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Premières remarques
 sur le concept de topos

S’il est vrai que la théorie des topoi établit de façon interne que la logique est une dimension locale des univers possibles de la mathématique, il doit alors exister dans cette théorie des théorèmes que j’appellerai ontologico-logiques. Ou même onto-logiques, avec un trait d’union. Soit des théorèmes qui ont la forme générique suivante : si un univers pensable possède telle ou telle caractéristique ontologique, alors on y repère telle ou telle contrainte logique. Théorèmes qui accomplissent et le renversement de perspective et l’absentement de toute mention explicite du langage et de ses usages syntaxiques réglés.

Il existe en effet de tels théorèmes, et j’aimerais faire partager le sentiment de leur force événementielle pour la philosophie. J’en citerai deux, dans une langue entièrement naturelle. Ils s’attachent respectivement aux concepts ontologiques de différence et de vide (ou de non-être).

 

A) S’agissant de la différence, le problème philosophique essentiel, que nous avons déjà rencontré à propos des caractéristiques de l’ontologie du multiple et de l’opposition à l’ontologie « intensive » de Deleuze, est celui de son registre d’intelligibilité. Est-ce qu’une différence quelconque est toujours localement avérée ? Je veux dire : est-ce que toute différence est pensable en un point de l’action différenciante qui la déplie ? Ou existe-t-il des différences qualitatives, qui ne sont pensables que globalement ? Cette question oppose nettement des ontologies que l’on peut dire discrètes, comme celle des atomistes ou du premier Wittgenstein, ou même de Platon, et des ontologies continuistes, comme celle de Bergson ou de Deleuze. Le penseur central de ce problème est, bien entendu, Leibniz, qui tente d’intégrer des différences locales absolues, ces « points métaphysiques » que sont les monades, à une différenciation globale, ou intégrale, de l’univers.

La notion de différence est mathématiquement représentable dans la description d’un topos quelconque. Celle de différence localisable, ou avérée en un point, l’est aussi. Un topos tel que toute différence est localisable en un point est dit bien pointé. C’est clairement un trait ontologique d’un topos que d’être bien pointé.

On sait par ailleurs identifier, je l’ai dit, sa logique interne. On le sait à partir de données immanentes et locales du topos. Pour donner des exemples élémentaires : le vrai ou le faux sont des données locales du topos, des « actions simples » qui font partie de l’univers. Il en va de même pour la négation, ou pour la conjonction, ou pour l’implication. Tous ces termes désignent des relations identifiées, présentes « en personne » dans le topos, et non des préalables syntaxiques ou des interprétations sémantiques.

On sait aussi caractériser la logique immanente d’un topos. Par exemple, elle peut être classique ou non classique. Une logique classique, pour l’essentiel, valide le principe du tiers exclu. Mais la définition du classicisme dans un topos est donnée dans les termes de la construction. Elle se dit en fait, ce sera ma seule citation technique (histoire de faire entendre la langue, et rien d’autre) : la logique d’un topos est classique si la somme du vrai et du faux est un isomorphisme. Mais ce qui nous intéresse est qu’on démontre le théorème suivant : « Si un topos est bien pointé, alors il est classique. »

Ce qui est un remarquable théorème onto-logique. Si l’univers, ou l’espace d’être, admet telle propriété concernant l’intelligibilité de la différence (en la circonstance, qu’elle soit toujours localement avérée), alors sa logique est nécessairement classique. De sorte que se trouve démontré qu’une singularité ontologique de la présentation de la différence entraîne une contrainte purement logique. On va de la manifestation de l’être aux principes de la langue, et non inversement.

 

B) Mon second exemple concerne le vide, ou aussi bien le Zéro. En tant que chiffrage de la multiplicité absolument in-composée, le vide est un trait ontologique majeur. Il est le mathème de la suture de tout discours à l’être dont il se soutient. La question clef, s’agissant du vide, est celle de son unicité. Si la description ontologique fixe l’unicité du vide, elle assume, dans la tradition parménidienne, une certaine réversibilité de l’être, comme soustraction au compte, et de l’un. Si elle admet la multiplicité du vide, ou son absence, elle pluralise le fondement même et, dans une tradition héraclitéenne, l’institue comme altération, ou devenir.

On donne sens aisément, dans un topos, à la notion d’objet vide, ou de lettre vide. On démontre alors le théorème étonnant que voici, qui est cette fois, si je puis dire, un théorème onto-logique-onto. Soit une corrélation contraignante entre, d’une part, le couplage d’un trait ontologique et d’un trait logique et, d’autre part, un autre trait ontologique. Ce théorème est le suivant : Si un topos n’admet qu’un seul objet vide, et si sa logique est classique, alors c’est un topos bien pointé. Ce qui veut dire que, si vous êtes dans la réciprocité de l’être et de l’un, et si votre logique est classique, alors votre ontologie de la différence admet que toute différence s’avère en un point, qu’il n’y a pas de différence purement qualitative ou globale. Cette fois, une dimension complexe de l’univers possible, un mixte d’être (le vide est unique) et de principe (le tiers exclu), contraint un trait ontologique simple, qui est le statut de la Différence.

 

Ces deux exemples montrent quels subtils réseaux tisse la présentation catégorielle de la logique, entre des déterminations ontologiques primordiales, comme la différence et le vide (mais il y aurait des théorèmes à citer, non moins remarquables, sur l’infini, ou sur l’existence, ou sur la relation), et des déterminations logiques immanentes, comme la validité du tiers exclu. Ces réseaux peuvent aussi bien concerner, non le classicisme logique, mais l’impératif intuitionniste, constructif, ou non classique. Par exemple, si un topos n’est pas bien pointé, donc s’il existe, comme chez Leibniz, Bergson ou Deleuze, des différences intensives, qualitatives, ou globales, et si par ailleurs vous admettez une certaine réciprocité de l’être et de l’un, comme Leibniz le fait aussi, alors il est impossible que votre logique soit classique. C’est une réciproque de mon second exemple. Et en effet, en toute rigueur, compte tenu des degrés insensibles de l’être, la logique de Leibniz n’est pas vraiment classique, car nous ne sommes pas absolument contraints de décider entre l’état p et l’état non-p, entre lesquels existe une infinité d’états intermédiaires.