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L’événement comme trans-être

Si l’on assume que la mathématique est la pensée de l’être en tant qu’être, venant à sa propre pensée quand sont en jeu des décisions d’existence qu’une orientation prescrit, quel est le champ propre de la philosophie ?

Certes, nous avons vu qu’il lui revient d’identifier la vocation ontologique de la mathématique. Sauf dans les rares moments de « crise », la mathématique pense l’être, mais n’est pas pensée de la pensée qu’elle est. Disons même que, pour pouvoir historiquement se déployer comme pensée de l’être, et en raison de ce qu’il y avait là d’arrachement difficile à la puissance métaphysique de l’un, la mathématique a dû s’identifier tout autrement que comme une ontologie. Il appartient donc à la philosophie d’énoncer et de légitimer l’équation : mathématique = ontologie ; ce faisant, la philosophie se délivre elle-même de sa charge en apparence la plus haute : elle énonce qu’il ne lui appartient pas de penser l’être en tant qu’être. En fait, ce mouvement par lequel la philosophie, identifiant ses conditions, s’épure de ce qui ne lui revient pas, scande toute l’histoire de la philosophie. Elle s’est délivrée, ou déchargée, de la physique, de la cosmologie, de la politique, et de bien d’autres choses. Il importe qu’elle se délivre de l’ontologie stricto sensu. Mais cette tâche est complexe, car elle implique une traversée réfléchie, et non épistémologique, de la mathématique réelle. Par exemple, dans L’Être et l’Événement, j’ai simultanément :

– examiné l’efficience ontologique des axiomes de la théorie des ensembles, à travers les catégories successives de différence, de vide, d’excès, d’infini, de nature, de décision, de vérité et de sujet ;

– montré comment et pourquoi la pensée ontologique s’effectue sans avoir à s’identifier ;

– et aussi, dans la vision non unifiée que je propose du destin de la philosophie, examiné les connexions philosophiques des interprétations axiomatiques : le Parménide de Platon sur l’un et la différence, Aristote sur le vide, Spinoza sur l’excès, Hegel sur l’infini, Pascal sur la décision, Rousseau sur l’être des vérités, etc.

Ce travail est à mon sens encore très largement ouvert. Comme l’ont montré en particulier, dès les années trente, les travaux d’Albert Lautman, tout fragment significatif et novateur de la mathématique réelle peut et doit susciter, en tant que condition vivante, son identification ontologique. Je l’ai pour ma part entrepris encore récemment à propos du statut du concept de nombre dans la version renouvelée qu’en a proposé Conway, et – nous y reviendrons –, à propos de la théorie des catégories et des topoi.

D’un autre côté, s’ouvre la vaste question de ce qui se soustrait à la détermination ontologique. La question de ce qui n’est pas l’être en tant qu’être. Car la loi soustractive est implacable : si l’ontologie réelle se dispose comme mathématique en éludant la norme de l’un, il faut aussi, sauf à rétablir globalement cette norme, qu’il y ait un point où le champ ontologique, donc mathématique, se détotalise, ou reste en impasse. Ce point, je l’ai nommé l’événement. On peut donc aussi bien dire qu’outre l’identification, sans cesse à reprendre, de l’ontologie réelle la philosophie est aussi, et sans doute surtout, théorie générale de l’événement. C’est-à-dire théorie de ce qui se soustrait à la soustraction ontologique. Ou théorie de l’impossible propre des mathématiques.

On dira aussi que pour autant que la mathématique s’assure en pensée de l’être comme tel, la théorie de l’événement vise la détermination d’un trans-être.

Mais en ce point il y a un problème singulier, qui fait je crois, par exemple, la délimitation entre Deleuze et moi.

La question est en effet la suivante : admis que l’événement est ce dont on s’assure que tout n’est pas mathématisable, faut-il, ou non, en conclure que le multiple est intrinsèquement hétérogène ? Car penser que l’événement est point de rupture quant à l’être – ou ce que j’appelle la structure du trans-être – ne dispense pas de penser l’être de l’événement lui-même. L’être du trans-être. Cet être de l’événement requiert-il une théorie du multiple hétérogène à celle qui rend raison de l’être, en tant qu’être ? C’est à mon sens la position de Deleuze. Pour penser le pli événementiel, il faut une théorie originairement duplice des multiplicités, théorie héritière de Bergson. Les multiplicités extensives et numériques doivent être distinguées des multiplicités intensives ou qualitatives. Un événement est toujours l’écart de deux multiplicités hétérogènes. Ce qui arrive fait pli, si l’on peut dire, entre l’étalement extensif et le continu intensif.

Pour ma part, je maintiens au contraire que la multiplicité est axiomatiquement homogène. Il faut donc que je rende raison de l’être de l’événement à la fois comme rupture de la loi des multiplicités étalées, et comme homogène à cette loi. Cela passe par une défection d’axiome : un événement n’est rien d’autre qu’un ensemble, ou un multiple, mais son surgir, sa supplémentation soustraient un des axiomes du multiple, nommément l’axiome de fondation.

Ce qui, pris au pied de la lettre, signifie qu’un événement est proprement un multiple in-fondé. C’est cette défection du fondement qui en fait un pur supplément hasardeux à la situation-multiple pour laquelle il est événement.

Cela étant, la question générale, débattue entre Deleuze et moi, du statut de l’événement au regard de l’ontologie du multiple, et de comment ne pas réintroduire la puissance de l’un au point où la loi du multiple entre en défaillance, est à mon avis la principale question de toute philosophie contemporaine. Elle est du reste préconstituée chez Heidegger dans le glissement de Sein à Ereignis ; ou, pour prendre une registration opposée, elle est aussi, chez Lacan, tout investie dans la pensée de l’acte analytique comme éclipse de la vérité entre un savoir supposé et un savoir transmissible, entre l’interprétation et le mathème. Mais c’est aussi un problème décisif pour Nietzsche : s’il s’agit de casser en deux l’histoire du monde, quel est dans l’affirmatif absolu de la vie le principe pensable d’une telle cassure ? Et c’est le problème central aussi bien pour Wittgenstein : comment l’acte nous ouvre-t-il un accès silencieux à l’« élément mystique », c’est-à-dire à l’éthique et à l’esthétique, si le sens est toujours captif d’une proposition ?

Dans tous les cas, la matrice latente du problème est la suivante : si par « philosophie » il faut entendre à la fois la juridiction de l’un et la soustraction conditionnée à cette juridiction, comment la philosophie peut-elle se saisir de ce qui arrive ? De ce qui arrive dans la pensée ? Elle sera toujours partagée, la philosophie, entre la reconnaissance de l’événement comme venue surnuméraire de l’un et la pensée de son être comme simple extension du multiple. La vérité est-elle ce qui vient à l’être ou ce qui déplie l’être ? Nous restons en partage. Tout le point est de tenir aussi loin qu’il est possible, et sous les conditions les plus novatrices de la pensée, qu’en tout cas la vérité elle-même n’est qu’une multiplicité. Au double sens de sa venue (une vérité fait advenir un multiple typique, une singularité générique) et de son être (il n’y a pas la vérité, il n’y a que des vérités, disparates et intotalisables).

Ce qui exige un premier geste radical, à quoi se reconnaît la philosophie moderne : soustraire l’examen des vérités à la simple forme du jugement. Ce qui veut toujours dire : décider une ontologie des multiplicités. Rester fidèles, par conséquent, à Lucrèce, se dire que tout instant est celui où

Mais Deleuze n’était-il pas lui aussi, en dépit de ses inflexions stoïciennes, un fidèle de Lucrèce ? J’aimerais revenir sur ce qui lui a fait choisir, contre, tout de même, la mathématicité ontologique, le mot « vie » comme nom principal de l’être.