Chapitre premier

Dany crie à tue-tête, mais je ne comprends pas un seul mot. Sur la scène, le groupe Hasard tordu vient tout juste de faire éclater son dernier accord. Le son se réverbère encore sur les murs du gymnase.

— Quoi? dis-je en criant à mon tour.

J’enlève la ouate de mes oreilles. J’en mets toujours lorsque j’assiste à la Guerre des Groupes.

Je viens d’avoir une super-bonne idée, répète Dany à voix forte.

Dany a beaucoup de super-bonnes idées. La dernière impliquait de la mousse à raser, des noix de coco et la voiture de notre prof de math. Si son idée est vraiment super-bonne, ce sera la première.

— C’est quoi, ton idée? dis-je.

— Nous allons former un groupe.

— Pourquoi?

— Pour quoi?

Dany pointe vers la scène. Le bassiste de Hasard tordu est un nain habillé d’un pyjama rouge à carreaux. Il bavarde avec deux filles qui portent des jeans incroyablement serrés. Le chanteur principal semble trop jeune pour être dehors après le couvre-feu et en plus, il fait partie du club d’échecs. Il est entouré de trois filles, dont une très sexy. Le batteur porte des lunettes aux verres épais commes des fonds de bouteille et son pantalon est trop court. Des filles de dixième année l’aident à transporter sa caisse claire et une cymbale. C’est vrai que l’une d’elles est sa soeur, mais quand même.

— Regarde ces gars-là, dit Dany. Imagine un peu si c’était nous à leur place.

C’est à regret que je dois l’admettre, mais Dany a peut-être raison. Ces gars-là sont en neuvième année, comme nous. Ce sont des crétins, et pourtant les filles ne les lâchent pas.

Nous, on n’est pas des crétins même si Dany en a parfois l’air mais les filles ne nous remarquent pas. Il y en a plein autour de nous, un foisonnement de couleurs, de formes et d’odeurs agréables. Elles ne nous servent à rien, sauf à poser notre regard.

Notre chance pourrait basculer si nous formions un groupe. Je gage que c’est plus facile de faire de la musique que de jouer au basketball, surtout pour un gars de ma taille. Mais il y a un problème.

— Euh, Dan, dis-je. Est-ce qu’il ne faut pas être musicien pour jouer dans un groupe?

Sur la scène, le groupe suivant branche ses instruments. Il s’appelle Rien à perdre. Les guitaristes sont dans mon cours d’anglais.

— Euh… répond Dany.

Il tapote ses poches, sort son téléphone et l’ouvre.

— Aucun problème. Tu as tout ce qu’il faut chez toi.

Il y a une basse et une guitare dans le placard du sous-sol. J’en joue parfois un peu.

— Et moi, dit Dany, je chante et joue de la guitare.

Dany a pris des leçons de guitare il y a quelques années.

— Depuis quand est-ce que tu chantes? Il arrive à Dany de mentir.

— Moi? dit-il. Je chante très bien. J’étais dans la chorale, tu te souviens?

Je fais la grimace.

— Moi aussi, Dan. C’était en quatrième année.

— Ouais, eh bien, je chante toujours à la maison. Lorsque je joue de la guitare. Je ne chante pas devant les autres. Et de toute manière, c’est le style du groupe qui compte.

— Le style?

— Oui. Tu sais, l’allure, l’attitude. Ce genre de chose. Par exemple, les groupes cool ne sourient jamais sur les photos. Et de toute façon, la plupart ne jouent même pas. Ils font semblant pendant que leurs disques tournent.

— Comment le sais-tu?

Dany hausse les épaules.

— Tout le monde sait ça.

— Il y a un problème, Dan, dis-je. Nous n’avons pas de disque à faire tourner.

Dany est trop occupé à envoyer un texto pour me répondre.

Comment en sommes-nous arrivés à parler de former un groupe? Nous ne sommes vraiment venus ici que pour passer le temps. Pour regarder les filles et faire des blagues idiotes à leur sujet. Nous finirons bientôt par faire semblant de nous bagarrer avec d’autres gars. Puis nous irons chez moi pour nous esclaffer en regardant Python Pit 6 et Facemelt sur Internet. Il faut bien faire quelque chose le vendredi soir.

Sur la scène, un grand escogriffe du conseil étudiant présente Rien à perdre. Un des guitaristes derrière lui enchaîne avec un accord de puissance. Tout le monde se rassemble autour de la scène. Ou plutôt toutes les filles se rassemblent autour de la scène.

J’observe les deux gars de mon cours d’anglais. Ils sont les mêmes que dans le cours, mais il y a une toute petite différence. Ils ont de super-belles guitares. Les projecteurs sont braqués sur eux et tout le monde les regarde. Ils essaient de se donner un air cool, mais ça ce voit qu’ils ont envie de rire.

Est-ce que je veux être à leur place? Oui je le veux. Je me tourne vers Dany et lui dis :

— D’accord!

— Attends.

Il est encore occupé à son texto.

— À qui envoies-tu ce texto?

— Ce n’est pas un texto, répond Dany avec un large sourire malicieux.

C’est un tweet.

— Quoi? Depuis quand es-tu sur Twitter?

— Depuis aujourd’hui. Regarde, je viens de l’annoncer au monde entier. Il me montre l’écran de son téléphone tandis que Rien à perdre attaque sa première chanson. Je lis : nouveau groupe hot décolle. dan et toub à surveiller. vous revenons + tard.

— On y va, Toubon, dit Dany.

— T’es génial!

Nos poings se rencontrent.

Et c’est parti.