♦♦♦ Évidemment, ma timidité a pris depuis quelque temps, le caractère d’une véritable obsession. On ne vient pas facilement à bout de cette peur irraisonnée, enfantine, qui me fait me retourner brusquement lorsque je sens sur moi le regard d’un passant. Mon cœur saute dans ma poitrine, et je ne recommence à respirer qu’après avoir entendu le bonjour qui répond au mien. Quand il arrive, je ne l’espérais déjà plus.

La curiosité se détourne de moi, pourtant. On m’a jugé, que demander de plus ? Ils ont désormais de ma conduite une explication plausible, familière, rassurante, qui leur permet de se détourner de moi, de revenir aux choses sérieuses. On sait que « je bois » – tout seul, en cachette – les jeunes gens disent « en suisse ». Cela devrait suffire. Reste, hélas ! cette mauvaise mine, cette mine funèbre dont je ne puis naturellement me défaire, et qui s’accorde si mal avec l’intempérance. Ils ne me la pardonneront pas.

 

♦♦♦ Je craignais beaucoup la leçon de catéchisme du jeudi. Oh ! je ne m’attendais pas à ce que l’argot des lycées appelle un chahut (les petits paysans ne chahutent guère) mais à des chuchotements, des sourires. Il ne s’est rien passé.

Séraphita est arrivée en retard, essoufflée, très rouge. Il m’a semblé qu’elle boitait un peu. À la fin de la leçon, tandis que je récitais le Sub tuum187, je l’ai vue se glisser derrière ses compagnes et l’amen n’était pas prononcé que j’entendais déjà sur les dalles le clic clac impatient de ses galoches.

L’église vide, j’ai trouvé sous la chaire le grand mouchoir bleu rayé de blanc, trop large pour la poche de son tablier, et qu’elle oublie souvent. Je me suis dit qu’elle n’oserait rentrer chez elle sans ce précieux objet, car Mme Dumouchel est connue pour tenir à son bien.

Elle est revenue, en effet. Elle a couru d’un trait jusqu’à son banc, sans bruit (elle avait retiré ses galoches). Elle boitait beaucoup plus fort qu’avant, mais lorsque je l’ai appelée, du fond de l’église, elle a de nouveau marché presque droit. « Voilà ton mouchoir. Ne l’oublie plus ! » Elle était très pâle (je l’ai rarement vue ainsi, la moindre émotion la fait devenir écarlate). Elle m’a pris le mouchoir des mains, farouchement, sans un merci. Puis elle est restée immobile, sa jambe malade repliée. « Va-t’en », lui ai-je dit doucement. Elle a fait un pas vers la porte, puis elle est revenue droit sur moi, avec un admirable mouvement de ses petites épaules. « Mlle Chantal m’a d’abord forcée (elle se levait sur la pointe des pieds, pour me regarder bien en face), et puis après… après… – Après, tu as parlé volontiers ? Que veux-tu, les filles sont bavardes. – Je ne suis pas bavarde, je suis méchante. – Sûr ? – Sûr comme Dieu me voit ! (De son pouce noirci d’encre, elle s’est signé le front, les lèvres.) Je me souviens de ce que vous avez dit aux autres, – des bonnes paroles, des compliments, tenez, vous appelez Zélida mon petit. Mon petit, cette grosse jument borgne ! Faut bien que ce soit vous pour penser à ça ! – Tu es jalouse. » Elle a poussé un grand soupir, en clignant des yeux, comme si elle cherchait à voir au fond de sa pensée, tout au fond. « Et pourtant, vous n’êtes pas beau, a-t-elle dit entre ses dents, avec une gravité inimaginable. C’est seulement parce que vous êtes triste. Même quand vous souriez, vous êtes triste. Il me semble que si je comprenais pourquoi vous êtes triste, je ne serais plus jamais mauvaise. – Je suis triste, lui dis-je, parce que Dieu n’est pas aimé. » Elle a secoué la tête. Le ruban bleu tout crasseux qui tient sur le haut du crâne ses pauvres cheveux s’était dénoué, flottait drôlement à la hauteur de son menton. Évidemment, ma phrase lui paraissait obscure, très obscure. Mais elle n’a pas cherché longtemps. « Moi aussi, je suis triste. C’est bon, d’être triste. Cela rachète les péchés, que je me dis, des fois… – Tu fais donc beaucoup de péchés ? – Dame ! (elle m’a jeté un regard de reproche, d’humble complicité) vous le savez bien. C’est pas que ça m’amuse tant, les garçons ! Ils ne valent pas grand-chose. Si bêtes qu’ils sont ! Des vrais chiens fous. – Tu n’as pas honte ? – Si, j’ai honte. Avec Isabelle et Noémie, nous les retrouvons souvent là-haut, par-devers la grande butte des Malicorne, la carrière de sable. On s’amuse d’abord à la glissade. C’est moi la plus vaurienne, sûr ! Mais quand ils sont tous partis, je joue à la morte… – À la morte ? – Oui, à la morte. J’ai fait un trou dans le sable, je m’étends là, sur le dos, bien couchée, les mains croisées, en fermant les yeux. Quand je bouge, si peu que ce soit, le sable me coule dans le cou, les oreilles, la bouche même. Je voudrais que ce ne fût pas un jeu, que je sois morte188. Après avoir parlé à Mlle Chantal, je suis restée là-bas des heures. En rentrant, papa m’a claquée. J’ai même pleuré, c’est plutôt rare… – Tu ne pleures donc jamais ? – Non. Je trouve ça dégoûtant, sale. Quand on pleure, la tristesse sort de vous, le cœur fond comme du beurre, pouah ! Ou alors… (elle a cligné de nouveau les paupières) il faudrait trouver une autre… une autre façon de pleurer, quoi ! Vous trouvez ça bête ?… – Non », lui dis-je. J’hésitais à lui répondre, il me semblait que la moindre imprudence allait éloigner de moi, à jamais, cette petite bête farouche. « Un jour, tu comprendras que la prière est justement cette manière de pleurer, les seules larmes qui ne soient pas lâches. » Le mot de prière lui a fait froncer les sourcils, son visage s’est retroussé comme celui d’un chat. Elle m’a tourné le dos, et s’est éloignée en boitant très fort. « Pourquoi boites-tu ? » Elle s’est arrêtée net, tout son corps prêt à la fuite, la tête seule tournée vers moi. Puis elle a eu ce même mouvement des épaules, je me suis approché doucement, elle tirait désespérément vers ses genoux sa jupe de laine grise. À travers un accroc de son bas, j’ai vu sa jambe violette. « Voilà pourquoi tu boites, lui ai-je dit, qu’est-ce que c’est ? » Elle a sauté en arrière, je lui ai pris la main comme au vol. En se débattant, elle a découvert un peu au-dessus du mollet une grosse ficelle liée si fort que la chair faisait deux gros bourrelets, couleur d’aubergine189. Elle s’est dégagée d’un bond, sautant à cloche-pied à travers les bancs, je ne l’ai rattrapée qu’à deux pas de la porte. Son air grave m’a imposé silence d’abord. « C’est pour me punir d’avoir parlé à Mlle Chantal, j’ai promis de garder la ficelle jusqu’à ce soir. – Coupe cela ! » lui ai-je dit. Je lui ai tendu mon couteau190, elle a obéi sans dire mot. Mais le soudain afflux du sang a dû être terriblement douloureux, car elle a fait une affreuse grimace. Si je ne l’avais pas retenue, elle serait sûrement tombée. « Promets-moi de ne pas recommencer. » Elle a incliné la tête, toujours gravement, et elle est partie, en s’appuyant de la main au mur. Que Dieu la garde !

 

♦♦♦ J’ai dû avoir cette nuit une hémorragie insignifiante, certes, mais qu’il ne m’est guère possible de confondre avec un saignement de nez.

Comme il n’est pas raisonnable de remettre sans cesse mon voyage à Lille, j’ai écrit au docteur en lui proposant la date du 15. Dans six jours…

J’ai tenu la promesse faite à Mlle Louise. Cette visite au château me coûtait beaucoup. Heureusement, j’ai rencontré M. le comte dans l’avenue. Il n’a paru nullement étonné de ma demande, on aurait dit qu’il l’attendait. Je m’y suis pris moi-même beaucoup plus adroitement que je ne l’espérais.

 

♦♦♦ La réponse du docteur m’est arrivée par retour du courrier. Il accepte la date fixée. Je puis être de retour dès le lendemain matin.

J’ai remplacé le vin par du café noir, très fort. Je m’en trouve bien. Mais ce régime me vaut des insomnies qui ne seraient pas trop pénibles, agréables même parfois, n’étaient ces palpitations de cœur, assez angoissantes, en somme. La délivrance de l’aube m’est toujours aussi douce. C’est comme une grâce de Dieu, un sourire. Que les matins soient bénis !

Les forces me reviennent, avec une espèce d’appétit. Le temps est d’ailleurs beau, sec et froid. Les prés sont couverts de gelée blanche. Le village m’apparaît bien différent de ce qu’il était en automne, on dirait que la limpidité de l’air lui enlève peu à peu toute pesanteur, et lorsque le soleil commence à décliner, on pourrait le croire suspendu dans le vide, il ne touche plus à la terre, il m’échappe, il s’envole. C’est moi qui me sens lourd, qui pèse d’un grand poids sur le sol. Parfois, l’illusion est telle que je regarde avec une sorte de terreur, une répulsion inexplicable, mes gros souliers191. Que font-ils là, dans cette lumière ? Il me semble que je les vois s’enfoncer192.

Évidemment, je prie mieux. Mais je ne reconnais pas ma prière. Elle avait jadis un caractère d’imploration têtue, et même lorsque la leçon du bréviaire, par exemple, retenait mon attention, je sentais se poursuivre en moi ce colloque avec Dieu, tantôt suppliant, tantôt pressant, impérieux – oui, j’aurais voulu lui arracher ses grâces, faire violence à sa tendresse. Maintenant j’arrive difficilement à désirer quoi que ce soit. Comme le village, ma prière n’a plus de poids, s’envole… Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? Je ne sais.

 

♦♦♦ Encore une petite hémorragie, un crachement de sang, plutôt. La peur de la mort m’a effleuré. Oh ! sans doute, sa pensée me revient souvent, et parfois elle m’inspire de la crainte. Mais la crainte n’est pas la peur. Cela n’a duré qu’un instant. Je ne saurais à quoi comparer cette impression fulgurante. Le cinglement d’une mèche de fouet à travers le cœur193, peut-être ?… Ô Sainte Agonie !

Que mes poumons soient en mauvais état, rien de plus sûr. Pourtant le docteur Delbende m’avait soigneusement ausculté. En quelques semaines, la tuberculose n’a pu faire de très grands progrès. On triomphe d’ailleurs souvent de cette maladie par l’énergie, la volonté de guérir. J’ai l’une et l’autre.

Fini aujourd’hui ces visites que M. le curé de Torcy appelait ironiquement domiciliaires. Si je ne détestais tant le vocabulaire habituel à beaucoup de mes confrères, je dirais qu’elles ont été très « consolantes ». Et cependant j’avais gardé pour la fin celles dont l’issue favorable me paraissait des plus douteuses… À quoi tient cette facilité soudaine des êtres et des choses ? Est-elle imaginaire ? Suis-je devenu insensible à certaines menues disgrâces ? Ou mon insignifiance, reconnue de tous, a-t-elle désarmé les soupçons, l’antipathie ? Tout cela me semble un rêve.

(Peur de la mort. La seconde crise a été moins violente que la première, je crois. Mais c’est bien étrange ce tressaillement, cette contraction de tout l’être autour de je ne sais quel point de la poitrine194…)

 

♦♦♦ Je viens de faire une rencontre. Oh ! une rencontre bien peu surprenante, en somme ! Dans l’état où je me trouve, le moindre événement perd ses proportions exactes, ainsi qu’un paysage dans la brume. Bref, j’ai rencontré, je crois, un ami, j’ai eu la révélation de l’amitié.

Cet aveu surprendrait beaucoup de mes anciens camarades, car je passe pour très fidèle à certaines sympathies de jeunesse. Ma mémoire du calendrier, mon exactitude à souhaiter les anniversaires d’ordination, par exemple, est célèbre. On en rit. Mais ce ne sont que des sympathies. Je comprends maintenant que l’amitié peut éclater entre deux êtres avec ce caractère de brusquerie, de violence, que les gens du monde ne reconnaissent volontiers qu’à la révélation de l’amour.

J’allais donc vers Mézargues lorsque j’ai entendu, très loin derrière moi, ce bruit de sirène, ce grondement qui s’enfle et décroît tour à tour selon les caprices du vent, ou les sinuosités de la route. Depuis quelques jours il est devenu familier, ne fait plus lever la tête à personne. On dit simplement : « C’est la motocyclette de M. Olivier. » Une machine allemande, extraordinaire, qui ressemble à une petite locomotive étincelante195. M. Olivier s’appelle réellement Tréville-Sommerange, il est le neveu de Mme la comtesse. Les vieux qui l’ont connu ici enfant ne tarissent pas sur son compte, il a fallu l’engager à dix-huit ans, c’était un garçon très difficile.

Je me suis arrêté au haut de la côte pour souffler. Le bruit du moteur a cessé quelques secondes (à cause, sans doute, du grand tournant de Dillonne) puis il a repris tout à coup. C’était comme un cri sauvage, impérieux, menaçant, désespéré. Presque aussitôt la crête, en face de moi, s’est couronnée d’une espèce de gerbe de flammes – le soleil frappant en plein sur les aciers polis – et déjà la machine plongeait au bas de la descente avec un puissant râle, remontait si vite qu’on eût pu croire qu’elle s’était élevée d’un bond. Comme je me jetais de côté pour lui faire place, j’ai cru sentir mon cœur se décrocher dans ma poitrine. Il m’a fallu un instant pour comprendre que le bruit avait cessé. Je n’entendais plus que la plainte aiguë des freins, le grincement des roues sur le sol. Puis ce bruit a cessé, lui aussi. Le silence m’a paru plus énorme que le cri.

M. Olivier était là devant moi, son chandail gris montant jusqu’aux oreilles, tête nue. Je ne l’avais jamais vu de si près. Il a un visage calme, attentif, et des yeux si pâles qu’on n’en saurait dire la couleur exacte. Ils souriaient en me regardant.

« Ça vous tente, monsieur le curé ? m’a-t-il demandé d’une voix – mon Dieu, d’une voix que j’ai reconnue tout de suite, douce et inflexible à la fois – celle de Mme la comtesse. (Je ne suis pas bon physionomiste, comme on dit, mais j’ai la mémoire des voix, je ne les oublie jamais, je les aime. Un aveugle, que rien ne distrait, doit apprendre beaucoup de choses des voix.) – Pourquoi pas, monsieur ? » ai-je répondu.

Nous nous sommes considérés en silence. Je lisais l’étonnement dans son regard, un peu d’ironie aussi. À côté de cette machine flamboyante, ma soutane faisait une tache noire et triste. Par quel miracle me suis-je senti à ce moment-là jeune, si jeune – ah, oui, si jeune – aussi jeune que ce triomphal matin ? En un éclair, j’ai vu ma triste adolescence – non pas ainsi que les noyés repassent leur vie, dit-on, avant de couler à pic, car ce n’était sûrement pas une suite de tableaux presque instantanément déroulés – non. Cela était devant moi comme une personne, un être (vivant ou mort, Dieu le sait !). Mais je n’étais pas sûr de la reconnaître, je ne pouvais pas la reconnaître parce que… oh ! cela va paraître bien étrange – parce que je la voyais pour la première fois, je ne l’avais jamais vue. Elle était passée jadis – ainsi que passent près de nous tant d’étrangers dont nous eussions fait des frères, et qui s’éloignent sans retour. Je n’avais jamais été jeune, parce que je n’avais pas osé. Autour de moi, probablement, la vie poursuivait son cours, mes camarades connaissaient, savouraient cet acide printemps, alors que je m’efforçais de n’y pas penser, que je m’hébétais de travail. Les sympathies ne me manquaient pas, certes ! Mais les meilleurs de mes amis devaient redouter, à leur insu, le signe dont m’avait marqué ma première enfance, mon expérience enfantine de la misère, de son opprobre. Il eût fallu que je leur ouvrisse mon cœur, et ce que j’aurais souhaité dire était cela justement que je voulais à tout prix tenir caché… Mon Dieu, cela me paraît si simple maintenant ! Je n’ai jamais été jeune parce que personne n’a voulu l’être avec moi.

Oui, les choses m’ont paru simples tout à coup. Le souvenir n’en sortira plus de moi. Ce ciel clair, la fauve brume criblée d’or, les pentes encore blanches de gel, et cette machine éblouissante qui haletait doucement dans le soleil… J’ai compris que la jeunesse est bénie – qu’elle est un risque à courir – mais que ce risque même est béni. Et par un pressentiment que je n’explique pas, je comprenais aussi, je savais que Dieu ne voulait pas que je mourusse sans connaître quelque chose de ce risque – juste assez, peut-être, pour que mon sacrifice fût total, le moment venu… J’ai connu cette pauvre petite minute de gloire196.

Parler ainsi, à propos d’une rencontre aussi banale, cela doit paraître bien sot, je le sens. Que m’importe ! Pour n’être pas ridicule dans le bonheur, il faut l’avoir appris dès le premier âge, lorsqu’on n’en pouvait même pas balbutier le nom. Je n’aurai jamais, fût-ce une seconde, cette sûreté, cette élégance. Le bonheur ! Une sorte de fierté, d’allégresse, une espérance absurde, purement charnelle, la forme charnelle de l’espérance, je crois que c’est ce qu’ils appellent le bonheur. Enfin, je me sentais jeune, réellement jeune, devant ce compagnon aussi jeune que moi. Nous étions jeunes tous les deux.

« Où allez-vous, monsieur le curé ? – À Mézargues. – Vous n’êtes jamais monté là-dessus ? » J’ai éclaté de rire197. Je me disais que vingt ans plus tôt, rien qu’à caresser de la main, comme je le faisais, le long réservoir tout frémissant des lentes pulsations du moteur, je me serais évanoui de plaisir. Et pourtant, je ne me souvenais pas d’avoir, enfant, jamais osé seulement désirer posséder un de ces jouets, fabuleux pour les petits pauvres198, un jouet mécanique, un jouet qui marche. Mais ce rêve était sûrement au fond de moi, intact. Et il remontait du passé, il éclatait tout à coup dans ma pauvre poitrine malade, déjà touchée par la mort, peut-être ? Il était là-dedans, comme un soleil.

« Par exemple, a-t-il repris, vous pouvez vous vanter de m’épater. Ça ne vous fait pas peur ? – Oh ! non, pourquoi voulez-vous que ça me fasse peur ? – Pour rien. – Écoutez, lui dis-je, d’ici à Mézargues, je crois que nous ne rencontrerons personne. Je ne voudrais pas qu’on se moquât de vous. – C’est moi qui suis un imbécile », a-t-il répondu, après un silence.

J’ai grimpé tant bien que mal sur un petit siège assez mal commode et presque aussitôt la longue descente à laquelle nous faisions face a paru bondir derrière nous tandis que la haute voix du moteur s’élevait sans cesse jusqu’à ne plus donner qu’une seule note, d’une extraordinaire pureté. Elle était comme le chant de la lumière, elle était la lumière même, et je croyais la suivre des yeux dans sa courbe immense, sa prodigieuse ascension. Le paysage ne venait pas à nous, il s’ouvrait de toutes parts, et un peu au-delà du glissement hagard de la route, tournait majestueusement sur lui-même, ainsi que la porte d’un autre monde.

J’étais bien incapable de mesurer le chemin parcouru, ni le temps. Je sais seulement que nous allions vite, très vite, de plus en plus vite. Le vent de la course n’était plus, comme au début, l’obstacle auquel je m’appuyais de tout mon poids, il était devenu un couloir vertigineux, un vide entre deux colonnes d’air brassées à une vitesse foudroyante. Je les sentais rouler à ma droite et à ma gauche, pareilles à deux murailles liquides, et lorsque j’essayais d’écarter le bras, il était plaqué à mon flanc par une force irrésistible199. Nous sommes arrivés ainsi au virage de Mézargues. Mon conducteur s’est retourné une seconde. Perché sur mon siège, je le dépassais des épaules, il devait me regarder de bas en haut. « Attention ! » m’a-t-il dit. Les yeux riaient dans son visage tendu, l’air dressait ses longs cheveux blonds tout droits sur sa tête. J’ai vu le talus de la route foncer vers nous, puis fuir brusquement d’une fuite oblique, éperdue. L’immense horizon a vacillé deux fois, et déjà nous plongions dans la descente de Gesvres. Mon compagnon m’a crié je ne sais quoi, j’ai répondu par un rire, je me sentais heureux, délivré, si loin de tout. Enfin j’ai compris que ma mine le surprenait un peu, qu’il avait cru probablement me faire peur. Mézargues était derrière nous. Je n’ai pas eu le courage de protester. Après tout, pensais-je, il ne me faut pas moins d’une heure pour faire la route à pied, j’y gagne encore…

Nous sommes revenus au presbytère plus sagement. Le ciel s’était couvert, il soufflait une petite bise aigre. J’ai bien senti que je m’éveillais d’un rêve.

Par chance, le chemin était désert, nous n’avons rencontré que la vieille Madeleine, qui liait des fagots. Elle ne s’est pas retournée. Je croyais que M. Olivier allait pousser jusqu’au château, mais il m’a demandé gentiment la permission d’entrer. Je ne savais que lui dire. J’aurais donné Dieu sait quoi pour pouvoir le régaler un peu, car rien n’ôtera de la tête d’un paysan comme moi que le militaire a toujours faim et soif. Naturellement, je n’ai pas osé lui offrir de mon vin qui n’est plus qu’une tisane boueuse peu présentable. Mais nous avons allumé un grand feu de fagots, et il a bourré sa pipe. « Dommage que je parte demain, nous aurions pu recommencer… – L’expérience me suffit, ai-je répondu. Les gens n’aimeraient pas trop voir leur curé courir sur les routes, à la vitesse d’un train express. D’ailleurs, je pourrais me tuer. – Vous avez peur de ça ? – Oh ! non… Enfin, guère… Mais que penserait Monseigneur ? – Vous me plaisez beaucoup, m’a-t-il dit. Nous aurions été amis. – Votre ami, moi ? – Sûr ! Et ce n’est pourtant pas faute d’en savoir long sur votre compte. Là-bas, on ne parle que de vous. – Mal ? – Plutôt… Ma cousine est enragée. Une vraie Sommerange celle-là. – Que voulez-vous dire ? – Hé bien, moi aussi, je suis Sommerange. Avides et durs, jamais satisfaits de rien, avec on ne sait quoi d’intraitable, qui doit être chez nous la part du diable, qui nous fait terriblement ennemis de nous-mêmes, au point que nos vertus ressemblent à nos vices, et que le bon Dieu lui-même aura du mal à distinguer des mauvais garçons les saints de la famille – si par hasard il en existe. La seule qualité qui nous soit commune est de craindre le sentiment comme la peste. Détestant de partager avec autrui nos plaisirs, nous avons du moins la loyauté de ne pas l’embarrasser de nos peines. C’est une qualité précieuse à l’heure de la mort, et la vérité m’oblige à dire que nous mourons assez bien. Voilà. Vous en savez désormais autant que moi. Tout ça ensemble fait des soldats passables. Malheureusement, le métier n’est pas encore ouvert aux femmes, en sorte que les femmes de chez nous, bigre !… Ma pauvre tante leur avait trouvé une devise : Tout ou rien. Je lui disais un jour que cette devise ne signifiait pas grand-chose, à moins qu’on ne lui donnât le caractère d’un pari. Et ce pari-là, on ne peut le faire sérieusement qu’à l’heure de la mort, pas vrai ? Personne des nôtres n’est revenu pour nous apprendre s’il a été tenu ou non, et par qui200. – Je suis sûr que vous croyez en Dieu. – Chez nous, m’a-t-il répondu, c’est une question qu’on ne pose pas. Nous croyons tous en Dieu, tous, jusqu’aux pires – les pires plus que les autres, peut-être. Je pense que nous sommes trop orgueilleux pour accepter de faire le mal sans aucun risque : il y a toujours ainsi un témoin à affronter : Dieu. » Ces paroles auraient dû me déchirer le cœur, car il était facile de les interpréter comme autant de blasphèmes, et pourtant elles ne me causaient aucun trouble. « Il n’est pas si mauvais d’affronter Dieu, lui dis-je. Cela force un homme à s’engager à fond – à engager à fond l’espérance, toute l’espérance dont il est capable. Seulement Dieu se détourne parfois… » Il me fixait de ses yeux pâles. « Mon oncle vous tient pour un sale petit curé de rien, et il prétend même que vous… » Le sang m’a sauté au visage. « Je pense que son opinion vous est indifférente, c’est le dernier des imbéciles. Quant à ma cousine… – N’achevez pas, je vous en prie ! » ai-je dit. Je sentais mes yeux se remplir de larmes, je ne pouvais pas grand-chose contre cette soudaine faiblesse, et ma terreur d’y céder malgré moi était telle qu’un frisson m’a pris, j’ai été m’accroupir au coin de la cheminée, dans les cendres. « C’est la première fois que je vois ma cousine exprimer un sentiment avec cette… D’ordinaire elle oppose à toute indiscrétion, même frivole, un front d’airain. – Parlez plutôt de moi… – Oh ! vous ! N’était ce fourreau noir, vous ressemblez à n’importe lequel d’entre nous autres. J’ai vu ça au premier coup d’œil. » Je ne comprenais pas (je ne comprends d’ailleurs pas encore). « Vous ne voulez pas dire que… – Ma foi si, je veux le dire. Mais vous ignorez peut-être que je sers au régiment étranger ? – Au régiment ?… – À la Légion, quoi ! Le mot me dégoûte depuis que les romanciers l’ont mis à la mode201. – Voyons, un prêtre !… ai-je balbutié. – Des prêtres ? Ça n’est pas les prêtres qui manquent là-bas. Tenez, l’ordonnance de mon commandant était un ancien curé du Poitou. Nous ne l’avons su qu’après… – Après ?… – Après sa mort, parbleu ! – Et comment est-il… – Comment il est mort ? Dame, sur un mulet de bât, ficelé comme un saucisson. Il avait une balle dans le ventre. – Ce n’est pas ce que je vous demande. – Écoutez, je ne veux pas vous mentir. Les garçons aiment à crâner, dans ce moment-là. Ils ont deux ou trois formules qui ressemblent assez à ce que vous appelez des blasphèmes202, soyons francs ! – Quelle horreur ! » Il se passait en moi quelque chose d’inexplicable. Dieu sait que je n’avais jamais beaucoup songé à ces hommes durs, à leur vocation terrible, mystérieuse, car pour tous ceux de ma génération le nom de soldat n’évoque que l’image banale d’un civil mobilisé. Je me souviens de ces permissionnaires qui nous arrivaient chargés de musettes et que nous revoyions le même soir déjà vêtus de velours – des paysans comme les autres. Et voilà que les paroles d’un inconnu éveillaient tout à coup en moi une curiosité inexprimable. « Il y a blasphème et blasphème, poursuivait mon compagnon de sa voix tranquille, presque dure. Dans l’esprit des bonshommes (il prononçait bonommes) c’est une manière de couper les ponts derrière eux, ils en ont l’habitude. Je trouve ça idiot, mais pas sale. Hors la loi en ce monde, ils se mettent eux-mêmes hors la loi dans l’autre. Si le bon Dieu ne sauve pas les soldats, tous les soldats, parce que soldats, inutile d’insister. Un blasphème de plus pour faire bonne mesure, courir la même chance que les camarades, éviter l’acquittement à la minorité de faveur, quoi – et puis couac !… C’est toujours la même devise en somme : Tout ou rien, vous ne trouvez pas ? Parions que vous-même… – Moi ! – Oh ! bien sûr, il y a une nuance. Cependant, si vous vouliez seulement vous regarder… – Me regarder ! » Il n’a pu s’empêcher de rire. Nous avons ri ensemble comme nous avions ri un moment plus tôt, là-bas, sur la route, dans le soleil203. « Je veux dire que si votre visage n’exprimait pas… » Il s’est arrêté. Mais ses yeux pâles ne me déconcertaient plus, j’y lisais très bien sa pensée. « L’habitude de la prière, je suppose, a-t-il repris. Dame ! ce langage ne m’est pas trop familier… – La prière ! L’habitude de la prière ! hélas, si vous saviez… je prie très mal. » Il a trouvé une réponse étrange, qui m’a fait beaucoup réfléchir depuis. « L’habitude de la prière, cela signifie plutôt pour moi la préoccupation perpétuelle de la prière, une lutte, un effort. C’est la crainte incessante de la peur, la peur de la peur, qui modèle le visage de l’homme brave. Le vôtre – permettez-moi – semble usé par la prière, cela fait penser à un très vieux missel, ou encore à ces figures effacées, tracées au burin sur les dalles des gisants204. N’importe ! je crois qu’il ne faudrait pas grand-chose pour que ce visage fût celui d’un hors-la-loi, dans notre genre. D’ailleurs mon oncle dit que vous manquez du sens de la vie sociale. Avouez-le : notre ordre n’est pas le leur. – Je ne refuse pas leur ordre, ai-je répondu. Je lui reproche d’être sans amour. – Nos garçons n’en savent pas si long que vous. Ils croient Dieu solidaire d’une espèce de justice qu’ils méprisent, parce que c’est une justice sans honneur. – L’honneur lui-même, commençai-je… – Oh ! sans doute, un honneur à leur mesure… Si fruste qu’elle paraisse à vos casuistes205, leur loi a du moins le mérite de coûter cher, très cher. Elle ressemble à la pierre du sacrifice – rien qu’un caillou, à peine plus gros qu’un autre caillou – mais toute ruisselante du sang lustral. Bien entendu, notre cas n’est pas clair et nous donnerions aux théologiens du fil à retordre si ces docteurs avaient le temps de s’occuper de nous. Reste qu’aucun d’eux n’oserait soutenir que vivants ou morts nous appartenions à ce monde sur lequel tombe à plein, depuis vingt siècles, la seule malédiction de l’Évangile. Car la loi du monde est le refus – et nous ne refusons rien, pas même notre peau, – le plaisir, et nous ne demandons à la débauche que le repos et l’oubli, ainsi qu’à un autre sommeil – la soif de l’or, et la plupart d’entre nous ne possèdent même pas la défroque immatriculée dans laquelle on les met en terre. Convenez que cette pauvreté-là peut soutenir la comparaison avec celle de certains moines à la mode spécialisés dans la prospection des âmes rares !… – Écoutez, lui dis-je, il y a le soldat chrétien… » Ma voix tremblait comme elle tremble chaque fois qu’un signe indéfinissable m’avertit que quoi que je fasse mes paroles apporteront, selon que Dieu voudra, la consolation ou le scandale. « Le chevalier ? a-t-il répondu avec un sourire. Au collège, les bons Pères ne juraient encore que par son heaume et sa targe, on nous donnait La Chanson de Roland pour l’Iliade française. Évidemment ces fameux prud’hommes n’étaient pas ce que pensent les demoiselles, mais quoi ! il faut les voir tels qu’ils se présentaient à l’ennemi, écu contre écu, coude à coude. Ils valaient ce que valait la haute image à laquelle ils s’efforçaient de ressembler. Et cette image-là, ils ne l’ont empruntée à personne. Nos races avaient la chevalerie dans le sang, l’Église n’a eu qu’à bénir. Soldats, rien que soldats, voilà ce qu’ils furent, le monde n’en a pas connu d’autres. Protecteurs de la Cité, ils n’en étaient pas les serviteurs, ils traitaient d’égal à égal avec elle. La plus haute incarnation militaire du passé, celle du soldat-laboureur de l’ancienne Rome, ils l’ont comme effacée de l’histoire. Oh ! sans doute, ils n’étaient tous ni justes ni purs. Ils n’en représentaient pas moins une justice, une sorte de justice qui depuis les siècles des siècles hante la tristesse des misérables, ou parfois remplit leur rêve. Car enfin la justice entre les mains des puissants n’est qu’un instrument de gouvernement comme les autres. Pourquoi l’appelle-t-on justice ? Disons plutôt l’injustice, mais calculée, efficace, basée tout entière sur l’expérience effroyable de la résistance du faible, de sa capacité de souffrance, d’humiliation et de malheur. L’injustice maintenue à l’exact degré de tension qu’il faut pour que tournent les rouages de l’immense machine à fabriquer les riches, sans que la chaudière n’éclate. Et voilà que le bruit a couru un jour par toute la terre chrétienne qu’allait surgir une sorte de gendarmerie du Seigneur Jésus… Un bruit qui court, ce n’est pas grand-chose, soit ! Mais tenez ! lorsqu’on réfléchit au succès fabuleux, ininterrompu, d’un livre comme le Don Quichotte206, on est forcé de comprendre que si l’humanité n’a pas encore fini de se venger par le rire de son grand espoir déçu, c’est qu’elle l’avait porté longtemps, qu’il était entré bien profond ! Redresseurs de torts, redresseurs de leurs mains de fer. Vous aurez beau dire : ces hommes-là frappaient à grands coups, à coups pesants, ils ont forcé à grands coups nos consciences. Aujourd’hui encore, des femmes paient très cher le droit de porter leurs noms, leurs pauvres noms de soldat, et les naïves allégories dessinées jadis sur leurs écus par quelque clerc maladroit font rêver les maîtres opulents du charbon, de la houille ou de l’acier. Vous ne trouvez pas ça comique ? – Non, lui dis-je. – Moi, si ! C’est tellement drôle de penser que les gens du monde croient se reconnaître dans ces hautes figures, par-dessus sept cents ans de domesticité, de paresse et d’adultères. Mais ils peuvent courir. Ces soldats-là n’appartenaient qu’à la chrétienté, la chrétienté n’appartient plus à personne. Il n’y a plus, il n’y aura plus jamais de chrétienté. – Pourquoi ? – Parce qu’il n’y a plus de soldats. Plus de soldats, plus de chrétienté. Oh ! vous me direz que l’Église lui survit, que c’est le principal. Bien sûr. Seulement il n’y aura plus de royaume temporel du Christ, c’est fini. L’espoir en est mort avec nous. – Avec vous ? m’écriai-je. Ce ne sont pas les soldats qui manquent ! – Des soldats ? Appelez ça des militaires. Le dernier vrai soldat est mort le 30 mai 1431207, et c’est vous qui l’avez tué, vous autres ! Pis que tué : condamné, retranché, puis brûlé. – Nous en avons fait aussi une Sainte… – Dites plutôt que Dieu l’a voulu. Et s’il l’a élevé si haut, ce soldat, c’est justement parce qu’il était le dernier. Le dernier d’une telle race ne pouvait être qu’un Saint. Dieu a voulu encore qu’il fût une Sainte. Il a respecté l’antique pacte de chevalerie. La vieille épée jamais rendue repose sur des genoux que le plus fier des nôtres ne peut qu’embrasser en pleurant. J’aime ça, vous savez, ce rappel discret du cri des tournois : “Honneur aux Dames !” Il y a là de quoi faire loucher de rancune vos docteurs qui se méfient tant des personnes du sexe, hein ? » La plaisanterie m’aurait fait rire, car elle ressemble beaucoup à celles que j’ai entendues tant de fois au séminaire, mais je voyais que son regard était triste, d’une tristesse que je connais. Et cette tristesse-là m’atteint comme au vif de l’âme, j’éprouve devant elle une sorte de timidité stupide, insurmontable. « Que reprochez-vous donc aux gens d’Église ? » ai-je fini par dire bêtement. – Moi ? oh ! pas grand-chose. De nous avoir laïcisés. La première vraie laïcisation a été celle du soldat. Et elle ne date pas d’hier. Quand vous pleurnichez sur les excès du nationalisme, vous devriez vous souvenir que vous avez fait jadis risette aux légistes de la Renaissance qui mettaient le droit chrétien dans leur poche et reformaient patiemment sous votre nez, à votre barbe, l’État païen, celui qui ne connaît d’autre loi que celle de son propre salut – les impitoyables patries, pleines d’avarice et d’orgueil. – Écoutez, lui dis-je, je ne connais pas grand-chose à l’histoire, mais il me semble que l’anarchie féodale208 avait ses risques. – Oui, sans doute… Vous n’avez pas voulu les courir. Vous avez laissé la Chrétienté209 inachevée, elle était trop lente à se faire, elle coûtait gros, rapportait peu. D’ailleurs, n’aviez-vous pas jadis construit vos basiliques avec les pierres des temples ? Un nouveau droit, quand le Code justinien restait, comme à portée de la main ?… “L’État contrôlant tout et l’Église contrôlant l’État”, cette formule élégante devait plaire à vos politiques. Seulement nous étions là, nous autres. Nous avions nos privilèges, et par-dessus les frontières, notre immense fraternité. Nous avions même nos cloîtres. Des Moines-Soldats ! C’était de quoi réveiller les proconsuls dans leurs tombes, et vous non plus, vous ne vous faisiez pas fiers ! L’honneur du soldat, vous comprenez, ça ne se prend pas au trébuchet des casuistes. Il n’y a qu’à lire le procès de Jeanne d’Arc210. “Sur la foi jurée à vos Saintes, sur la fidélité au suzerain, sur la légitimité du roi de France, rapportez-vous-en à nous, disaient-ils. Nous vous relevons de tout. – Je ne veux être relevée de rien, s’écriait-elle. – Alors nous allons vous damner ?” Elle aurait pu répondre : – “Je serai donc damnée avec mon serment211.” Car notre loi était le serment. Vous aviez béni ce serment, mais c’est à lui que nous appartenions, pas à vous. N’importe ! Vous nous avez donnés à l’État. L’État qui nous arme, nous habille et nous nourrit prend aussi notre conscience en charge. Défense de juger, défense même de comprendre. Et vos théologiens approuvent, comme de juste. Ils nous concèdent, avec une grimace, la permission de tuer, de tuer n’importe où, n’importe comment, de tuer par ordre, comme au bourreau. Défenseurs du sol, nous réprimons aussi l’émeute, et lorsque l’émeute a vaincu, nous la servons à son tour. Dispense de fidélité. À ce régime-là, nous sommes devenus des militaires. Et si parfaitement militaires que dans une démocratie accoutumée à toutes les servilités, celle des généraux-ministres réussit à scandaliser les avocats. Si exactement, si parfaitement militaires qu’un homme de grande race, comme Lyautey, a toujours repoussé ce nom infamant. Et d’ailleurs, il n’y aura bientôt plus de militaires. De sept à soixante ans tous… tous quoi ? au juste ?… L’armée même devient un mot vide de sens lorsque les peuples se jettent les uns sur les autres – les tribus d’Afrique quoi ! – des tribus de cent millions d’hommes. Et le théologien, de plus en plus dégoûté, continuera de signer des dispenses – des formules imprimées, je suppose, rédigées par les rédacteurs du Ministère de la Conscience Nationale212 ? Mais où s’arrêteront-ils, entre nous, vos théologiens ? Les meilleurs tueurs, demain, tueront sans risque. À trente mille pieds au-dessus du sol, n’importe quelle saleté d’ingénieur, bien au chaud dans ses pantoufles, entouré d’ouvriers spécialistes, n’aura qu’à tourner un bouton pour assassiner une ville et reviendra dare-dare, avec la seule crainte de rater son dîner. Évidemment personne ne donnera à cet employé le nom de soldat. Mérite-t-il même celui de militaire ? Et vous autres, qui refusiez la terre sainte aux pauvres cabotins du XVIIe siècle, comment l’enterrerez-vous ? Notre profession est-elle donc tellement avilie que nous ne puissions absolument plus répondre d’un seul de nos actes, que nous partagions l’affreuse innocence de nos mécaniques d’acier ? Allons donc ! Le pauvre diable qui bouscule sa bonne amie sur la mousse, un soir de printemps, est tenu par vous en état de péché mortel, et le tueur de villes, alors que les gosses qu’il vient d’empoisonner achèveront de vomir leurs poumons dans le giron de leurs mères, n’aura qu’à changer de culotte et ira donner le pain bénit ? Farceurs que vous êtes ! Inutile de faire semblant de traiter avec les Césars ! La cité antique est morte, elle est morte comme ses dieux. Et les dieux protecteurs de la cité moderne, on les connaît, ils dînent en ville213, et s’appellent des banquiers. Rédigez autant de concordats que vous voudrez ! Hors de la Chrétienté, il n’y a de place en Occident ni pour la patrie ni pour le soldat, et vos lâches complaisances auront bientôt achevé de laisser déshonorer l’une et l’autre ! »

Il s’était levé, m’enveloppait en parlant de son regard étrange, d’un bleu toujours aussi pâle, mais qui dans l’ombre paraissait doré. Il a jeté rageusement sa cigarette dans les cendres.

– Moi je m’en fous, a-t-il repris. Je serai tué avant.

Chacune de ses paroles m’avait remué jusqu’au fond du cœur. Hélas ! Dieu s’est remis entre nos mains – son Corps et son Âme – le Corps, l’Âme, l’honneur de Dieu dans nos mains sacerdotales214 – et ce que ces hommes-là prodiguent sur toutes les routes du monde… Saurions-nous seulement mourir comme eux ? me disais-je. Un moment, j’ai caché mon visage, j’étais épouvanté de sentir les larmes couler entre mes doigts. Pleurer devant lui, comme un enfant, comme une femme ! Mais Notre-Seigneur m’a rendu un peu de courage. Je me suis levé, j’ai laissé tomber mes bras, et d’un grand effort – le souvenir m’en fait mal – je lui ai offert ma triste figure, mes honteuses larmes. Il m’a regardé longtemps. Oh ! l’orgueil est encore en moi bien vivace ! J’épiais un sourire de mépris, du moins de pitié sur ses lèvres volontaires – je craignais plus sa pitié que son mépris. « Vous êtes un chic garçon, m’a-t-il dit. Je ne voudrais pas un autre curé que vous à mon lit de mort. » Et il m’a embrassé, à la manière des enfants, sur les deux joues215.

 

♦♦♦ J’ai décidé de partir pour Lille. Mon remplaçant est venu ce matin. Il m’a trouvé bonne mine. C’est vrai que je vais mieux, beaucoup mieux. Je fais mille projets un peu fous. Il est certain que j’ai trop douté de moi, jusqu’ici. Le doute de soi n’est pas l’humilité, je crois même qu’il est parfois la forme la plus exaltée, presque délirante de l’orgueil, une sorte de férocité jalouse qui fait se retourner un malheureux contre lui-même, pour se dévorer. Le secret de l’enfer doit être là.

Qu’il y ait en moi le germe d’un grand orgueil, je le crains. Voilà longtemps que l’indifférence que je sens pour ce qu’on est convenu d’appeler les vanités de ce monde m’inspire plus de méfiance que de contentement. Je me dis qu’il y a quelque chose de trouble dans l’espèce de dégoût insurmontable que j’éprouve pour ma ridicule personne. Le peu de soin que je prends de moi, la gaucherie naturelle contre laquelle je ne lutte plus et jusqu’au plaisir que je trouve à certaines petites injustices qu’on me fait – plus brûlantes d’ailleurs que beaucoup d’autres – ne cachent-ils pas une déception dont la cause, au regard de Dieu, n’est pas pure ? Certes, tout cela m’entretient, vaille que vaille, dans des dispositions très passables à l’égard du prochain, car mon premier mouvement est de me donner tort, j’entre assez bien dans l’opinion des autres. Mais n’est-il pas vrai que j’y perds, peu à peu, la confiance, l’élan, l’espoir du mieux ?… Ma jeunesse – enfin, ce que j’en ai ! – ne m’appartient pas, ai-je le droit de la tenir sous le boisseau ? Certes, si les paroles de M. Olivier m’ont fait plaisir, elles ne m’ont pas tourné la tête. J’en retiens seulement que je puis emporter du premier coup la sympathie d’êtres qui lui ressemblent, qui me sont supérieurs de tant de manières… N’est-ce pas un signe ?

Je me souviens aussi d’un mot de M. le curé de Torcy : « Tu n’es pas fait pour la guerre d’usure. » Et c’est bien, ici, la guerre d’usure.

Mon Dieu, si j’allais guérir ! Si la crise dont je souffre était le premier symptôme de la transformation physique qui marque parfois la trentième année… Une phrase que j’ai lue je ne sais où me hante depuis deux jours : « Mon cœur est avec ceux de l’avant, mon cœur est avec ceux qui se font tuer216. » Ceux qui se font tuer… Soldats, missionnaires…

Le temps ne s’accorde que trop bien avec ma… j’allais écrire : ma joie, mais le mot ne serait pas juste. Attente conviendrait mieux. Oui, une grande, une merveilleuse attente, qui dure même pendant le sommeil, car elle m’a positivement réveillé cette nuit. Je me suis trouvé les yeux ouverts, dans le noir, et si heureux que l’impression en était presque douloureuse, à force d’être inexplicable. Je me suis levé, j’ai bu un verre d’eau, et j’ai prié jusqu’à l’aube. C’était comme un grand murmure de l’âme. Cela me faisait penser à l’immense rumeur des feuillages qui précède le lever du jour. Quel jour va se lever en moi ? Dieu me fait-il grâce ?

 

♦♦♦ J’ai trouvé dans ma boîte aux lettres un mot de M. Olivier, daté de Lille, où il passera, me dit-il, ses derniers jours de permission, chez un ami, 30, rue Verte. Je ne me souviens pas de lui avoir parlé de mon prochain voyage dans cette ville. Quelle étrange coïncidence !

La voiture de M. Bigre viendra me chercher ce matin à cinq heures trente.

 

Je m’étais couché hier soir très sagement. Le sommeil n’a pu venir. J’ai résisté longtemps à la tentation de me lever, de reprendre ce journal encore une fois. Comme il m’est cher ! L’idée même de le laisser ici, pendant une absence pourtant si courte, m’est, à la lettre, insupportable. Je crois que je ne résisterai pas, que je le fourrerai au dernier moment dans mon sac. D’ailleurs il est vrai que les tiroirs ferment mal, qu’une indiscrétion est toujours possible.

Hélas ! on croit ne tenir à rien, et l’on s’aperçoit un jour qu’on s’est pris soi-même à son propre jeu, que le plus pauvre des hommes a son trésor caché. Les moins précieux, en apparence, ne sont pas les moins redoutables, au contraire. Il y a certainement quelque chose de maladif dans l’attachement que je porte à ces feuilles217. Elles ne m’en ont pas moins été d’un grand secours au moment de l’épreuve, et elles m’apportent aujourd’hui un témoignage très précieux, trop humiliant pour que je m’y complaise, assez précis pour fixer ma pensée. Elles m’ont délivré du rêve. Ce n’est pas rien218.

Il est possible, probable même, qu’elles me seront inutiles désormais. Dieu me comble de tant de grâces, et si inattendues, si étranges ! Je déborde de confiance et de paix.

J’ai mis un fagot dans l’âtre, je le regarde flamber avant d’écrire. Si mes ancêtres ont trop bu et pas assez mangé, ils devaient aussi avoir l’habitude du froid, car j’éprouve toujours devant un grand feu je ne sais quel étonnement stupide d’enfant ou de sauvage. Comme la nuit est calme ! Je sens bien que je ne dormirai plus.

 

J’achevais donc mes préparatifs, cet après-midi, lorsque j’ai entendu grincer la porte d’entrée. J’attendais mon remplaçant, j’ai cru reconnaître son pas. S’il faut tout dire, j’étais d’ailleurs absorbé par un travail ridicule. Mes souliers sont en bon état, mais l’humidité les a rougis, je les noircissais avec de l’encre, avant de les cirer. N’entendant plus aucun bruit, j’ai voulu aller jusqu’à la cuisine, et j’ai vu Mlle Chantal assise sur la chaise basse, dans la cheminée. Elle ne me regardait pas, elle avait les yeux fixés sur les cendres219.

Cela ne m’a pas autrement surpris, je l’avoue. Résigné d’avance à subir toutes les conséquences de mes fautes, volontaires ou non, j’ai l’impression de disposer d’un délai de grâce, d’un sursis, je ne veux rien prévoir, à quoi bon ? Elle a paru un peu déconcertée par mon bonjour. « Vous partez demain, paraît-il ? – Oui, mademoiselle. – Vous reviendrez ? – Cela dépendra. – Cela ne dépend que de vous. – Non. Cela dépend du médecin. Car je vais consulter à Lille. – Vous avez de la chance d’être malade. Il me semble que la maladie doit donner le temps de rêver. Je ne rêve jamais. Tout se déroule dans ma tête avec une précision horrible, on dirait les comptes d’un huissier ou d’un notaire. Les femmes de notre famille sont très positives, vous savez ? » Elle s’est approchée de moi tandis que j’étalais soigneusement le cirage sur mes souliers. J’y mettais même un peu de lenteur, et il ne m’aurait certainement pas déplu que notre conversation s’achevât sur un éclat de rire. Peut-être a-t-elle deviné ma pensée. Elle m’a dit tout à coup, d’une voix sifflante : « Mon cousin vous a parlé de moi ? – Oui, ai-je répondu. Mais je ne pourrais rien vous rapporter de ses propos. Je ne m’en souviens plus. – Que m’importe ! Je me moque de son opinion et de la vôtre. – Écoutez, lui dis-je, vous ne tenez que trop à connaître la mienne. » Elle a hésité un moment, et elle a répondu simplement oui, car elle n’aime pas mentir. « Un prêtre n’a pas d’opinion, je voudrais que vous compreniez cela. Les gens du monde jugent par rapport au mal ou au bien qu’ils sont capables de se faire entre eux, et vous ne pouvez me faire ni bien ni mal. – Du moins devriez-vous me juger selon… que sais-je… enfin le précepte, la morale ? – Je ne pourrais vous juger que selon la grâce, et j’ignore celles qui vous sont données, je l’ignorerai toujours. – Allons donc ! vous avez des yeux et des oreilles, vous vous en servez comme tout le monde, je suppose ? – Oh ! ils ne me renseigneraient guère sur vous ! » Je crois que j’ai souri. « Achevez ! Achevez ! que voulez-vous dire ? – Je crains de vous offenser. Je me souviens d’avoir vu, quand j’étais enfant, une scène de Guignol, un jour de ducasse220, à Wilman. Guignol avait caché son trésor dans un pot de terre, et il gesticulait à l’autre extrémité de la scène pour détourner l’attention du commissaire. Je pense que vous vous agitez beaucoup dans l’espoir de cacher à tous la vérité de votre âme, ou peut-être de l’oublier. » Elle m’écoutait attentivement, les coudes posés sur la table, le menton dans ses paumes, et le petit doigt de sa main gauche entre ses dents serrées. « Je n’ai pas peur de la vérité, monsieur, et si vous m’en défiez, je suis très capable de me confesser à vous, sur-le-champ. Je ne cacherai rien, je le jure ! – Je ne vous défie pas, lui dis-je, et pour accepter de vous entendre en confession, il faudrait bien que vous soyez en danger de mort. L’absolution viendra en son temps, j’espère, et d’une autre main que la mienne, sûr ! – Oh ! la prédiction n’est pas difficile à faire. Papa s’est promis d’obtenir votre changement, et tout le monde ici vous prend maintenant pour un ivrogne, parce que… » Je me suis retourné brusquement. « Assez ! lui ai-je dit. Je ne voudrais pas vous manquer de respect, mais ne recommencez pas vos sottises, vous finiriez par me faire honte. Puisque vous êtes ici, – contre la volonté de votre père encore ! – aidez-moi à ranger la maison. Je n’arriverai jamais tout seul. » Lorsque j’y pense maintenant, je ne puis comprendre qu’elle m’ait obéi. Au moment même, j’ai trouvé cela tout naturel. L’aspect de mon presbytère a changé presque à vue d’œil. Elle gardait le silence et lorsque je l’observais de biais, je la trouvais de plus en plus pâle. Elle a jeté brusquement le torchon dont elle essuyait les meubles, et s’est de nouveau approchée de moi, le visage bouleversé de rage. J’ai eu presque peur. « Cela vous suffit ? Êtes-vous content ? Oh ! vous cachez bien votre jeu. On vous croit inoffensif, vous feriez plutôt pitié. Mais vous êtes dur ! – Ce n’est pas moi qui suis dur, seulement cette part de vous-même inflexible, qui est celle de Dieu. – Qu’est-ce que vous racontez là ? Je sais parfaitement que Dieu n’aime que les doux, les humbles… D’ailleurs si je vous disais ce que je pense de la vie ! – À votre âge, on n’en pense pas grand-chose. On désire ceci ou cela, voilà tout. – Hé bien moi, je désire tout, le mal et le bien. Je connaîtrai tout. – Ce sera bientôt fait, lui dis-je en riant221. – Allons donc ! J’ai beau n’être qu’une jeune fille, je sais parfaitement que bien des gens sont morts avant d’y avoir réussi. – C’est qu’ils ne cherchaient pas réellement. Ils rêvaient. Vous, vous ne rêverez jamais. Ceux dont vous parlez ressemblent à des voyageurs en chambre. Lorsqu’on va droit devant soi, la terre est petite. – Si la vie me déçoit, n’importe ! Je me vengerai, je ferai le mal pour le mal. – À ce moment-là, lui dis-je, vous trouverez Dieu. Oh ! je ne m’exprime sans doute pas bien, et vous êtes d’ailleurs un enfant. Mais enfin, je puis vous dire que vous partez en tournant le dos au monde, car le monde n’est pas révolte, il est acceptation, et il est d’abord l’acceptation du mensonge. Jetez-vous donc en avant tant que vous voudrez, il faudra que la muraille cède un jour, et toutes les brèches ouvrent sur le ciel. – Parlez-vous ainsi par… par fantaisie… ou bien… – Il est vrai que les doux posséderont la terre. Et ceux qui vous ressemblent ne la leur disputeront pas, parce qu’ils ne sauraient qu’en faire. Les ravisseurs222 ne ravissent que le royaume des cieux. » Elle était devenue toute rouge, elle a haussé les épaules. « On a envie de vous répondre je ne sais quoi… des injures. Est-ce que vous croyez disposer de moi contre mon gré ? Je me damnerai très bien, si je veux. – Je réponds de vous, lui dis-je sans réfléchir, âme pour âme. » Elle se lavait les mains au robinet de la cuisine, elle ne s’est même pas retournée. Puis elle a remis tranquillement son chapeau, qu’elle avait ôté pour travailler. Elle est revenue vers moi, à pas lents. Si je ne connaissais si bien son visage, je pourrais dire qu’il était calme, mais je voyais trembler un peu le coin de sa bouche. « Je vous propose un marché, a-t-elle dit. Si vous êtes ce que je crois… – Je ne suis justement pas celui que vous croyez. C’est vous-même qui vous voyez en moi comme dans un miroir, et votre destin avec. – J’étais cachée sous la fenêtre lorsque vous parliez à maman. Tout à coup sa figure est devenue si… si douce ! À ce moment, je vous ai haï. Oh ! je ne crois pas beaucoup plus aux miracles qu’aux revenants, mais je connaissais ma mère, peut-être ! Elle se souciait autant des belles phrases qu’un poisson d’une pomme. Avez-vous un secret, oui ou non ? – C’est un secret perdu, lui dis-je. Vous le retrouverez pour le perdre à votre tour, et d’autres le transmettront après vous, car la race à laquelle vous appartenez durera autant que ce monde. – Quoi ? quelle race ? – Celle que Dieu lui-même a mise en marche, et qui ne s’arrêtera plus, jusqu’à ce que tout soit consommé223. »