde en direction de Chuck. Il a les bras croisés et parle à ma mère.

Puis il tourne son regard vers moi. J’ai sa basse sur l’épaule et je joue avec un gars qui vient de s’approprier sa chanson.

Je n’ai pas le choix. Je m’avance vers mon micro.

— Euh, dis-je.

Je suis trop près du micro et l’Euh est suivi d’une réaction acoustique à déchirer les tympans. L’auditoire sursaute, moi inclus.

— Euh, dis-je de nouveau. Euh, nous n’avons pas écrit cette chanson seuls.

J’ai une voix de poulet étranglé. Les juges lèvent la tête. J’évite le regard de Dany.

— En fait, c’est notre ami Chuck qui l’a écrite. Il nous a permis de la modifier et ça nous a aidés à démarrer. Il est assis là-bas, dis-je en le pointant du doigt.

Les gens tournent la tête. Chuck sourit et fait un signe de la main. Les applaudissements recommencent.

— Il m’a aussi prêté sa basse, dis-je.

Les applaudissements continuent.

— Mais notre prochaine chanson, c’est vraiment nous qui l’avons écrite.

Je regarde les juges. Cette fois-ci, ils n’écrivent pas. Ils se contentent de tracer des lignes en travers de leur feuille. Je n’ose pas regarder Dany. J’ai les yeux fermés. J’agrippe ma basse et joue les premières notes de Je cours toujours.

Avant même d’ouvrir la bouche, je sais que je n’ai pas le bon rythme. Je ne suis pas synchronisé avec Crado. Dany se trompe d’accord et oublie de reprendre le refrain.

Tandis que nous massacrons ma chanson, une partie de mon esprit flotte au-dessus de la scène. Cette partie est calme. Elle se demande s’il y a pire son qu’un poulet qu’on étrangle. Archie qui vomit? Une autruche qu’on étrangle? Peu importe, c’est le son qui s’en vient dans les prochaines notes, les notes aiguës du dernier couplet. Je cours toujours est une chanson pourrie. J’ai l’impression d’être à bord d’un train qui fonce à toute allure vers un précipice.

Quelques rares personnes applaudissent lorsque nous avons terminé. Puis, l’humiliation finale.

Une personne au fond de la salle applaudit à tout rompre. Je n’ai même pas besoin de regarder pour savoir que c’est ma mère.