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L’être du nombre

Comme l’indiquent les définitions euclidiennes, la pensée grecque du nombre suspend son être aux apories métaphysiques de l’un. Le nombre, c’est la définition 2 du livre 7 d’Euclide, est « multiplicité composée d’unités ». Et l’unité, définition 1 du même livre, est « ce à partir de quoi s’énonce l’un pour chacun des étants ». Finalement, l’être du nombre est le multiple ramené à la pure législation combinatoire de l’un.

La saturation, puis l’effondrement, de cette pensée de l’être du nombre comme procession de l’un signe l’entrée dans les temps modernes de la pensée de l’être. Cet effondrement combine trois facteurs : l’apparition arabe du zéro, le calcul de l’infini et la crise de l’idéalité métaphysique de l’un. Le premier facteur, le zéro, introduit la neutralité et le vide au cœur de la pensée du nombre. Le deuxième, l’infini, outrepasse la combinatoire vers la topologie, ou adjoint à la simple succession la position numérique d’une limite. Le troisième, l’obsolescence de l’un, contraint à penser le nombre directement comme multiplicité pure, comme multiple sans-un.

Il en résulte de prime abord une sorte de dissémination anarchique du concept de nombre. On le voit dans le syntagme disciplinaire « théorie des nombres », qui en vient à contenir d’immenses parties d’algèbre pure, et des pans particulièrement raffinés d’analyse complexe. On le voit aussi bien dans l’hétérogénéité des procédures d’introduction des différents types classiques du nombre : axiomatique pour les entiers naturels, structural pour les ordinaux, algébrique pour les nombres négatifs comme pour les rationnels, topologique pour les nombres réels, principalement géométrique pour les nombres complexes. On le voit enfin dans la non-catégoricité des systèmes formels qui tentent de capturer le nombre, lesquels, admettant des modèles non classiques, ouvrent la riche voie de l’analyse non standard, et par conséquent restaurent tous les droits des nombres infinis, ou infinitésimaux.

Pour la philosophie, qui entend montrer dans le nombre une pensée active de l’être, la difficulté est qu’il n’y a pas, en apparence, et contrairement à l’époque grecque, une définition unifiée du nombre. Quel concept peut se subordonner simultanément la discrétion des entiers, la densité des rationnels, la complétude des réels, le fourmillement des infinitésimaux, sans compter le chiffrage transfini des ordinaux de Cantor ? En quoi tout cela peut-il relever, pour le philosophe, d’un concept dont il aurait à endurer, et magnifier, la puissance de pensée, en même temps que la singularité inventive ? Tentons d’éclairer ce désordre, en partant des fonctions ordinaires du mot.

Qu’entendons-nous par « nombre », pour ce qui s’en induit des usages de la langue et des représentations qui y sont liées ?

Tout d’abord, qu’un nombre est une instance de la mesure. Élémentairement, le nombre sert à discriminer le plus et le moins, le plus grand et le plus petit. Il étalonne les données. On exigera donc d’une espèce du nombre qu’elle nous propose une structure d’ordre.

Deuxièmement, un nombre est une figure du calcul. Avec le nombre, on compte. Compter veut dire additionner, soustraire, multiplier, diviser. On exigera donc d’une espèce du nombre que ces opérations y soient praticables, ou bien définies. Ce qui, techniquement, veut dire qu’une espèce du nombre doit pouvoir s’identifier algébriquement. Le récapitulatif achevé de cette identification est la structure de corps algébrique, où toutes les opérations sont possibles.

Troisièmement, le nombre doit être une figure de la consistance. Ce qui veut dire que ses deux déterminations, l’ordre et le calcul, doivent obéir à des règles de compatibilité. On attend par exemple que l’addition de deux nombres clairement positifs soit plus grande que chacun de ces nombres, ou que la division d’un nombre positif par un nombre plus grand que l’unité donne un résultat plus petit que le nombre de départ. Ce sont les réquisits langagiers de l’idée de nombre, dans l’appariement de l’ordre et du calcul. Techniquement, cela se dira : la figure adéquate où s’inscrit une espèce du nombre est celle du corps ordonné.

Si, dès lors, une définition du nombre doit subsumer toutes ses espèces, cela veut dire qu’elle doit déterminer ce que j’appellerai le macro-corps ordonné dans lequel toutes les espèces du nombre se laissent situer.

Tel est exactement le résultat de la définition proposée par le grand mathématicien Conway, sous le nom paradoxal de « nombres surréels ».

Cette définition spécifie, dans le cadre général de la théorie des ensembles, une configuration où est défini un ordre total, et où addition, soustraction, multiplication et division sont universellement possibles. On constate alors que, dans cette configuration, ou macro-corps des nombres, figurent, avec toutes leurs déterminations structurelles connues, les ordinaux, les entiers naturels, l’anneau des entiers positifs et négatifs, le corps des rationnels et le corps des réels. Mais on constate aussi qu’y figure une infinité encore innommée d’espèces de nombres, en particulier des infinitésimaux, ou des nombres situés « entre » deux classes adjacentes et disjointes de réels, ou des nombres infinis de toutes sortes, outre les ordinaux et les cardinaux. Qu’il s’agisse d’un macro-corps s’avère de ceci qu’il ne s’agit pas d’un ensemble. C’est pourquoi je l’ai nommé une configuration. Il s’agit d’une classe propre. Ce qui est évident, puisqu’elle contient tous les ordinaux, lesquels déjà ne constituent pas un ensemble. On dira que, rejoignant une détermination intrinsèque de l’être-multiple comme tel, ce que désigne le concept de nombre est une multiplicité inconsistante. Et que les espèces du nombre découpent dans cette inconsistance, qui est le fond de leur être, des situations numériques consistantes. Ainsi, le corps des nombres réels consiste, il est un ensemble. Mais son identification comme corps de nombres renvoie à ceci qu’il est une consistance interne de l’inconsistance du lieu du nombre. Ou qu’il est un sous-corps du macro-corps numérique.

Disons que l’anarchie apparente ou la multiplicité sans concept des espèces du nombre résulte de ce qu’ils étaient jusqu’à présent effectués dans leurs opérations, mais non situés dans leur être. Avec le macro-corps, nous avons le lieu générique inconsistant où coexistent les consistances numériques. Il est dès lors légitime de penser ces consistances comme relevant d’un unique concept, celui de Nombre.

L’être du Nombre comme tel, ce qui du nombre pense l’être, se donne finalement dans la définition du macro-corps comme lieu d’être inconsistant de la consistance des nombres.

Nous appellerons donc Nombre (avec une majuscule) toute entité qui appartient au macro-corps. Et nous parlerons des nombres (avec une minuscule) pour désigner la diversité des espèces, ou les consistances immanentes dont l’inconsistance du Nombre fixe le lieu.

Quelle est dès lors la définition d’un Nombre (avec majuscule) ?

Cette définition est d’une admirable simplicité : un Nombre est un ensemble à deux éléments, une paire ordonnée, composée, dans l’ordre, d’un ordinal et d’une partie de cet ordinal. On notera donc un Nombre : (a, X), où X est une partie de l’ordinal a, ou encore X ⊆ a.

On pourrait imaginer que cette définition est circulaire, puisqu’elle convoque les ordinaux, dont nous avons dit qu’ils étaient des nombres, qu’ils figuraient dans le macro-corps.

Mais, en réalité, il est possible de définir une première fois les ordinaux de façon purement structurale, sans recourir à quelque catégorie numérique que ce soit, ni même, en dépit de leur nom, à l’idée d’ordre. Un ordinal, c’est la définition de von Neumann, est en effet un ensemble transitif dont tous les éléments sont transitifs. Or la transitivité est une propriété ontologique : elle signifie seulement que tous les éléments de l’ensemble sont aussi des parties de l’ensemble. Que si vous avez a ∈ b, vous avez aussi a ⊆ b. Cette corrélation maximale entre appartenance (ou élément) et inclusion (ou partie) donne aux ensembles transitifs une sorte de stabilité ontologique particulière, qui désigne pour moi l’être naturel. C’est cette stabilité naturelle des ordinaux, cette homogénéité immanente, qui les désigne comme matériau primordial du Nombre.

Ce qui frappe dans la définition du Nombre – la paire ordonnée d’un ordinal et d’une partie de cet ordinal –, c’est l’instance de la paire. Pour définir le Nombre, il faut s’installer dans le deux. Le Nombre n’est pas une marque simple, il y a une duplicité essentielle du Nombre. Pourquoi cette duplicité ?

Je dirai, pour reprendre le vocabulaire de Gilles Châtelet, que le Nombre est un geste dans l’être, et que le double marquage fait trace de ce geste. Vous avez, d’un côté, une marque homogène et stable, l’ordinal. Et, de l’autre, une marque en quelque sorte arrachée à la première, une partie indéterminée, qui, le plus souvent, ne conserve aucune stabilité immanente, qui peut être discontinue, démembrée, sans concept aucun. Car rien n’est plus errant que l’idée générale de « partie » d’un ensemble.

Le geste numérique est donc le prélèvement en quelque sorte forcé, déréglé, inventif, d’une partie incalculable de ce qui a par soi-même tous les attributs de l’ordre et de la solidité intérieure.

C’est pourquoi j’ai, en philosophe, renommé les deux composantes d’un Nombre. L’ordinal, je l’ai appelé la matière du Nombre, pour évoquer cette donation de stabilité et de puissante, mais presque indifférente, architecture intérieure. Et la partie de l’ordinal, je l’ai appelée la forme du Nombre, non pas pour évoquer l’harmonie ou l’essence, mais plutôt pour désigner, comme dans certains effets de l’art contemporain, ce qui est inventivement arraché sur un fond encore lisible de matière. Ou ce qui, prélevant sur la matière une discontinuité imprévisible, presque foudroyante, laisse apparaître comme dans les lacunes de ce prélèvement, l’inaltérable compacité matérielle.

Ainsi, un Nombre est entièrement déterminé par le couplage d’une matière ordinale et d’une forme découpée dans cette matière. Il est la duplicité d’une figure compacte de l’être-multiple, et d’un geste de découpe sans règle dans cette compacité.

Il est remarquable qu’à partir de données aussi simples on puisse établir toutes les propriétés d’ordre et de calcul qu’on attend de ce qui veut situer dans l’être le corrélat du mot « Nombre ».

On démontre en effet – c’est la partie technique des choses – que l’univers des Nombres est totalement ordonné, et qu’on peut y définir une structure de corps, ce qui veut dire additionner, multiplier, soustraire et diviser. Ainsi est achevée la construction du macro-corps ordonné, lieu d’identification ontologique de tout ce qui tombe sous le concept de Nombre.

On établit ensuite que les espèces usuelles de nombres sont bien des consistances découpées dans ce lieu : nombres entiers naturels, nombres relatifs, nombres rationnels, nombres réels sont des sous-espèces du macro-corps, des nombres identifiables dans le lieu ontologique du Nombre.

Mais, outre ces exemples historiques, bien d’autres entités, bizarres, non identifiées ou innommables, surgissent en foule sous le concept de Nombre.

Donnons deux exemples :

1. Nous avons l’habitude de considérer des nombres négatifs finis. L’idée d’un négatif de l’infini est certainement plus étrange. Cependant, dans le macro-corps des Nombres, on définit sans difficulté le négatif d’un ordinal, qu’il soit fini ou infini.

2. On montre que, dans le macro-corps qui identifie le lieu du Nombre, les nombres réels incluent tous les Nombres dont la matière est le premier ordinal infini, soit w, et dont la forme est infinie. Que dire des Nombres dont la matière est un ordinal infini supérieur à w ? Eh bien, nous pouvons dire qu’il s’agit en général de Nombres non encore étudiés, non encore nommés. Il s’agit d’une réserve infiniment infinie de Nombres destinés à l’avenir ouvert de l’investigation des figures d’être de la numéricité. Où s’atteste que ce que nous pratiquons en fait de nombres n’est qu’une infime partie de ce qui réside dans l’être sous le concept de Nombre. Ce qui peut se dire aussi : la prescription ontologique détenue dans le concept de Nombre excède infiniment la détermination historique effective des consistances numériques nommées et connues. Il y a plus d’être sous le mot « Nombre » que ce que la mathématique a pu, jusqu’à ce jour, en circonscrire, en prendre aux rets de ses consistances construites.

En fait, en chacun de ses segments, fût-il apparemment, ou pour notre intellect, infime, le macro-corps des Nombres est peuplé d’une infinie infinité de Nombres. En quoi il est sans doute la meilleure image possible de l’univers tel que le décrit Leibniz au paragraphe 67 de la Monadologie : « Chaque portion de la matière peut être conçue comme un jardin plein de plantes, et comme un étang plein de poissons. Mais chaque rameau de la plante, chaque membre de l’animal, chaque goutte de ses humeurs est encore un tel jardin, ou un tel étang. » Car chaque infime intervalle du macro-corps des Nombres peut être conçu comme le lieu d’une infinité d’espèces du Nombre, chaque espèce à son tour, et chaque infime intervalle de cette espèce, étant encore un tel lieu, ou une telle infinité.

Que conclure ?

Le Nombre n’est ni un trait du concept (théorie de Frege), ni une fiction opératoire (théorie de Peano), ni une donnée empirico-langagière (théorie vulgaire), ni une catégorie constituante ou transcendantale (théorie de Kronecker, ou même de Kant), ni une syntaxe ou un jeu de langage (théorie de Wittgenstein), ni même une abstraction de notre idée de l’ordre. Le Nombre est une forme de l’être-multiple. Plus précisément, les nombres que nous manipulons sont un infime prélèvement sur la prodigalité infinie de l’être en espèces du Nombre.

Pour l’essentiel, un Nombre est une forme arrachée à une matière-multiple stable et homogène, matière dont le concept est l’ordinal, au sens intrinsèque que lui donne von Neumann.

Le Nombre n’est pas un objet, ou une objectivité. Il est un geste dans l’être. Avant toute objectivité, avant toute présentation liée, et dans l’éternité déliée de son être, le Nombre s’ouvre à la pensée comme découpe formelle dans la stabilité maximale du multiple. Il est chiffré par l’appariement de cette stabilité, et du résultat le plus souvent imprédicable du geste. Le nom du Nombre est la trace duplice des composantes du geste numérique.

Le Nombre est le lieu de l’être en tant qu’être, pour la numéricité maniable des espèces de nombres. Le Nombre, avec une majuscule, ek-siste aux nombres, avec une minuscule et au pluriel, comme latence de leur être.

Ce qui est remarquable est que nous puissions avoir quelque accès à cette latence, au Nombre comme tel, même si cet accès indique un excès : celui de l’être sur le savoir, excès manifeste dans l’étendue innombrable des Nombres, au regard de ce que nous savons en structurer dans la présentation des espèces de nombres. Que la mathématique nous permette au moins de désigner cet excès, d’y accéder, confirme la puissante vocation ontologique de cette discipline.

L’histoire des mathématiques, pour le concept de Nombre comme pour tout autre concept, est exactement l’histoire, principiellement interminable, du rapport entre l’inconsistance de l’être-multiple et ce que notre pensée finie peut faire consister de cette inconsistance.

La tâche concernant le Nombre, et les nombres, ne peut être que de poursuivre et de ramifier le déploiement de leur concept. Le Nombre relève de la mathématique exclusivement, dès qu’il s’agit d’en penser les espèces, de les situer dans le macro-corps qui est leur lieu d’être. La philosophie énonce cette appartenance exclusive du Nombre à la mathématique et désigne où il se donne comme ressource d’être, dans les limites d’une situation, la situation ontologique, ou mathématique.

Il faut abandonner les voies suivies, pour la pensée du Nombre, par Frege comme par Peano, par Russell ou Wittgenstein. Il faut radicaliser, déborder, penser jusqu’au point de sa dissolution, l’entreprise de Dedekind ou de Cantor.

Il n’existe aucune déduction du Nombre, mais non plus aucune induction. Langage et expérience sensible sont en ce point des guides inopérants. Il s’agit seulement d’être fidèle à ce qui, de l’excès inconsistant de l’être, à quoi notre pensée, quelquefois, se noue, vient en trace historique consistante, dans le mouvement simultanément inachevable et éternel des refontes mathématiques.

On opposera cette densité inépuisable du concept ontologique de Nombre à la conception opératoire kantienne, qui rapporte le nombre au simple schème de la succession, tel que la forme transcendantale du temps, socle intime de la sensibilité, l’induit pour tout entendement constituant. D’où résulte que, pour Kant, l’idée d’un être du nombre est dépourvue de sens.

Mais sans doute la racine de cette opposition réside-t-elle à la fin, comme toujours, dans ce qui, pour Kant, tient lieu de décision ontologique. Que cette ontologie soit soustractive, c’est l’évidence, dès lors que la « chose en soi » nous demeure inaccessible. Qu’elle soit impossible ou inexistante n’en est pas moins une simple interprétation vulgaire de Kant, comme Heidegger en a eu la forte intuition.

Il est dès lors éclairant, dans ce parcours sur la pensée de l’être, de traverser les lieux kantiens d’une pensée de l’être.