— Il arrive quand, ce bus? dis-je.
Crado hausse les épaules. Dany est occupé à tweeter : batterie lourde. besoin d’aide la prochaine fois. zêtes prêtes les filles?
Nous sommes à l’arrêt d’autobus près de chez Crado. Un mardi après l’école et il fait chaud comme en été. Nous déménageons toute la batterie chez moi et l’effort me fait transpirer à grosses gouttes. J’ai soif et en plus, j’ai le bout des doigts en compote d’avoir trop joué.
J’ai accordé les guitares et passé des heures à répéter. Je n’ai rien dit à Crado et Dany. Je veux les impressionner.
— On aurait pu attendre à demain, dis-je. Ma mère nous aurait aidés avec la voiture.
— Le rock’n’roll n’attend pas, Toubon, dit Dany en claquant son téléphone. Et la mère de Crado voulait être débarrassée de la batterie.
— Ça aurait pu attendre un jour de plus, dis-je.
— Quelle importance? dit Dany. C’est cool. C’est de la publicité gratuite pour le groupe. Les gens se souviendront de nous et diront : « Je les ai connus lorsqu’ils ont commencé. Ils transportaient leurs instruments en bus ».
Il a peut-être raison. Nous sommes assez remarquables. Nous occupons une grosse portion de trottoir. J’ai la grosse caisse, la pédale et un support de cymbale. Dany transporte les toms, la caisse claire et son support. Des baguettes dépassent de ses poches arrière. Crado, le plus costaud d’entre nous, n’a pris que les cymbales, l’autre support, le pied du hi-hat et une autre paire de baguettes. Comment s’est-il débrouillé pour en transporter si peu?
— Ce qu’il nous faut maintenant, poursuit Dany, ce sont des T-shirts avec le nom du groupe. Tout le monde saurait qui nous sommes.
— Les T-shirts n’auraient rien d’écrit dessus, Dan, dis-je. Nous n’avons pas de nom.
— Ahh ouaaais, dit Dany. D’accord. Je pense que nous devrions nous appeler Corruption.
— Manoeuvre d’approche, dit Crado.
— C’est quoi, ça, comme nom? dis-je.
Crado fait un signe de tête en direction de la rue. Je vois qu’il veut parler du bus qui arrive.
Tandis que nous ramassons les pièces de la batterie, Dany dit :
— N’oubliez pas de vous glisser par la porte arrière. Personne ne nous remarquera.
C’est presque l’heure de pointe. Entrer à contre-courant par la porte arrière, c’est comme essayer de remonter les chutes du Niagara. Avec une batterie. Les passagers nous lancent des regards furieux, surtout lorsque Dany embroche quelqu’un avec ses baguettes en reculant.
— Hé! dit le gars.
La voix du chauffeur se fait entendre à l’interphone.
— Les gars avec les tambours, venez en avant.
Avez-vous déjà essayé de vous déplacer dans une allée de bus avec une grosse caisse? Ce n’est pas facile. Je me sens comme une boule de quilles humaine, mais nous ne sommes pas à Rock ’N Bowl. Je reste coincé entre un gros gars en sueur qui transporte des sacs d’épicerie et une grande femme maigre qui détourne le regard. Ce n’est pas ce qu’on entend normalement par une relation étroite et personnelle avec ses admirateurs. Le bus se met en branle. Je garde les yeux baissés et fixe le dessus de la caisse. Lorsque le bus commence à ralentir, Dany dit :
— Il faut que nous descendions. Il paraît que nous dérangeons. Et je n’ai pas les moyens d’acheter un ticket.
Je dois marcher à reculons lorsque le bus s’arrête. Je garde les yeux sur la caisse, mais je sens des regards froids posés sur moi et j’entends les murmures désapprobateurs. Heureusement, nous allons dans le sens du courant. J’atterris sur le trottoir et dépose la caisse avant de l’échapper. J’ai les bras morts.
— Je gage qu’eux se rappelleront de nous —même sans T-shirts, dit Dany.
— Décollage, dit Crado.
— De quoi parles-tu, dis-je.
— Du nom du groupe, dit Crado.
Il ne semble pas fatigué du tout.
Dan est occupé à tweeter.
— Ça me plaît, dit-il. Que pensez-vous de…
Il ne termine pas sa phrase, perdu dans ses pensées.
Nous devons marcher jusqu’à chez moi. À chaque halte, Dany envoie des tweets sur notre position au cas où des filles voudraient se précipiter à notre aide. Peine perdue.
— Dis donc, Dan, dis-je, peut-être que tu n’as pas bien communiqué notre position.
— Ah, Toubon. Tu vas voir, dit Dany. Dans un mois, les filles vont se précipiter sur nous comme des mouches sur du miel.
— C’est à peu près le temps que ça va nous prendre pour nous rendre chez moi, dis-je.
Dany change de sujet.
— Je pense que nous devrions nous appeler les Sportifs et porter des supports athlétiques comme les Chili Peppers.
— Spitfire, dit Crado.
Dany secoue la tête.
— Ça ferait groupe de reprises de Kiss. Ouf, cette caisse est lourde!
Crado secoue la tête à son tour, mais ne dit rien. Nous marchons tout en suggérant des noms. Puis nous titubons en suggérant des noms. Dany et moi, du moins, titubons. Crado ne transpire même pas.
Crado propose Sol-Air et Escadron, puis Commando. J’aime bien Commando. Dany n’aime pas. Crado propose de nouveau Décollage.
Je me creuse la tête pour trouver un nom intéressant. Tous les noms auxquels je pense sont déjà pris. Au moment où nous arrivons à ma rue, nous hésitons entre les Sportifs et Décollage. Finalement, je me range du côté de Crado et opte pour Décollage.
— Les supports athlétiques, c’était une blague, dit Dany.
— Ce sera donc Décollage, pour l’instant, dis-je.
— Ça ne peut pas être juste pour l’instant, dit Dany. Il faut créer une page Myspace, télécharger des photos, mentionner les musiciens qui nous ont influencés.
Il a raison. Je déteste qu’il ait raison. Je déteste encore plus transporter une grosse caisse. Heureusement, nous sommes presque arrivés chez moi.
— Décollage, dis-je de nouveau en déposant la caisse sur la première marche du perron. Mes doigts restent repliés. Archie nous observe du haut des marches.
— Dommage qu’Archie ne puisse pas se servir d’un appareil photo, dit Dany. Il pourrait prendre notre première photo de groupe.
Puis il laisse tomber la caisse claire sur le gazon.
— Hé, dit Crado.
— Désolé.
Dany dépose les autres instruments et se remet à tweeter.
— Bon, nos influences?
Je sens que mon cerveau se remet à fonctionner.
— Nirvana, dis-je.
— Billy Talent.
— Green Day.
— Chili Peppers.
— Doors.
— Alexisonfire.
— Led Zep.
— Slayer.
— Hendrix, dit Dany.
Ses pouces font du cent à l’heure. Nous trouvons d’autres noms. C’est cool de faire comme si nous étions de vrais musiciens et de nommer des groupes auxquels nous voulons ressembler.
J’imagine notre vidéo. Je me vois jouant sur une scène. Je touche les bouts de mes doigts. C’est cool d’avoir mal aux doigts. Ça n’arrive qu’aux musiciens. Et peut-être aux adeptes des arts martiaux, qui mettent les doigts dans les yeux de leurs adversaires. Mais ça, c’est autre chose. Lorsque nous nous relevons, je suis courbaturé. Ça aussi, c’est cool. Je me sacrifie pour mon art. Je vais laisser tomber les devoirs ce soir et plutôt jouer de la guitare.