L’ontologie fermée de Spinoza
Quand une proposition en pensée sur l’être se présente, hors mathématique, comme originairement philosophique, elle porte sur la généralité du « il y a ». Elle convoque alors nécessairement trois opérations primordiales.
Il faut d’abord construire et légitimer le ou les noms du « il y a », comme nous avons vu que je le faisais avec « multiple pur », ou Deleuze avec « vie ». Ces noms sont toujours saisis dans une option plus ou moins explicite, qui porte sur le type de jointure, ou de déliaison, entre l’un et le multiple.
Il faut ensuite déployer la ou les relations à partir desquelles on se propose d’évaluer la consistance du « il y a ».
Il faut enfin – et c’est le corps complexe de toute philosophie de l’être, considérée ici comme mathématique implicite – assurer ce que j’appellerai la « prise », ou l’entame, des relations formellement intelligibles sur ce qui est supposé, ou supporté, par les noms du « il y a ».
Donnons deux exemples typiques, et contrastés de ce que l’un est poético-philosophique, l’autre purement mathématique :
– Dans l’entreprise de Lucrèce, dont nous avons déjà parlé, le « il y a » est supposé sous deux noms : le vide, et les atomes. Les relations sont le choc et l’accrochage. Ce qui assure la prise des relations sur les constituants nominaux du « il y a » est un événement inassignable : le clinamen, la déviation, par quoi l’indifférence de la trajectoire des atomes advient sur fond de vide aux relations et compose un monde.
– Dans la théorie mathématique des ensembles, dont nous avons dit qu’elle accomplissait la mathématique comme pensée de l’être-multiple, le « il y a » est supposé sous le seul nom du vide, de l’ensemble vide. L’unique relation est la relation d’appartenance. La prise de la relation sur le « il y a » est assurée par les formes d’efficacité de la relation, lesquelles sont codées dans des axiomes, les axiomes opératoires de la théorie. Cette prise tire du seul vide un « univers », la hiérarchie cumulative transfinie des ensembles.
Peut-être du reste n’y a-t-il que deux modèles de la prise, donc de l’opération de la pensée par quoi les noms de l’être sont pliés à la relation qui les fait consister : le modèle événementiel, qui est celui de Lucrèce, et le modèle axiomatique.
Spinoza, qui exclut tout événement en interdisant l’excès, le hasard et le sujet, opte absolument pour la figure axiomatique. De ce point de vue, le more geometrico est crucial. Il n’est pas une forme de la pensée, il est le tracé d’écriture d’une décision pensante originelle.
Une inspection scolaire de l’Éthique peut faire valoir une forte simplicité. Le « il y a » est indexé à un seul nom, la Substance absolument infinie, ou Dieu. L’unique relation admise est la causalité. La prise de la relation sur le nom est de l’ordre de l’effectuation immanente du « il y a » lui-même, puisque, comme on sait, théorème 34 de la partie 1, « la puissance de Dieu est son essence même ». Ce qui veut dire non seulement, théorème 18 de la même partie, que « Dieu est la cause immanente de toutes choses », mais que telle est son identité, pensée dans la prise de la relation causale.
On aurait donc une proposition sur l’être intégralement affirmative, immanente et intrinsèque. En particulier, la différence, constitutive par exemple de l’ontologie de Lucrèce (il y a le vide et les atomes), serait ici absolument subordonnée, voire nominale. Une question d’expression, qui n’altère pas la détermination du « il y a » sous le signe de l’un. Parmi cent autres passages, citons celui du scolie du théorème 7 de la partie 2 : « Un mode de l’étendue et l’idée de ce mode sont une seule et même chose, mais exprimée de deux manières (duobus modis expressa). »
Cette simplicité est évidemment purement apparente. En fait, nous allons montrer :
– premièrement, qu’il y a un enchevêtrement multiple et complexe de ce qui permet la nomination du « il y a », et que l’évidence de la différence est, dans cet enchevêtrement, constamment requise ;
– deuxièmement, qu’il n’y a pas une seule relation fondamentale, la causalité, mais au moins trois, que j’appellerai, outre la causalité, le couplage et l’inclusion ;
– troisièmement, que se dessine en creux, sous l’un du « il y a », un type de singularité à tous égards exceptionnel, dont les caractéristiques formelles sont celles d’un sujet, et dont le nom spinoziste est intellectus. Suivant sur ce point les fortes suggestions de Bernard Pautrat, je traduirai cet intellectus par « intellect ». Le cœur de l’ontologie spinoziste est atteint quand on comprend que cet intellect exige des propositions sur l’être hétérogènes aux propositions explicites.
Dans l’Éthique, la nomination du « il y a » est, nous l’avons rappelé, Dieu. Mais la construction de ce nom – ce que Spinoza appelle sa définition – est extrêmement complexe.
Dieu est « ens absolute infinitum », un « étant absolument infini ». Notons déjà la réquisition du terme indéterminé ens, « étant », comme nomination d’un « il y a » virtuel dont la précompréhension renvoie à une strate ontologique, sinon plus profonde, du moins plus extensive. « Infini » est évidemment la grande question, puisque c’est ici le déterminant de l’indéterminé, et quasiment le « il y a » du « il y a ». « Infini » est explicité ainsi : « substance consistant en une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie ». L’important est que l’absoluité de l’infinité divine n’est pas qualitative, ou elle-même indéterminée. Elle renvoie à une infinité effectivement plurielle, et donc quantitative. Le signe de la quantité, ou de ce que l’infinitum suppose l’infinitas nombrable, est que cette infinitas se laisse penser selon le « chacun » des attributs, le unumquodque. Elle est donc indubitablement composée d’unités indécomposables, qui sont les attributs. Bien entendu, le concept de l’infini est alors sous la loi de la différence. On ne peut appréhender l’infinité des attributs, en tant qu’elle est composition des « chacun », que sous la pertinence d’une différence primordiale, celle qui fait qu’en un certain sens un attribut est absolument différent d’un autre. Ou encore : l’infinité de Dieu, qui est ce qui le singularise comme substance et entraîne qu’il est le nom du « il y a », ne s’expose à la pensée que sous le signe du multiple. Le point d’appui intelligible de ce multiple est la différence expressive des attributs.
Mais qu’est-ce qu’un attribut ? « Par attribut, j’entends ce que l’intellect perçoit d’une substance comme constituant son essence », définition 4 de la partie 1. L’attribut est l’identification essentielle d’une substance par l’intellect, intellectus. En sorte que la singularisation existentielle de Dieu est finalement suspendue à l’élucidation, ou à l’évidence première, de ce qu’il faut entendre par intellectus.
Dans la lettre de février 1663 à Simon de Vries, Spinoza prend bien soin de déclarer que le mot « attribut » ne constitue pas par lui-même une nomination du « il y a » essentiellement distincte de la nomination par la substance. Après avoir rappelé la définition de la substance, il ajoute : « C’est la même chose que j’entends par attribut, à cela près que ce terme s’emploie du point de vue (respectu) de l’intellect, qui attribue à la substance telle nature déterminée. » Ainsi l’attribut, et, au-delà, la multiplicité des attributs, qui identifie l’infinité divine, est une fonction de l’intellect. Dans le dispositif général du « il y a », sous le nom de Dieu, existe une localisation singulière, l’intellect, du point de vue ou des opérations de laquelle dépend que la pensée puisse s’ouvrir un accès rationnel à l’infinité divine, et donc au « il y a » lui-même.
Il faut donc convenir que l’intellect est en position de pli, pour utiliser le concept central de la philosophie de Deleuze. Ou encore, cette fois dans ma langue, que l’intellect est un opérateur de torsion. Il est localisable comme production immanente de Dieu, mais il est aussi requis pour que la nomination du « il y a » par Dieu se soutienne. Car seules les opérations singulières de l’intellect donnent sens à la singularisation existentielle de Dieu en tant que substance infinie.
La pensée de cette torsion est à mon avis l’énigme et la clef de la proposition spinoziste sur l’être, tout comme le clinamen est l’énigme de Lucrèce, ou l’hypothèse du continu l’énigme de la théorie des ensembles.
Penser la torsion veut dire : comment la détermination spinoziste du « il y a » fait-elle retour vers son pli intérieur, qui est l’intellect ? Ou, plus simplement : comment penser l’être de l’intellect, le « il y a de l’intellect », si l’accès rationnel à la pensée de l’être, ou du « il y a », est lui-même dépendant des opérations de l’intellect ? Ou encore : l’intellect opère, mais quel est le statut d’être de son opération ?
Appelons ontologie implicite de Spinoza – qui est aussi l’ensemble des opérations de fermeture de sa pensée de l’être – tout ce qui est requis pour penser l’être de l’intellect. Ou encore, ce que la pensée d’un être de la pensée suppose d’hétérogène à la pensée de l’être.
L’investigation de l’ontologie implicite a pour fil conducteur la construction-variation, par Spinoza, du pli intérieur, donc du concept d’intellectus.
Le point de départ général est la pensée (cogitatio) comme attribut de Dieu. Il s’agit là de ce que Spinoza appelle la « pensée absolue », et qu’il distingue précisément de l’intellect. Démonstration du théorème 31 de la partie 1 : « Par intellect en effet, comme il va de soi, nous n’entendons pas la pensée absolue, mais seulement un mode spécifié de la pensée, lequel mode diffère d’autres, comme le désir, l’amour, etc. ». L’intellect, bien qu’il soit ce à partir de quoi existent les identifications attributives de la substance, est clairement lui-même un mode de l’attribut pensée. Disons que la pensée comme attribut est une exposition absolue de l’être, et que l’intellect est le pli intérieur de cette exposition, pli d’où il y a l’exposition en général.
Dans sa figure première, l’intellect est évidemment infini. Il l’est nécessairement, puisqu’il supporte l’identification de l’infinité des attributs de la substance. Il est l’exemple même, et même le seul exemple, d’un mode infini immédiat de l’attribut pensée. Les modes infinis immédiats sont décrits, sans que leur existence soit exemplifiée, dans la proposition 21 de la partie 1 : « Tout ce qui suit de la nature absolue d’un attribut de Dieu a dû exister toujours et être infini. » En juillet 1675, un certain Schuller demande à Spinoza des exemples « de choses produites immédiatement par Dieu ». Spinoza répond aussitôt que, « dans l’ordre de la pensée », l’exemple est l’intellect absolument infini.
Le concept même de mode infini occupe dans l’économie de l’ontologie spinoziste une position paradoxale. En fait, il est impossible de décider l’existence d’un quelconque de ces modes, puisqu’ils ne sont, ni déductibles a priori, ni proposés à l’expérience finie. Disons qu’un mode infini est un concept bien formé, mais existentiellement indécidable. Or l’existence d’un indécidable n’est jamais tranchée que par une supposition axiomatique. C’est bien ce qu’on voit, à propos de l’intellect infini, quand – par exemple –, dans la lettre à Oldenburg de novembre 1665, Spinoza écrit : « Je pose (statuo) qu’il est donné dans la nature une puissance infinie de penser. » L’intellect infini a donc ainsi, sinon une existence expérimentée ou prouvée, du moins un statut, le statut que lui confère un « statuo ».
Ainsi statué, l’intellect infini est le support d’opérations très enchevêtrées.
Tout d’abord, il est ce qui donne mesure de la puissance de Dieu. Car ce que peut, et par conséquent doit, produire Dieu en tant que puissance immanente est exactement tout ce que l’intellect infini peut concevoir. Théorème 16 de la partie 1 : « De la nécessité de la nature divine doivent suivre une infinité de choses en une infinité de modes (c’est-à-dire tout ce qui peut tomber sous un intellect infini). » L’intellect infini est la norme modale de l’extension de la possibilité modale. Toutes les choses qu’il peut intellecter, « omnia quae sub intellectum infinitum cadere possunt », sont tenues d’exister.
Il est clair qu’aucun autre mode infini par nous imaginable n’a une telle capacité de mesure. En particulier pas l’autre exemple de mode infini immédiat donné par Spinoza, soit le mouvement et le repos, apparemment symétrique de l’intellect infini du côté de l’étendue. Car du concept pur du mouvement et du repos ne suit évidemment aucune prescription générale sur la puissance de Dieu.
Le fondement de cette dissymétrie est clair. Il tient à ce que l’intellect infini suppose, outre sa détermination intrinsèque comme mode infini de l’attribut pensée, une tout autre détermination, qui, elle, est extrinsèque. Car l’intellect, dont les composantes sont des idées, est aussi bien déterminé par ce qu’il intellecte, ou par ce dont l’idée est l’idée. C’est ainsi que les attributs de Dieu, sans restriction, et les affections de ces attributs, composent ce que l’intellect infini saisit, ou comprend, ou embrasse (comprehendit). Dieu est certes ce en quoi est situé l’intellect, comme mode infini. Et cela relève de la relation ontologique de causalité. L’intellect est un effet immanent de Dieu. Mais l’intellect est aussi tel que Dieu et ses attributs sont ce qu’il comprend, ou le corrélat des idées qui le constituent. Car toute idée est « idée de », elle est corrélée à un idéat, ou encore, il y a un objet de l’idée. Et en ce sens les attributs de Dieu et les modes de ces attributs sont des objets de l’intellect infini.
La notion d’objet pour une idée est d’autant plus forte que Spinoza déclare expressément que l’objet, pour part, singularise ou identifie l’idée, en particulier pour ce qui concerne ce qu’il appelle sa « réalité ». Ainsi dans le scolie du théorème 13 de la partie 2 : « Nous ne pouvons pas nier que les idées diffèrent entre elles comme leurs objets, et que l’une l’emporte sur l’autre, et contient plus de réalité, dans la mesure où l’objet de l’une l’emporte sur l’objet de l’autre, et contient plus de réalité. »
Il est clair que cela suppose, outre la causalité, une seconde relation fondamentale, relation qui elle-même n’a de sens que pour l’intellect, et le singularise absolument. Car nous savons que pour Spinoza, qui n’est en rien empiriste, la relation entre l’idée et son idéat, ou l’idée et l’objet de l’idée, ne relève jamais de l’action causale. C’est en particulier le sens du théorème 2 de la partie 3 : « Le corps ne peut déterminer l’esprit à penser, ni l’esprit déterminer de corps au mouvement, ni au repos. » Il n’y a nulle relation causale concevable entre l’idée et son objet, car la relation de causalité opère strictement à l’intérieur d’une identification attributive, alors que, et c’est tout le problème, l’objet d’une idée de l’intellect peut fort bien être un mode d’un autre attribut que la pensée.
Pour ainsi enjamber la disjonction entre attributs, il faut une relation spéciale, qui ne peut être la causalité, et que je nommerai le couplage. Une idée de l’intellect est toujours couplée à un objet, ce qui veut dire qu’un mode de la pensée est toujours couplé à un autre mode, lequel peut être de l’étendue, de la pensée, ou de tout autre attribut.
Qu’il s’agisse là d’une relation forte est attesté par le fait que Spinoza n’hésite pas à l’appeler une « union ». Démonstration du théorème 21 de la partie 2 : « Que l’esprit est uni au corps, nous l’avons montré de ce que le corps est objet de l’esprit. Et par suite pour cette même raison, l’idée de l’esprit doit être unie avec son objet, c’est-à-dire avec l’esprit lui-même, de la même manière que l’esprit lui-même est uni au corps. » Où l’on voit que, de façon générale, il y a union, y compris par enjambement de la disjonction des attributs, entre l’idée et son objet. C’est cette union, singularité radicale des opérations de l’intellect, que j’appelle le couplage.
Il faut évidemment ajouter que le couplage a une norme. Une idée est plus ou moins « bien couplée » avec son objet. Un couplage achevé s’appelle une vérité. C’est ce qui est dit dès l’axiome 6 de la partie 1 : « l’idée vraie doit convenir avec son idéat ». La convenance est ce qui norme le couplage et en fait une vérité. Et cette norme de convenance, tout comme la relation de couplage, est extrinsèque, et non, comme la causalité, strictement immanente à la détermination attributive. Dans l’explication de la définition 4 de la partie 2, Spinoza prend soin de distinguer une norme intrinsèque du vrai, qui est l’adéquation, et qui finalement renvoie à la causalité, et une « dénomination extrinsèque de l’idée vraie, à savoir la convenance de l’idée avec son idéat ». La convenance renvoie cette fois, non à la causalité, mais au couplage. Et il est clair qu’aucun autre mode infini que l’intellect n’exige des termes qui le composent de supporter une relation de couplage, comme c’est le cas pour l’idée. Encore bien moins les autres modes infinis supposés ont-ils à s’accommoder de la norme du couplage, la convenance, dont le résultat s’appelle vérité.
La relation de couplage, tout comme la relation de causalité, induit l’existence de chaînes infinies. Ainsi, tout mode a une cause, laquelle a une cause, et ainsi de suite. De même, toute idée qui est couplée à son objet est obligatoirement à son tour l’objet d’une idée qui se couple avec elle. C’est le thème très connu de l’idée de l’idée, examiné en particulier dans le scolie du théorème 21 de la partie 2, sur le cas particulier de l’esprit comme idée du corps, et de l’idée de l’esprit comme idée de l’idée. Le texte intrique de façon subtile l’identité ontologique et la relation de couplage : « L’esprit et le corps, c’est un seul individu que l’on conçoit tantôt sous l’attribut de la pensée, tantôt sous celui de l’étendue ; et donc l’idée de l’esprit et l’esprit lui-même sont une seule et même chose, que l’on conçoit sous un seul et même attribut, à savoir sous l’attribut de la pensée. […] En vérité, l’idée de l’esprit, c’est-à-dire l’idée de l’idée, n’est rien d’autre que la forme de l’idée, en tant qu’on considère celle-ci comme un mode de penser, sans relation à l’objet. » Le « une seule et même chose » semble faire s’évanouir toute différence sous-jacente à la relation de couplage. Cependant, il n’en est rien. Car c’est seulement le couple, tel que saisi dans l’intellect, qui identifie l’individu. Il en résulte en particulier que l’idée du corps, en tant qu’elle couple par enjambement de la disjonction attributive, reste nécessairement distincte de l’idée de cette idée, qui couple de façon immanente à l’attribut pensée. On peut encore dire : chaque fois, il y a sous la relation un effet d’identité. C’est le même individu diversement intellecté, comme corps et comme esprit, et puis c’est le même esprit deux fois intellecté. Mais cet effet d’identité n’est intelligible que dans les catégories de l’intellect, lesquelles précisément s’originent du couplage.
Finalement, la structure active de l’intellect infini est radicalement singulière, et s’avère exorbitante aux principes généraux de la nomination ontologique.
– Elle dépend de l’indécidabilité qui s’attache aux modes infinis.
– Elle prend mesure de la puissance totale de Dieu.
– Elle impose, outre la causalité, une autre relation, le couplage, qui subvertit les champs identitaires.
– Elle supporte, en chacun de ses points, ou idées, non pas seulement une récurrence infinie, selon la causalité, mais deux, selon aussi le couplage.
En fait, l’intellect infini fait par soi-même exception au fameux théorème 7 de la partie 2 : « L’ordre et l’enchaînement des idées est le même que l’ordre et l’enchaînement des choses. » Car dans nul autre attribut que la pensée n’est concevable – ou représentable par l’intellect – une structure isomorphe à celle de l’intellect lui-même. Et donc l’attribut pensée n’est pas isomorphe, même selon la seule relation de causalité, aux autres attributs.
Si l’on en vient maintenant à l’intellect humain, ou intellect fini, les choses se compliquent encore.
La difficulté majeure est la suivante : l’intellect fini peut-il se concevoir comme une modification ou affection de l’intellect infini ? C’est ce que semble imposer la relation de causalité comme relation constituante de la détermination immanente du « il y a ». Malheureusement, il n’en est rien. Car le théorème 22 de la partie 1 établit que « tout ce qui suit d’un attribut de Dieu, en tant qu’il a été modifié d’une telle modification, qui par cet attribut existe nécessairement et comme infini, doit aussi exister nécessairement et être infini ». En clair : tout ce qui suit d’un mode infini immédiat, comme l’intellect infini, est infini. Il n’y a donc aucune chance que l’intellect fini soit un effet de l’intellect infini. Pourquoi portent-ils le même nom ?
Pour résoudre ce problème, et non sans quelque timidité, Spinoza propose, après la causalité et le couplage, une troisième relation fondamentale, qu’on peut appeler l’inclusion. Certes, l’intellect fini n’est pas un effet de l’intellect infini, mais, nous dit Spinoza, il en est une partie. C’est ce qu’énonce, sans à vrai dire ni démonstration ni élucidation du concept en jeu, le corollaire du théorème 11 de la partie 2 : « l’esprit humain est une partie de l’intellect infini de Dieu ». Cette relation inclusive, tout à fait nouvelle, traite en réalité de ce qui est à mon sens la plus grande difficulté de l’ontologie spinoziste : le rapport entre l’infini et le fini.
Qu’il s’agisse bien d’une inclusion, d’une vision en termes d’ensembles, est attesté par la réciproque. De même que l’intellect fini est une partie de l’intellect infini, de même l’intellect infini est le rassemblement, la collection, des intellects finis. Scolie du théorème 40 de la partie 5 : « Notre esprit, en tant qu’il intellecte, est un mode éternel de la pensée, qui est déterminé par un autre mode éternel de la pensée, et celui-ci à son tour par un autre, et ainsi à l’infini ; en sorte qu’ils constituent tous ensemble l’intellect éternel et infini de Dieu. » Sommation à l’infini d’une chaîne infinie de modes finis, l’intellect infini peut bien être dit le point limite des finitudes qu’il totalise. À l’inverse, l’intellect fini est un point de composition pour sa sommation infinie. La causalité n’est ici qu’un ordre apparent, puisqu’elle est impuissante à nous faire sortir du fini. Car, comme l’établit le théorème 28 de la partie 1, un mode fini n’a jamais pour cause qu’un autre mode fini. La vraie relation est inclusive.
Spinoza ne se gêne pas pour dire ailleurs tout le mal qu’il pense d’un maniement incontrôlé de la relation tout/parties. Mais au point de l’intellect, et pour justifier que le même mot puisse désigner des opérations humaines et des opérations du pli intérieur de l’attribut pensée, il faut en passer par là. L’inclusion seule rend raison, globalement, de l’être de l’intellect fini.
Si on cherche maintenant ce que peuvent être les opérations de cet intellect, on retrouvera immédiatement la relation de couplage. Le motif essentiel est d’identifier l’esprit humain par couplage au corps. On évite dès lors d’engager directement la troisième relation, inclusive, en restant, si je peux dire, au niveau local. L’esprit humain est une idée, donc une composante finie de ce dont l’intellect infini nomme la modalité supérieure. Il est l’idée du corps.
Le grand avantage de ce traitement purement local est de rendre raison de tout ce qu’il y a d’obscur dans la pensée finie. Souvenons-nous en effet que la relation de couplage possède une norme, la convenance. Et que si l’idée ne convient pas à l’objet avec lequel elle est couplée, elle est obscure, ou non vraie. Tout l’obscur de la pensée va être généré et mesuré par la norme de convenance. La clef en est le théorème 24 de la partie 2 : « L’esprit humain n’enveloppe pas la connaissance adéquate des parties composant le corps humain. » Ce qui est dit encore plus brutalement dans la démonstration du théorème 19 de la même partie : « L’esprit humain ne connaît pas le corps humain. »
Notons la complexité de cet abord : ontologiquement, l’esprit est une idée, l’idée du corps. Mais ce n’est pas pour autant qu’il connaît son objet. Car la relation de couplage entre idée et objet de l’idée est susceptible de degrés, elle est plus ou moins soumise à la norme de convenance. Et ce d’autant qu’il s’agit d’une idée complexe, rapportée à la composition multiple du corps.
Finalement, l’ontologie de l’intellect fini, au prix d’un usage de la troisième relation inclusive, rend raison de tous les thèmes du livre 5 : comme nous sommes parties de l’intellect infini, nous expérimentons que nous sommes éternels. La théorie des opérations de cet intellect, au prix d’un usage de la deuxième relation, le couplage, éclaire les thèmes des livres 3 et 4 : nous n’avons pas immédiatement d’idée adéquate de ce que notre propre intellect peut bien être.
Le raccord entre les deux n’est certes pas simple. La difficulté devient en effet la suivante : si l’intellect fini est défini comme couplage idéal au corps sans connaissance de son objet, d’où vient qu’il puisse avoir des idées vraies ? Certes, la relation inclusive l’explique, mais ce n’est qu’une métaphore globale. Quelle est l’opération locale des vérités ?
Le problème n’est pas de savoir que nous avons des idées vraies, au sens extrinsèque de la norme de convenance, car nous expérimentons que nous en avons. L’idée vraie s’atteste elle-même, y compris dans sa validation par le couplage, la convenance. Le scolie du théorème 43 de la partie 2 déploie ce thème fameux : « D’où un homme peut-il savoir qu’il a une idée qui convient avec ce dont elle est l’idée ? Je viens de montrer plus qu’assez que cela provient de cela seul qu’il a une idée qui convient avec ce dont elle est l’idée, autrement dit, de ce que la vérité est norme d’elle-même. » Et Spinoza, en ce point, tient à unifier l’approche opératoire par le couplage, et l’approche proprement ontologique par l’inclusion. Car il écrit ensuite : « Ajoutons que notre esprit, en tant qu’il perçoit les choses en vérité, est une partie de l’intellect infini de Dieu. » Ainsi, l’existence d’idées vraies est globalement garantie par l’inclusion de l’intellect fini dans l’intellect infini, localement, par l’exposition manifeste de la convenance d’un couplage.
Le vrai problème est : comment ? Comment l’intellect fini a-t-il des idées vraies, dès lors qu’il n’a pas la connaissance de l’objet-corps, dont il est l’idée ?
La solution de ce problème strictement opératoire, puisqu’il n’est pas existentiel, s’élabore dans les théorèmes 38 à 40 de la partie 2. Ces théorèmes établissent que toute idée renvoyant à une propriété commune à tous les corps, ou à toutes les idées, voire à tout ce qui est, en tant qu’il est, est nécessairement vraie. Et que les idées qui suivent des idées vraies sont également vraies.
Autrement dit : du corps singulier dont notre esprit est l’idée, il n’y a pas de connaissance vraie. Mais de ce qui est commun à tous les corps, de ce qui par conséquent n’est pas singulier, il y a obligatoirement dans l’intellect fini, dès lors qu’il peut s’y coupler, une idée vraie.
Nous avons des idées vraies parce que l’intellect fini détient des idées couplées à des objets non singuliers, à des objets communs.
Finalement, la raison véridique se tisse de notions communes.
On connaît la polémique constante de Spinoza contre les universaux et les homonymies sans contenu d’être. En un sens, sa doctrine n’admet l’existence, en tant qu’effet immanent du « il y a » divin, que de singularités. D’un autre côté, la seule preuve admissible d’une opération locale des idées vraies repose entièrement sur les notions communes, ou propriétés génériques des singularités. Le vrai est générique, lors même que l’être est la puissance des singularités.
Spinoza n’hésite pas à le répéter : « les notions qu’on appelle communes sont les fondements de notre capacité déductive ». Et plus fermement encore, dans la démonstration du corollaire 2 du théorème 44 de la partie 2 : « Les fondements de la raison (fondamenta rationis) sont des notions qui expliquent ce qui est commun à tout, et qui n’expliquent l’essence d’aucune chose singulière ; et qui pour cette raison doivent se concevoir sans aucune relation au temps, mais sous une certaine espèce d’éternité. »
L’objection selon quoi le troisième genre de connaissance serait essentiellement distinct de la raison, et nous ouvrirait un accès « latéral » (ou purement intuitif) aux singularités elles-mêmes, ne tient pas. C’est un débat trop ancien et trop complexe pour le détailler ici. On notera seulement que la préface de la partie 5 identifie de façon tout à fait générale la « puissance de l’esprit » à la « raison » : « de sola mentis, seu rationis potentia agam ». Et que, si le troisième genre de connaissance est bien une « science intuitive », comme, selon la formule fameuse, les « yeux de l’âme sont les démonstrations elles-mêmes », une « intuition » de cet œil ne peut évidemment être qu’une saisie « d’un seul coup » des démonstrations, un parcours instantané du lien déductif entre notions communes. Ce qui ne saurait nous affranchir de l’universalité pure où sont cantonnées les idées vraies de l’intellect fini.
Nous voici donc reconduits à la pure axiomatique éternitaire, dont nous étions partis. Car si le champ du pensable – pour un intellect fini – est gagé par « ce qu’il y a de commun à tout », il s’agit en réalité du dispositif du « il y a », soit l’identification attributive de l’infinité divine.
Cette fermeture circulaire de l’ontologie spinoziste par la médiation des structures de l’intellect est tramée par des schèmes complexes, qu’il convient de récapituler.
1. Il n’est possible d’ouvrir la voie à l’identification du « il y a » sous le nom de Dieu que par une précompréhension de la différence, laquelle à son tour soutient la conception purement extensive de l’infinité divine.
2. La possibilité de la conception extensive de l’infinité divine suppose, pour les attributs, comme pour la mesure de la puissance divine, un pli interne, une singularité irréductible, qui est l’intellect infini.
3. L’intellect infini a tous les traits caractéristiques, sinon d’un sujet, du moins de la modalité subjective, ou de la puissance prédicative attachée à cet effet. En tant que mode infini immédiat, il est inaccessible aux voies usuelles de l’établissement d’une existence. Il est donc existentiellement indécidable. Dans sa structure, l’intellect infini exige une relation étrangère à la relation unique initialement proposée, qui est la causalité. Cette deuxième relation est le couplage. Elle a une norme, la convenance, qui gage la vérité. Disons que l’opération de l’intellect, comme opération de vérité, est atypique. Enfin le couplage infinitise tout point de l’intellect, comme la causalité infinitise tout point du « il y a ». Disons que l’intellect est intrinsèquement une doublure de la puissance productive immanente.
Ce sont ces traits : indécidabilité d’existence, caractère atypique de l’opération, effet de doublure, qui identifient à mes yeux l’intellect comme modalité de l’effet-sujet.
4. L’intellect humain, ou intellect fini, ou esprit, exige à son tour, pour être localisé, une troisième relation, l’inclusion. De même que la relation de couplage permet de franchir la disjonction entre attributs différents, de même la relation d’inclusion permet de franchir la disjonction entre fini et infini. L’intellect est alors déterminé ontologiquement comme point local de l’intellect infini, lequel est récollection de ces points. Si l’on convient de dire que l’intellect infini est la modalité intrinsèque de l’effet de sujet, on dira que l’intellect humain est un effet de sujet localisé. Ou une différentielle subjective. Ou tout simplement : un sujet.
5. On peut aussi définir l’intellect humain par couplage. Il en résulte aussitôt que les seuls points de vérité sont axiomatiques et généraux. Le singulier est soustrait à toute différentielle subjective locale. Ce qui se dit aussi : la seule capacité au vrai d’un sujet, donc de l’esprit humain, est une mathématique de l’être, ou l’être mathématiquement pensé. Toute vérité est générique.
Ou encore : ce qui de l’être est pensable est mathématique.
Je peux dès lors conclure : le more geometrico est la pensée vraie elle-même, en tant que pensée de l’être, ou du « il y a ». On ne peut penser l’être que more geometrico. Inversement, toute pensée mathématique est pensée de l’être, dans une localisation finie. C’est pourquoi en effet « les yeux de l’esprit sont les démonstrations elles-mêmes ». Hors les mathématiques, nous sommes aveugles.
Ce résultat est, à mon avis, certain. Dieu doit s’entendre comme la mathématicité elle-même. Le nom du « il y a » est : mathème.
Cependant, et dans le texte de Spinoza lui-même, les voies d’établissement de ce résultat contraignent – c’est ce que je nomme les opérations de fermeture – à ouvrir un espace de pensée qui n’est pas normé par la nomination du « il y a ». Les termes constitutifs de cet espace sont : indétermination, différence, sujet, indécidabilité, atypicité, couplage, doublure, inclusion, généricité du vrai. Et quelques autres.
Il manque, pour expliciter cet envers du mathématique, ou ce revers, une catégorie fondatrice, qui s’excepte du « il y a », ou le supplémente. C’est exactement là que devrait venir ce qu’après d’autres j’ai nommé « événement ». L’événement est aussi ce qui fonde le temps, ou plutôt, événement par événement, des temps. Mais Spinoza n’en voulait rien savoir, qui voulait penser, selon sa propre expression, « sans aucune relation au temps », et qui voyait la liberté dans « un amour constant et éternel envers Dieu ». Disons : dans la pure élévation du mathème. Ou encore : dans l’amour du « il y a », amour « intellectuel » qui n’est jamais que l’abréviation intuitive d’une démonstration, un coup d’œil des yeux de l’esprit.
D’autres pensées s’ouvrent cependant dans la doublure même de cette pensée exclusive. Ces pensées assumeront la mathématique de l’être-multiple. Elles seront explicitement spinozistes de ce biais. Mais leur élan véritable se tirera plutôt du spinozisme implicite et paradoxal, de la torsion événementielle où advient, sous le nom d’« intellect », le paradoxe d’un sujet.
Ces pensées pratiqueront l’élévation du mathème, mais, soucieuses de ce qui l’excède, ou s’en impatiente, elles ne consentiront plus à lui accorder des noms divins.
C’est pourquoi elles auront accès à l’infini sans être pour autant embarrassées par la finitude. Sur ce point, elles retrouveront une inspiration plus platonicienne que spinoziste.
Le platonisme : grande question. Je l’ai tenue en réserve, indiquant qu’à la fois Platon découvrait, et sous-estimait, la portée des mathématiques comme science de l’être en tant qu’être. J’ai aussi dit que je n’emprunterai que plus tard, contre la vision empiriste (aristotélicienne) des mathématiques, la voie platonisante directe. Le moment est venu.