Logique, philosophie,
« tournant langagier »
Le mode propre sur lequel une philosophie convoque une expérience de pensée dans son espace conceptuel relève strictement, non de la loi supposée de l’objet, mais des objectifs et des opérateurs de cette philosophie elle-même. Il ne saurait donc être question de dire : la philosophie doit s’intéresser à la logique, aujourd’hui entièrement mathématisée, parce que celle-ci est un objet constitué, une forme donnée du savoir. Nous exigeons une saisie immanente de cet impératif. C’est cette immanence à la philosophie d’une saisie contemporaine de la logique que nous voulons ici appréhender.
L’incise proprement philosophique de la logique tient à ceci : la mathématisation de la logique, par Boole, Frege, Russell, Hilbert, Gödel et beaucoup d’autres, est étroitement liée à ce qu’on a appelé le tournant langagier de la philosophie. À supposer, ce qui est mon cas, qu’on ait pour projet philosophique de revenir sur ce tournant langagier, ou d’identifier la pensée et les vérités comme des processus dont le langage n’est qu’une donnée parmi d’autres, ou encore : si l’on désire abandonner toute conception transcendantale du langage, alors il est inévitable de reconsidérer philosophiquement la mathématisation de la logique.
Pour le dire plus abruptement : si le nœud de la pensée et de l’être, qui s’indique philosophiquement sous le nom de vérité, n’est pas d’essence grammaticale, ou s’il est sous condition de l’événement, du hasard, de la décision et d’une fidélité a-topique, et non sous la condition des règles anthropologiques et logiques du langage ou de la culture, alors il faut se demander quelle est exactement la détermination ontologique de la logique mathématisée.
Dans le dispositif de pensée qui est le mien, cette question est complexe. Elle est, dirais-je, une figure de torsion. Puisque je pose que l’ontologie, soit ce qui de l’être en tant qu’être peut s’inscrire, ou s’écrire, comme logos, est exactement la mathématique elle-même, il en résulte que demander ce qu’est la détermination ontologique de la logique mathématisée devient : quelle est la détermination mathématique de la logique mathématisée ?
En quoi cette question peut-elle être philosophique ? Elle semble renvoyer à une simple distance intérieure de la mathématique. La distance où se pense, à partir de la mathématique elle-même, le statut de la logique comme discipline mathématique. La pensée de cet écart intérieur relève-t-il de la philosophie ?
Nous voici installés dans une triangulation complexe, dont les trois pôles sont la mathématique, la logique et la philosophie.
L’axiome de discrimination qu’il faut alors introduire est à mon sens le suivant : une philosophie est aujourd’hui largement décidée par la position qui est la sienne sur le rapport des deux autres sommets du triangle, la mathématique et la logique.
Il se trouve en particulier que le tournant langagier de la philosophie contemporaine est finalement commandé, dans une large mesure, par une thèse plus ou moins explicite d’identification de la logique et des mathématiques. Thèse dont le logicisme de Russell n’est qu’une forme extrême et non nécessaire. Thèse évidemment facilitée par l’intégrale mathématisation de la logique. Thèse, nous l’avons dit, de provenance aristotélicienne, ou leibnizienne.
Le tournant langagier a, nous le savons, deux faces apparemment opposées, dont les noms propres dominants sont Wittgenstein et Heidegger. Du premier, on retiendra qu’il énonce une stricte coextensivité entre le monde et le langage, les limites de l’un étant exactement les limites de l’autre. Du second, on retiendra que la pensée dans les temps de détresse est d’abord acheminement vers la parole ; ou que, comme il est dit à propos de Rilke, « il y a voilement parce que la région essentielle se dérobe ; mais reste le chant qui nomme la Terre ». Dans tous les cas, le lieu où se joue le destin de la pensée est l’exacte frontière du dicible. Et pour que tel soit le lieu, il faut que la mathématique, ramenée à la logique calculatrice et aveugle, ne soit pas une pensée.
Wittgenstein soutiendra simultanément :
1. « La mathématique est une méthode logique » (Tractatus, 6.2), puis, que nous avons déjà cité :
2. « La proposition mathématique n’exprime aucune pensée » (Tractatus, 6.21).
Et Heidegger ramènera du même geste la mathématique au calcul de la maîtrise technique : « Il arrive ainsi que l’être de l’étant devient pensable dans la pensée pure de la mathématique. L’être ainsi calculable, et mis dans le calcul, fait de l’étant quelque chose de maîtrisable au sein de la technique moderne à structure mathématique. »
Ainsi Wittgenstein et Heidegger partagent l’identification de la mathématique et de la logique, au sein d’une disposition calculatrice où la pensée n’est plus pensante. Et ils tournent l’un et l’autre cette identification du côté du recours au poème, comme ce qui, dans la langue, persiste à s’accorder à la nomination de ce qui se retire. Pour Heidegger, il ne nous reste que le chant qui nomme la Terre. Mais Wittgenstein écrira aussi bien : « Je pense que j’ai résumé mon attitude à l’égard de la philosophie lorsque j’ai dit : la philosophie devrait être écrite comme une composition poétique. »
Le tournant langagier est ainsi la corrélation essentielle, philosophiquement instituée, entre, d’une part, l’identité calculatrice de la mathématique et de la logique, qui est soustraction de la pensée au profit d’une aveugle et technique puissance de la règle, et, d’autre part, le recours archi-esthétique à la puissance pacifique et éclaircie du poème.
Le protocole d’une rupture avec cette disposition philosophique exige par conséquent au moins deux gestes :
Le premier est le réexamen critique du poème comme appui d’une conception archi-esthétique du destin de la philosophie. C’est ce que j’ai entrepris pour mon propre compte dans de nombreuses études sur Mallarmé, Rimbaud, Beckett ou Hölderlin. J’ai dégagé dans ces études une catégorie philosophique générale, celle de l’« âge des poètes ». J’ai identifié des opérations singulières de la poésie comme pensée (désobjectivation, désorientation, interruption et isolement). J’ai montré que ces opérations étaient inaptes à soutenir le propos archi-esthétique. Mais je n’en parlerai pas ici.
Le second geste est une dissociation repensée de la logique et de la mathématique, capable de restituer à la mathématique sa dimension pensante, du biais de la thèse selon laquelle la mathématique est pensée de l’être en tant qu’être.
La restitution de la mathématique à son essence pensante prend son départ, nous l’avons vu, dans l’idée que l’être est déploiement du multiple pur, et à ce titre science de l’être en tant qu’être.
La dissociation repensée de la logique et des mathématiques concerne la distinction entre une décision ontologique, de caractère prescriptif, et une inspection logique, de caractère descriptif. C’est ce point, déjà indiqué, que je souhaite ici argumenter.
Quelle est la méthode ? Quant à la philosophie, je crois qu’elle est toujours sous condition d’événements de pensée qui lui sont extérieurs. Ces événements ne sont ni sa matière, car la philosophie n’est pas une forme, ni ses objets, car la philosophie n’est pas réflexive. Ils sont, proprement, ses conditions, soit ce qui autorise qu’il y ait philosophie ou transformation dans la philosophie.
Ainsi le tournant langagier lui-même a-t-il été sous la condition d’un événement de pensée fondamental : la mathématisation de la logique. Car la logique, ne l’oublions pas, était ce à partir de quoi la philosophie, dans la visée d’une appropriation pensante de l’être, se saisissait du langage. La logique, entre Aristote et Hegel, était la catégorie philosophique d’emprise de l’ontologie sur le langage. La mathématisation de la logique a en revanche autorisé que ce soit, si je puis dire, le langage qui se saisisse de la philosophie. Et le prix payé a été la destitution de toute ontologie ; soit sous la forme que lui donne Wittgenstein : les énoncés de l’ontologie sont des non-sens ; soit dans celle que lui donne Heidegger : les énoncés de la métaphysique sont dans l’époque de leur clôture nihiliste.
On demandera alors : quel événement de pensée, touchant à la logique, autorise la philosophie à se dessaisir de l’emprise grammaticale et langagière ? Comment nous assurons-nous d’une nouvelle distance intérieure entre la pensée mathématique comme telle et la logique mathématisée ?
Cet événement est parfaitement identifiable, même s’il est encore philosophiquement silencieux. Mais, comme le disait Nietzsche dans la discussion entre Zarathoustra et le Chien de feu : « Les plus grands événements nous surprennent, non dans nos heures les plus bruyantes, mais à l’heure du plus grand silence. » Cet événement silencieux est un changement fondamental de style dans la présentation mathématique de la logique. Il s’agit de la présentation de la logique dans le cadre de la théorie des catégories, avec, en son centre, le concept de topos, ou d’« univers ». Cet événement commence dans les années quarante avec la création, par Eilenberg et MacLane, pour les besoins de la géométrie algébrique, du langage catégoriel. Il se poursuit dans les années cinquante avec l’invention, par Groethendiek, du concept d’univers. Il s’achève, dans les années soixante et soixante-dix, avec la reformulation, par Freyd et Lawvere, de la totalité de la logique dans le langage des catégories. Le concept de topos élémentaire devient un outil transparent.
C’est Jean-Toussaint Desanti qui, le premier, m’a fait remarquer qu’une ontologie exclusivement fondée sur la théorie des ensembles – ce qu’il appelait une « ontologie intrinsèque » – méconnaissait l’apport, à ses yeux capital, d’une conception mathématique étayée sur la seule donnée des morphismes, ou corrélations réglées entre structures.
Je puis dire que c’est en mettant la philosophie sous condition de la théorie des topoi que j’ai pu, après un très long temps d’errance ou d’abstention, résoudre au moins partiellement mon problème.
Reformulons ce problème, de façon pleinement articulée. Je le fais en six thèses.
Première thèse : Il faut rompre avec le tournant langagier qui a saisi la philosophie.
Deuxième thèse : Il le faut, parce que cette orientation de pensée aboutit aujourd’hui à la pure et simple dislocation du désir philosophique comme tel. Soit que, comme dans l’espace anglo-saxon, la philosophie devienne une vaste scolastique, une grammaire des positions, voire une pragmatique des cultures. Soit que, dans la dépendance heideggerienne, il faille confier le salut de la pensée à des opérations postphilosophiques, à une archi-esthétique fragmentaire.
Troisième thèse : Au cœur des conditions du tournant langagier, il y a l’identification formelle de la logique et des mathématiques, qui est en dernier ressort autorisée par la mathématisation de la logique.
Quatrième thèse : Il faut donc produire philosophiquement une nouvelle pensée de la délimitation entre mathématique et logique, tout en assumant que la logique est mathématisée.
Cinquième thèse : On posera que la mathématique est la science de l’être en tant qu’être, l’ontologie proprement dite.
Sixième thèse : Que la logique soit mathématisée indique donc une corrélation, encore impensée, entre une décision ontologique et une forme logique. C’est cette corrélation qu’il s’agit de faire venir au jour sous les espèces d’un écart irréductible.
Parvenu à ce point, nous pouvons éclaircir et la difficulté du problème, et ce que fixe, pour sa résolution, la condition événementielle de la théorie des topoi.
La difficulté d’abord. Si la mathématisation de la logique a autorisé le tournant langagier de la philosophie, c’est évidemment parce que la logique s’est présentée comme mathématisation syntaxique. Je veux dire par là que tout son propos, dès l’idéographie de Frege, a été de constituer, comme objectités formelles, des langages logiques. Comment, dans ces conditions, espérer qu’un nouvel isolement de la logique comme telle puisse desserrer l’étreinte de la grammaticalité sur la philosophie ? Même la séparation entre logique et mathématique peut laisser subsister le terrorisme langagier, c’est-à-dire, aujourd’hui, pragmatique, culturel et relativiste, si, dans tous les cas, on reconduit le mathématicien à la sphère langagière et syntaxique.
Vous pouvez par exemple dire : une théorie formalisée est logique si ses énoncés sont valides dans tout modèle non vide ; une théorie formalisée est mathématique si ne lui convient qu’une famille singulière de modèles. Mais cette délimitation est philosophiquement inopérante. Car le mathématique n’y apparaît que comme un cas du logique, ou le logique y est en quelque sorte la substructure syntaxique universelle du mathématique. Comme les notions de syntaxe et de sémantique appropriées restent déterminantes dans la délimitation, elle ne peut délivrer le désir philosophique de l’emprise langagière.
Vous pouvez aussi dire, c’est une variante : sera mathématique, et non pas seulement logique, une théorie formalisée qui admet des axiomes existentiels non réductibles à des axiomes universels ; qui donc décide une existence et n’établit sa consistance qu’autour de cette décision. Ainsi, la théorie des ensembles elle-même serait mathématique, pour autant qu’elle décide axiomatiquement l’existence d’un ensemble vide, et celle d’au moins un ensemble infini. Mais, là encore, la délimitation se fait en assumant l’être syntaxique commun de la logique et des mathématiques, puisque l’écart concerne, si l’on peut dire, la seule action différenciante des quantificateurs.
En vérité, dès que la logique est mathématisée sous la forme d’une syntaxe, ou d’une théorie formelle, sa connexion langagière est primordiale, comme du reste l’annonce aussitôt, en symptôme, le champ de ses désignations dans la langue naturelle : langages formels, règles de formation, énoncés, propositions, syntaxe, sémantique, ponctuation, interprétation, etc. Dès lors, même la thèse selon quoi la mathématique est l’ontologie perd une partie de ses pouvoirs constituants. Car la logique, étant disposée comme langage formel de cette ontologie, réintroduit la prescription langagière sans que la décision ontologique puisse aisément se retourner sur cette prescription.
Quelle est alors la valeur de l’événement qui remathématise la logique, cette fois dans le cadre de la théorie des catégories ? Elle tient à un complet renversement de perspective. Alors que la présentation syntaxique de la logique comme langage formel dispose les univers, ou modèles, comme des interprétations sémantiques, dans la présentation catégorielle, ce qu’il y a, ce sont des univers, dont la logique est une dimension interne. Autrement dit : dans la présentation langagière, une disposition ontologique est le référent approprié d’une théorie formelle. C’est évidemment ce qui autorise l’infinie glose anglo-saxonne qui sépare et articule le formel et l’empirique. Dans la présentation catégorielle, on procède à des descriptions géométriques d’univers et on peut remarquer qu’à telle ou telle disposition d’univers est corrélée, de façon immanente, telle ou telle disposition logique. La logique devient donc une dimension intrinsèque des univers possibles. Ou, plus essentiellement : la caractérisation descriptive d’un état ontologique pensable induit des propriétés logiques, qui sont elles-mêmes présentées dans l’espace d’être, ou univers, que la pensée décrit.
Dans ce renversement, deux choses disparaissent :
– d’abord, l’antécédence formelle et langagière du logique, ou plus généralement du grammatical, sur la position d’univers, ou sur la décision ontologique ;
– ensuite, le rapport d’enveloppement du mathématique par le logique. En fait, le logique apparaît comme une contrainte immanente enveloppée par le mathématique. Et surtout, le logique est localisé. Il est une dimension présentée et repérable des univers dont la mathématique entreprend de décrire la possibilité.
Le problème de la délimitation entre mathématique et logique prend alors une tout autre tournure. Cette délimitation ne se laisse plus décider par les critères langagiers qui en épuisaient la force. Elle est renvoyée à des distinctions, elles-mêmes ontologiques, qui sont bien plus fondamentales, et qui concernent deux couples conceptuels : celui du réel et du possible, et celui du global et du local. C’est ce qu’on peut appeler une essentielle géométrisation ontologique du rapport, et du dé-rapport, entre logique et mathématique.