Chapitre trois

Nous n’avons plus d’argent, ce qui fait que Dany et moi devons rentrer chez moi à pied.

— Crado n’était même pas intéressé à venir avec nous, dit Dany d’un air déçu.

— Il était occupé, dis-je.

— Ouais, t’as vu ses bottes? C’était quoi, ça?

— Peut-être qu’il est fouleur de raisin professionnel, dis-je en haussant les épaules.

— Est-ce qu’il ne faut pas porter des cuissardes de pêcheur pour ça?

Ma mère n’est toujours pas rentrée lorsque nous arrivons. Je nous prépare une collation. Archie, notre chat, entre dans la cuisine et s’étire. Je lui prépare aussi une collation.

— Allons voir ce que tu as, dit Dany, comme si nous ne l’avions pas déjà fait une centaine de fois.

Nous vidons le placard sous l’escalier du sous-sol. Il y a un pied de micro, un ampli de basse Yorkville, deux étuis de guitares et une boîte de carton. Tout a l’air usé et en piteux état. Je sais que les étuis contiennent une basse électrique Squier et une guitare acoustique Cort avec un capteur. Il y a aussi des courroies, des cordons de raccordement, quelques picks et un accordeur électronique dont la pile est morte. Lorsque nous ouvrons les étuis, ceux-ci laissent échapper des odeurs d’encaustique, de plastique, de bière et de fumée de cigarette. L’étui de la basse sent aussi le pipi de chat. Archie l’a déjà utilisé pour marquer son territoire. Ça ne fait rien. J’aime toutes ces odeurs. Elles me rappellent Chuck.

Chuck est le propriétaire de tout ce bazar. C’était le petit ami de ma mère lorsque j’avais onze ou douze ans. Chuck n’était peut-être pas brillant, mais il était gentil. Je l’aimais bien. Je pense que ma mère l’aimait aussi, mais elle disait toujours qu’il n’était pas très fiable.

Lorsque Chuck n’était pas au volant de son camion, il jouait dans un groupe appelé Coupé court. Il disait qu’il conduisait le camion en attendant que sa carrière musicale démarre.

Ma mère disait que le camion démarrerait bien avant sa carrière. Elle avait raison.

La boîte de carton contient plusieurs copies du cd de Coupé court, Mets ça dans ta pipe. Je ne l’ai pas écouté depuis une éternité.

Dany essaie d’accorder la guitare.

Il abandonne et gratte furieusement les cordes. Ce n’est pas de la musique, mais ça attire l’attention.

— Accord de puissance, explique-t-il. Tu vois comment je fais?

— Tu maganes la guitare, dis-je.

Nous entendons ouvrir la porte de la maison.

— Allo! appelle ma mère.

— Dans le sous-sol! dis-je à voix forte.

J’entends ses pas, puis ses pieds et ses jambes apparaissent dans l’escalier. J’aime bien voir les gens descendre l’escalier. Ils apparaissent graduellement comme par magie. Ma mère porte son costume d’agent d’immeuble. Elle aperçoit le fouillis et lève un sourcil.

— Demande-lui, chuchote Dany. Allez, demande-lui.

Plusieurs raisons me font hésiter. Je suis censé avoir de meilleures notes. Je suis censé chercher un emploi à temps partiel. Je suis censé être plus fiable. Grâce à Chuck, ma mère croit sans doute que les mots musique et fiabilité sont incompatibles.

D’un autre côté, Dany et Crado vont aussi en profiter. Et de revoir la guitare me rappelle les accords et les bouts de chansons que Chuck m’a enseignés. Ça me rappelle aussi que Chuck trouvait que j’avais du talent. Mais surtout, ça me rappelle qu’il y a des filles partout qui ne savent pas que j’existe et qui ne le sauront jamais si je n’ose pas le demander.

— Nous voulons former un groupe. Est-ce que nous pourrions répéter ici?

Dany s’élance en courant. Il se jette à genoux sur le linoléum et exécute une glissade vers ma mère. C’est un mouvement classique de musicien rock. Il s’arrête devant elle, lève la tête et joint les mains.

— Je vous en prie, madame C, implore-t-il.

Ma mère nous regarde tour à tour. J’essaie de me donner un air sérieux et fiable.

— Je m’attends à ce que tu aies des B, au minimum, sur ton prochain bulletin.

Dany sort son cellulaire et se met à tweeter.