Prologue

Dieu est mort

De quoi Dieu est-il le nom dans la formule « Dieu est mort » ? Nous ne pouvons pas supposer qu’il y ait pour nous une évidence quelconque de ce point. Nous le pouvons d’autant moins que si effectivement Dieu est mort, et comme il arrive aux défunts dont le tombeau même n’est plus qu’une pierre effacée ou terreuse, il est probable que la mémoire de ce dont il s’agissait sous ce nom, « Dieu », est ensevelie, dispersée, délaissée. C’est du reste toute la différence entre la formule théorique « Dieu n’existe pas », et le dire historique, ou factuel, « Dieu est mort ». La première, en forme de théorème, comme on dit que n’existe pas un nombre rationnel qui puisse faire rapport entre le côté du carré et sa diagonale, suppose que Dieu est un concept, dont le théorème d’inexistence, incessamment démontrable, réactive la signification. Dire que « Dieu est mort » fait en revanche de Dieu un nom propre, comme on dit du trisaïeul Casimir Dubois qu’il est mort, sans peut-être rien savoir, et en tout cas sans rien comprendre, hormis sa mort, à cette infinité vivante singulière qui se disposait sous le syntagme clos « Casimir Dubois ».

La question est d’autant plus aiguë qu’à supposer que Dieu soit mort, il faut certainement soutenir qu’il l’est depuis longtemps. Peut-être dès après la prédication de saint Paul commence-t-on à faire mourir ce qui était la seule vie véritable de Dieu, la résurrection du Christ, unique et décisive victoire enregistrée sur la mort, la mort comme figure du sujet, et non comme objectivité biologique. En tout cas la Renaissance surimpose au Dieu vivant la multiplicité suspecte des dieux mythologiques, dont Renan dira bien plus tard qu’ils n’étaient si présents et nus dans le grand art classique que d’être tous enveloppés dans le linceul de pourpre où dorment les dieux morts. Et si ce n’est la Renaissance, c’est Galilée, ou Descartes, pour qui l’univers, sorte de graphe matériel de la mathématicité, fixe Dieu dans la ponctualité transmathématique de l’infini actuel, ce qui n’est vivre que dans la mort littérale. Ou alors, ce sont les philosophes des Lumières, pour qui la politique est strictement l’affaire des hommes, une immanence pratique dont on doit expulser tout recours à l’agencement providentiel du Tout-Puissant. Ou bien c’est Cantor, qui chasse Dieu de sa localisation infinie, pour y installer le nombre et le calcul. Dieu peut-être agonise longuement, mais c’est bien des formes successives de son embaumement que nous sommes occupés, depuis plusieurs siècles.

C’est pourquoi la question de ce qui gît sous son nom est de plus en plus obscure. Et ce n’est pas d’en accorder la fonction à celle du Père qui peut nous éclairer. Feuerbach affirmait déjà que le Dieu chrétien, et tout son appareillage, n’étaient que des projections de l’organisation familiale et de sa symbolique constituante. Mais il ne pouvait le faire que parce que Dieu était déjà mort, ou mourant. Disons que cette thèse sur Dieu participait du processus de sa mort, et de l’oubli de ce qui vivait sous son nom. Ramener le fonctionnement de Dieu à celui du nom-du-Père n’est qu’une des façons d’absenter sous son seul nom propre, et sous l’idéal de la science, la singularité du Dieu vivant.

Là est le point crucial, quant à la portée de la formule « Dieu est mort ». Il est simple et difficile à la fois. Il se dit : si l’on affirme « Dieu est mort », c’est que le Dieu dont on parle était vivant, appartenait à la dimension de la vie. D’un concept, d’un symbole, d’une fonction signifiante, on peut dire qu’ils sont devenus obsolètes, contredits, inefficients. On ne peut pas dire qu’ils sont morts. C’est bien pourquoi toute appréhension de la question de Dieu sous le chef des symbolisations primordiales finit par conclure qu’il n’est pas mort, voire qu’il est immortel.

De ce point de vue, la psychanalyse entretient avec la question de Dieu un rapport finalement ambigu. Pour autant qu’elle en fait, dans la ligne de Feuerbach, le nom sublime d’une des fonctions où le désir s’épingle, elle poursuit la mortification scientifique de la transcendance. Mais pour autant qu’elle repère la stabilité de cette fonction, et que nulle constitution subjective n’en peut faire radicalement l’économie, elle assure à Dieu, de l’intérieur de sa mort supposée, une pérennité conceptuelle sans précédent. On en donnera comme preuve empirique que nombre de psychanalystes éminents et talentueux, comme Françoise Dolto ou Michel de Certeau, n’ont vu aucune contradiction formelle, au contraire, entre leur engagement freudien et la croyance religieuse. Mais tout aussi bien que Lacan, qu’on ne peut certes pas soupçonner de complaisance cléricale, n’en soutenait pas moins qu’il était proprement impossible d’en finir avec la religion.

Or ma conviction sur ce point est contraire. Je prends au pied de la lettre la formule « Dieu est mort ». C’est arrivé, ou, comme dit Rimbaud, ceci est passé. Dieu, c’est fini. Et la religion aussi, c’est fini. Il y a là, comme Jean-Luc Nancy l’a fortement énoncé, de l’irréversible, dont il importera seulement de comprendre à quel mécanisme subjectif se rattache qu’on puisse si aisément croire qu’il n’en est rien, que la religion prospère, ou même, comme on le dit en ce moment, qu’elle fait retour. Mais non. Rien ne fait retour, nous n’avons pas à croire aux spectres, le mort dérive, solitaire et oublié, dans son tombeau anonyme et sans lieu.

À condition, bien entendu, de poser que n’a pu mourir, sans résurrection possible, qu’un Dieu vivant. Et qu’est-ce qu’un Dieu vivant ? Un Dieu vivant, comme tout vivant, est ce avec quoi d’autres vivants ont à vivre. C’est ce que Pascal, un des derniers défenseurs de ce Dieu condamné, avait admirablement compris. Le Dieu qui peut mourir n’est pas et ne peut pas être le Dieu conceptuel de Descartes, le tenant-lieu de l’infini, la suture des vérités mathématiques à leur être, ou la garantie des jugements sous la forme du grand Autre. Ce doit être le Dieu d’Isaac, d’Abraham et de Jacob, ou ce Christ qui parle directement à Pascal dans son jardin des Oliviers intérieur. Le Dieu vivant est toujours le Dieu de quelqu’un. Le Dieu avec qui quelqu’un, Isaac, Jacob, Paul, ou Pascal, partage la puissance de vivre, au présent pur de son déploiement subjectif. Seul ce Dieu vivant nourrit une conviction proprement religieuse. Il faut que le sujet ait affaire à lui comme à une puissance expérimentée dans le présent. Il faut qu’il soit rencontré. Et rencontré à partir de soi-même. Ainsi du Dieu de Kierkegaard, autre défenseur attardé du Dieu mourant, quand, épurant l’affect du désespoir, il énonce que « dans son rapport à lui-même, en voulant être lui-même, le moi plonge à travers sa propre transparence dans la puissance qui l’a posé ». Que Dieu soit mort veut dire : il n’est plus ce vivant qu’on peut rencontrer quand l’existence plonge à travers sa propre transparence. Et que tel ou tel déclare à la presse l’avoir rencontré sous un arbre, ou dans une chapelle de province, ne change rien à l’affaire. Car nous savons qu’aucune pensée ne peut plus faire valoir ses droits à partir d’une telle rencontre, pas plus qu’à qui voit des spectres on n’accorde davantage que la considération positive d’une manifestation symptomale.

En ce sens, il faut déclarer que la religion est morte, et que même quand elle se montre dans l’étendue apparente de ses pouvoirs, ce n’est qu’à faire symptôme particulier d’une commémoration où la mort est omniprésente. Ce qui subsiste n’est plus la religion, mais son théâtre. Car ce n’est qu’au théâtre que, comme dans Hamlet, les spectres portent le semblant d’une efficacité. Dans ce théâtre, éventuellement sanglant, nous est représenté ce qu’on imagine que la religion pourrait être si le Dieu vivant, dont nul n’a plus la moindre idée, n’était pas mort.

Les objections communes contre le motif de la mort réelle du Dieu vivant, et donc de la religion, s’alimentent à deux sources, qui sont, d’un côté, la doctrine du sens et, de l’autre, ce qu’on nomme les intégrismes, chargés de porter la conviction du retour du religieux.

Je ne crois pas que ces objections soient pertinentes.

Il est hors de doute qu’une des fonctions de la religion est de donner sens à la vie, et plus particulièrement à son ombre portée, la mort, qui tient au réel. Mais il est inexact que toute donation de sens soit religieuse, c’est-à-dire exige le Dieu vivant, et donc le Dieu capable historiquement de mourir.

Sur ce point, il est décisif de distinguer ce que nomme le mot « Dieu » dans la formule « Dieu est mort », point où ce mot touche à la religion, et ce que le même mot nomme dans la métaphysique spéculative. C’est un des nombreux mérites de la thèse récente de Quentin Meillassoux (L’Inexistence divine, à paraître) que d’avoir établi, dans une visée ontologique et éthique d’une puissante originalité, que le Dieu de la métaphysique a toujours été la pièce centrale d’une machine de guerre rationaliste contre le Dieu vivant de la religion.

Car à la métaphysique, comme Pascal l’objectait à Descartes, ne convient en réalité qu’un Dieu mort, un Dieu déjà mort, ou mort depuis toujours, un Dieu dont aucune religion ne peut alimenter sa foi, si même, pour domestiquer quelque peu les esprits épris de raison, elle essaie de se déclarer compatible avec lui. Ce qu’au fond elle n’est pas. Car le risque religieux est de faire de Dieu un vivant, avec lequel nous essayons de vivre et, vivant avec lui, de produire du sens pour la vie totale, mort comprise. Tandis que le risque métaphysique ne va qu’à entendre sous le mot « Dieu » la consistance probante d’un concept et, selon ce concept, à garantir que les vérités ont du sens. Le mot « Dieu » est amphibologique, de ce qu’il couvre, en tant que vivant, le sens total de la vie et, en tant que toujours déjà mort, le sens possible des vérités. Au regard de Dieu, il est vrai que la religion est vivifiante et que la métaphysique est mortifiante.

Le grand travail de mortification métaphysique de Dieu commence avec éclat dès les Grecs. Il s’ordonne certes au sens, à la donation de sens, ou à la totalisation du sens, mais en économisant, au rebours de l’antiphilosophe Kierkegaard, tout affect et toute plongée existentielle dans cette donation.

À cet égard, le Dieu d’Aristote est exemplaire. Si on le prend du côté de la physique, il est sens ultime du mouvement, en tant que suprême moteur immobile. Mais qui dira que la vie peut être éternel repos ? C’est la définition même de la mort, et d’autant plus que le Dieu d’Aristote meut toutes choses, non par une action intéressée, ou un commerce subjectif, mais par l’attraction finalisée de sa suréminence. Ce Dieu demeure donc, à ces choses qu’il meut, complètement indifférent. Qui peut déclarer vivante cette éternité indifférente et immobile ? Si on prend maintenant ce même Dieu, à moins qu’il ne s’agisse d’un autre, qui sait ? du côté de la métaphysique, on verra qu’étant acte pur il n’a d’autre office possible que de se penser lui-même, n’ayant aucune raison recevable de penser quoi que ce soit d’autre que sa propre pureté. Là encore, il y a bien donation de sens, puisque ce n’est qu’à supposer un intellect agent détaché de toute matière, et souverainement rapporté à sa seule perfection, que l’on peut boucler la théorie de la substance comme composé énigmatiquement singulier de matière et de forme, ou d’acte et de puissance. Car le principe de singularisation, qui est acte, ou forme, doit à la fin se délivrer comme singularité absolue, acte épuisé dans son acte, ou forme intégralement séparée. Le mot « Dieu » nomme ces opérations de bouclage.

Ce bouclage, du reste, prend soin d’organiser le sens sous les espèces d’une démonstration, la démonstration de l’existence de Dieu, qui est proprement tout le contraire de l’attestation de sa vie. Disons que le Dieu de la métaphysique fait sens d’exister selon une preuve, tandis que le Dieu de la religion fait sens de vivre selon une rencontre.

Il en résulte que la mort du Dieu de la religion laisse entière la question du destin du Dieu de la métaphysique, lequel n’entretient aucun rapport ni avec la vie ni avec la mort, ce qui, du point de vue de la vie, et donc de la religion, signifie qu’il est parfaitement mort. Il en résulte aussi, s’agissant du sens, que l’irréductibilité de son effet peut parfaitement se contenter d’opérations d’où est radicalement exclue toute assomption subjective d’un Dieu vivant. C’est du reste pourquoi Heidegger ne peut identifier l’énoncé de Nietzsche « Dieu et mort », pas plus que les imprécations et anathèmes contre le christianisme, à la déconstruction, encore à venir, du schème métaphysique de l’onto-théologie. Ce sont en effet deux questions distinctes, car il s’en faut de beaucoup que la disparition du religieux comme tel entraîne mécaniquement avec elle la disparition du motif métaphysique, infiniment plus résistant, dès lors qu’avec son Dieu qui ne nomme qu’un principe il est précisément inaccessible à la mort.

On ne peut donc soutenir que la seule machination du sens fasse objection à l’irréversible de la mort de Dieu. Comme la métaphysique en témoigne dès ses origines, il y a du sens non vivant, du sens littéral, du sens argumenté, et en définitive du sens mathématique, sens qui rompt en profondeur avec l’assignation religieuse du sens à la disposition du Dieu vivant.

Quant aux intégrismes contemporains, je poserai qu’il ne conduit à rien de les concevoir comme retour du religieux. Ce sont des formations contemporaines, des phénomènes politico-étatiques de notre temps, disons-le : des inventions, dont on a depuis longtemps remarqué qu’elles étaient totalement improductives sur le plan proprement religieux, mais virulentes dans l’espace qu’elles s’assignent, et qui est la conquête du pouvoir. Il faut en réalité penser ce qu’on appelle conventionnellement les intégrismes comme une des formes subjectives, je dirais un des types subjectifs, où s’énonce précisément que Dieu est mort. Ce type correspond à ce que je nomme le sujet obscur, parce que l’énoncé de vérité dont il est la mise au travail n’est actif que d’être barré, enfoui, inconscient. Et que, dès lors, il n’a d’autre ressource que de mortifier ce qui le constitue, ce dont aucun psychanalyste ne saurait s’étonner. De là l’affirmation désespérée et sanglante d’une religion factice et mortifère, dont le principe réel subjectivement enseveli est, de bout en bout, que Dieu est mort. La théâtralisation de cette évidence cachée se donne simultanément dans la reproduction sans trêve de cette mort, sous les espèces de la mort des présumés coupables humains de la mort du Dieu. Elle se donne aussi dans l’exaspération des rituels et du marquage des corps, qui ont toujours été des parades, de l’ordre du semblant public, à la précarité du Dieu vivant.

J’ajouterai, pour faire bonne mesure, qu’entre la prescription du corps féminin dissimulé sous des voiles, et celle du corps offert commercialement circulant, ou, comme dirait Guyotat, du corps capitaliste prostitutionnel, circule la même question, qui est : puisque Dieu est mort, sous l’œil vivant de qui s’exposaient tous les corps, et sous la règle de qui se distribuaient les portions du visible, qui nous dira ce qui doit rester caché ? S’agissant du corps féminin, qui pris en son entier est le Phallus lui-même, on peut répondre par le maximum ou par le minimum de dissimulation, sans satisfaire jamais à ce qui est demandé. Car aujourd’hui, dans le climat délétère d’un simulacre de guerre de religion, d’où toute religion véritable est absente, il faut convenir que la mort de Dieu est symétriquement lisible dans la brièveté transparente des robes occidentales, épiphanie des zones érogènes, et dans les épais voiles noirs où ne brillent plus que les yeux. Sujet obscur, dans tous les cas, mais dont le réel, isolable sans recours, est bel et bien que le Dieu vivant est mort.

Il ne s’ensuit pas, je l’ai dit, que le Dieu de la métaphysique le soit. Sur ce point, il faut commencer par ce que je nommerai l’aporie de Heidegger. Comment se fait-il que le penseur qui détermine la métaphysique comme onto-théologie, occultation de la question de l’être par celle de l’étant suprême, en vienne à dire, dans sa déclaration testamentaire, que seul un dieu peut nous sauver ? Ce n’est évidemment possible que si, une fois encore, le mot « dieu » fonctionne dans l’équivoque. Le Dieu qui seul peut nous sauver n’est pas le Dieu-Principe qui concentre l’oubli de l’être dans la métaphysique occidentale. On conviendra tout autant que ce ne peut être le Dieu vivant des religions, dont, avec Nietzsche et quoique d’une façon retorse, Heidegger entérine la mort. Il est donc requis qu’outre le Dieu historiquement mort des religions, et le Dieu à déconstruire de la métaphysique, dieu qui au demeurant peut prendre, dans l’humanisme postcartésien, le nom de l’homme, il faut, donc, que se propose à la pensée un troisième dieu, ou un principe divin d’un autre ordre.

Ce dieu, ou ces dieux, ou ce principe divin, existent en effet. Ils sont une création du romantisme, et singulièrement de Hölderlin. C’est pourquoi je le nommerai le Dieu des poètes. Il n’est ni le sujet vivant de la religion, quoiqu’il s’agisse en effet de vivre auprès de lui, ni non plus le Principe de la métaphysique, quoiqu’il s’agisse de trouver auprès de lui le sens fuyant de la Totalité. Il est ce à partir de quoi il y a pour le poète l’enchantement du monde, et dont la perte expose au désœuvrement. De ce Dieu, on ne peut dire ni qu’il est mort, ni qu’il est vivant, ni qu’il se puisse déconstruire comme un concept fatigué, saturé ou sédimenté. L’expression poétique centrale le concernant est celle-ci : ce Dieu s’est retiré, laissant le monde en proie au désenchantement. La question du poème est alors celle d’un retrait des dieux, et elle ne coïncide ni avec la question philosophique ni avec la question religieuse.

La tâche du poète, ou, comme le dit Hölderlin, son courage, est à la fois de porter dans la langue la pensée du Dieu qui s’est retiré et de concevoir le problème de son retour comme une incise ouverte dans ce dont la pensée est capable.

Essentiellement, le rapport au Dieu poétique n’est pas de l’ordre du deuil, comme peut l’être le rapport obscur au Dieu mort. Il n’est pas non plus de l’ordre de la critique, ou de la défection conceptuelle de la totalité, comme peut l’être le rapport philosophique au Dieu-Principe. C’est un rapport nostalgique au sens strict, soit ce qui envisage dans la mélancolie les chances d’un réenchantement du monde par l’improbable retour des dieux.

Nous pouvons dès lors penser l’aporie de Heidegger. S’il faut à la fois endurer la fin de l’onto-théologie, et cependant attendre le salut d’un événement divin, c’est que la déconstruction de la métaphysique et l’assentiment donné à la mort du Dieu chrétien maintiennent ouvertes les chances du Dieu du poème. C’est aussi pourquoi toute la pensée est suspendue, comme au geste qu’elle peut promettre, à la dimension d’un retour. Car Heidegger, dans la tradition allemande, fait des dieux grecs l’emblème, ou la figure, du Dieu qui peut revenir.

J’appelle athéisme contemporain la rupture avec cette disposition. Il s’agit de ne plus confier au Dieu nostalgique du retour le solde conjoint de la mort du Dieu vivant, et de la déconstruction du Dieu métaphysique. Il s’agit, en somme d’en finir avec toute promesse.

Cet athéisme est devant nous, comme une tâche de la pensée. Car ce qui maintient encore aujourd’hui la puissance de la promesse, et le dispositif poético-politique du retour des dieux, ou du réenchantement du monde, est le motif consensuel de la finitude. Que notre exposition à l’être soit essentiellement finie, qu’il faille toujours revenir à notre être-mortel, est ce à partir de quoi nous n’endurons la mort du Dieu vivant qu’à soutenir, sous de multiples formes, l’indistincte promesse d’un sens retiré, mais dont la « venue en retour » n’est pas forclose. Même l’univers subjectif de la politique est constamment investi par une résignation mélancolique dont le fond est la vague attente d’un retour du sens, ou d’un moindre non-sens. C’est ce dont trivialement se soutient qu’une politique unique puisse, aux échéances électorales, faire croire qu’elle sera différente, et se soustraira à son unicité. Jospin, de ce point de vue, est la forme délabrée du Dieu des poèmes.

Il est donc impératif, pour s’établir sereinement dans l’élément irréversible de la mort de Dieu, d’en finir avec le motif de la finitude, qui est comme la trace d’une survivance, dans le mouvement qui confie la relève du Dieu de la religion et du Dieu métaphysique au Dieu du poème.

Cette tâche concerne sans doute pour part le destin de la poésie elle-même. L’impératif du poème est aujourd’hui de conquérir son propre athéisme, et donc de détruire de l’intérieur des puissances de la langue la phraséologie nostalgique, la posture de la promesse, ou la destination prophétique à l’Ouvert. Le poème n’a pas à être le gardien mélancolique de la finitude, ni la découpe d’une mystique du silence, ni l’occupation d’un improbable seuil. Qu’il se dévoue à l’enchantement de ce dont le monde, tel quel, est capable ; qu’il discerne au point même de l’impossible la surrection infinie des possibilités invisibles. Sans doute est-ce ce que Lacoue-Labarthe entend par le devenir prose du poème. Sans doute est-ce ce que la poésie de Caeiro, l’hétéronyme de Pessoa, telle que Judith Balso l’entend, nous propose à l’enseigne d’une métaphysique sans métaphysique. Caeiro qui déclare écrire, je le cite, « la prose de ses vers ». Caeiro qui, quant aux dieux, déclare qu’ils ne sont ni vivants ni morts, ce qui serait encore trop leur concéder en direction du pathos, mais que, paisiblement, entretenant avec nous une indifférence réciproque, ils dorment. Mais quoi qu’il en soit, c’est la poésie elle-même qui procédera, qui procède, depuis au moins le début du siècle, à la mise à mort de son propre Dieu.

En ce qui concerne la philosophie, la tâche est d’en finir avec le motif de la finitude, et son escorte herméneutique. Le point clef est sans doute de desceller l’infini de sa millénaire collusion avec l’un, et de le restituer, comme la mathématique nous y invite depuis Cantor, à la banalité de l’être-multiple. Car c’est selon une suture de l’infini et de l’un que se construit la supposée transcendance du Dieu métaphysique. Et c’est de cette suture que s’alimente, lors même que toute transcendance est abandonnée, la trace intrasubjective survivante qui nous arrime aux thèmes appariés de la déréliction, de l’« être pour la mort », de l’horreur du réel et de la finitude.

C’est avec joie qu’il faut accueillir que le destin de toute situation soit l’infinie multiplicité des ensembles, qu’aucune profondeur ne puisse jamais s’y établir, que l’homogénéité du multiple l’emporte ontologiquement sur le jeu des intensités. Et que par conséquent, désancrés de toute finitude, nous habitions l’infini comme notre séjour absolument plat. Et qu’ainsi, lorsque, au hasard d’un événement, quelque vérité nous emporte selon l’infinité inachevable de son trajet, la recherche du sens soit pour nous réduite au seul chiffrage de cette infinité, ou à ce qu’un autre hétéronyme de Pessoa, Alvaro de Campos, appelait les mathématiques de l’être.

Notre temps est sans aucun doute celui de la disparition sans retour des dieux. Mais cette disparition relève de trois processus distincts, puisqu’il y a eu trois dieux capitaux, celui des religions, celui de la métaphysique, et celui de poètes.

Du Dieu des religions, il faut seulement déclarer la mort. Le problème, qui est en dernière instance politique, est de parer aux effets désastreux qu’entraîne toute subjectivation obscure de cette mort. La parade gît tout entière dans le détachement de la politique d’avec les arcanes du pouvoir d’État, et sa restitution séquentielle au subjectif pur de la prescription. Car, dès lors, l’autorité spectrale du Dieu mort, qui peut toujours s’attacher criminellement à des lambeaux surmoïques de l’État, reste, sur les consciences, sans emprise, et sans effet.

Du Dieu de la métaphysique, il faut achever le parcours par une pensée de l’infini qui en dissémine la ressource sur l’étendue entière des multiplicités quelconques.

Du Dieu de la poésie, il faut que le poème désencombre la langue, en y césurant le dispositif de la perte et du retour. Car nous n’avons rien perdu, et rien ne revient. La chance d’une vérité est supplémentation et quelque chose, alors, survient. Mais survient ici, sans profondeur, et sans ailleurs.

Engagés dans la triple destitution des dieux, nous pouvons déjà dire, nous, habitants du séjour infini de la Terre, que tout est ici, toujours ici, et que la ressource de la pensée est dans la platitude égalitaire fermement avertie, fermement déclarée, de ce qui nous advient, ici. Ici est le lieu du devenir des vérités. Ici nous sommes infinis. Ici rien ne nous est promis, que de pouvoir être fidèles à ce qui nous advient.

C’est cet « ici » qu’un poète, né si loin de nous dans la langue qu’il nous est plus proche qu’aucun autre, le poète tchouvache Aïgui, célèbre dans un chant à la gloire de ce qui d’ici est insubstituable, et sans garantie divine, chant qui s’appelle, précisément, « Ici ». Chant où l’on entendra que l’ici se gagne quand on renonce à chercher où que ce soit, et sous quelque nom que ce soit, l’ombre du Dieu mort. Chant où même la mort de l’homme, configuration transitoire des infinités dispersives, peut s’envisager comme maintenance et accueil de ces infinités. Chant par lequel, dans la traduction de Léon Robel, j’achève ce prologue :

On concevra tous les développements qui vont suivre, si abstraits qu’ils puissent parfois paraître, comme une méditation, dans l’éclaircie de la mort de Dieu, de ce qu’il faut penser sous ce mot : « ici ».