Alors que nous descendons de l’estrade, j’ai une certitude. Maintenant que j’ai révélé que nous n’avons pas écrit la meilleure de nos chansons, personne ne va vouloir nous écouter. Jamais. Je sais aussi que je ne veux voir personne. Mais je n’ai pas le choix. Ma mère et Chuck sont déjà devant moi.
— Chéri, j’ai a-do-ré! Pourquoi n’as-tu jamais joué cette chanson pour moi avant? Quelle sensibilité.
— Merci maman.
— Ne sois pas sarcastique, mon chéri. J’ai dû bouleverser mon horaire, mais je n’aurais manqué ça pour rien au monde. Et regarde qui j’ai rencontré la semaine dernière!
— Dave, dit Chuck tout souriant. Ça va?
Il me tend la main. Les miennes sont pleines.
Il s’en rend compte et rit.
— Je sais ce que c’est, dit-il.
Sa moustache est plus courte maintenant. Il a un peu grossi.
— Quelle soirée, dit-il. Ça m’a ramené des années en arrière. Qui aurait cru que des jeunes écouteraient cette chanson? J’ai beaucoup aimé ce que vous en avez fait! Tâchez de faire fortune et nous partagerons. Il faudrait jouer ensemble. Tu as encore la guitare?
Je fais signe que oui.
— Super, dit Chuck. Je n’ai pas touché à une guitare depuis très long-temps. Maintenant, je vends des maisons, comme ta mère. On se revoit bientôt, d’accord?
J’incline de nouveau la tête. Je suis abasourdi. Ma mère pose son bras sur celui de Chuck et dit :
— Nous allons manger une bouchée. Veux-tu venir avec nous?
— Je devrais rester ici, dis-je.
Ma mère sourit et ajoute :
— D’accord. On se voit plus tard.
Dany et Crado sont occupés à ranger leurs instruments. Ils évitent mon regard.
Je dépose l’ampli qui pèse une tonne.
— Écoutez, dis-je. Je suis désolé, mais je les ai vus entrer. Je n’avais pas le choix.
— Ah, t’en fais pas, dit Dany en haussant les épaules. Alison est satisfaite de son tournage.
Ça me console un peu.
— Crado pourra donc télécharger la vidéo sur Myspace, dis-je.
— C’est-à-dire que…, dit Dany. La vidéo n’était pas vraiment destinée à Myspace. Alison n’a filmé que moi. Pour un projet du club vidéo.
— Du club vidéo?
— Ouais. Je me suis joint au club. Les filles ont insisté. Nous faisons un court métrage. Je suis désolé, Toub, mais je dois quitter le groupe. Je n’aurai plus le temps de faire de la musique.
— Mais… dis-je.
— Moi aussi, dit Crado, qui n’avait encore rien dit de la soirée.
— Quoi? Tu t’es joint au club vidéo toi aussi?
— Non, dit Crado. Je suis dans les cadets de l’air. Je l’ai toujours été.
— Les cadets de l’air? dis-je.
Crado fait un signe de tête et montre du doigt son T-shirt qui dit Prêt pour le décollage.
— Je commence un cours de pilotage, dit-il.
Je comprends maintenant les bottes, les cheveux courts et les lunettes d’aviateur.
— Et mon frère veut apporter sa batterie au collège.
— Mais, dis-je de nouveau. Mais… C’est fini. Comme ça, tout d’un coup. Décollage est en chute libre.
Crado ne reste pas pour voir les autres groupes. Il doit se lever tôt pour se rendre à son camp d’entraînement. Dany va rejoindre les filles du club vidéo. Il m’invite à y aller avec lui. Je secoue la tête et range ma basse.
Avant même que le groupe suivant ait fini de chanter, notre groupe n’existe plus. Peu de musiciens ont eu une carrière aussi brève. Mon avenir consiste à faire de la musique avec un agent immobilier presque chauve qui porte des chapeaux ridicules et sort avec ma mère.
Je suis accroupi près de mon étui de basse, adossé au mur, à contempler le plancher lorsque j’aperçois des bouts de mocassins. Oh non. C’est la dernière personne que j’ai envie de voir en ce moment.
Lisa s’accroupit à côté de moi.
— Allo, dit-elle.
— Allo. Ils sont bons, dis-je en faisant un signe de tête vers la scène.
— Ouais, répond Lisa. Pas comme nous. Nous étions pourris.
— Ne m’en parle pas, dis-je en haussant les épaules. Au moins, vous… Peu importe… J’ai aimé ta chanson.
— Merci, dit-elle.
— Pourquoi l’avez-vous changée? dis-je. Je l’aimais mieux en rock.
— Moi aussi, dit-elle. Mais le groupe voulait faire une ballade. Et Grant n’arrivait pas à jouer le riff de basse que tu m’avais montré.
— C’est dommage, dis-je.
Lisa incline la tête.
— C’est comme pour la tienne, dit-elle. Sans vouloir t’offenser, le guitariste aurait dû la chanter et toi, tu aurais pu briller à la basse.
J’incline la tête.
— Eh bien, dis-je, il ne l’avait pas apprise. Alors j’ai dû la chanter. Mais peu importe. La chanson n’était pas prête. Les paroles ne sont pas au point. Et de toute façon, ça n’a vraiment plus aucune importance. Nous venons de nous séparer.
— Nous aussi, dit Lisa.
— Ton groupe se sépare? Pourquoi?
Elle pousse un soupir, puis replace une mèche derrière son oreille et dit :
— Parce que nous sommes pourris.
C’est ce que je leur disais toujours, mais personne ne voulait prendre le temps de répéter.
Je réfléchis à ce qu’elle vient de dire. Ça me donne une idée.
— Nous avons une guitare, une voix et une basse… dis-je en évitant de la regarder. Nous pourrions former un nouveau groupe.
Je lève mon regard vers elle.
— Je crois que c’est déjà fait, dit-elle avec un large sourire.