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DANEMARK

Ib Sveistrup se radossa à sa vieille chaise de bureau tout en examinant, à travers les verres sales de ses lunettes de lecture, un cliché imprimé de la femme en sang dans la rue piétonne.

– C’est sûr qu’avec tout ce rouge, elle fait froid dans le dos. Où as-tu trouvé cette photo ?

– Sur YouTube, répondit Dunja, assise en face.

Son chef n’avait pas l’air de savoir vraiment à quoi elle faisait référence.

– Ah d’accord. Je vois. C’est incroyable, ces nouvelles technologies. Pour ma part, je ne me débarrasserai jamais de mon bon vieux Nokia.

– Qu’est-ce qu’on fait ?

Elle le regarda droit dans les yeux, consciente qu’il n’aimait pas ça.

– Qu’est-ce qu’on fait ? Toi et Magnus étiez de service ce matin et dès que vous aurez rédigé le rapport, vous pourrez rentrer…

– Je veux dire avec l’enquête. Comment procède-t-on ?

– Tu penses aux armes dont la fille s’est emparée. Oui, c’est fâcheux. Tu comprends bien que je suis obligé de le signaler et il est évident que dans votre rapport…

– Bien sûr qu’on va rendre compte de tout. Je pensais à ce que cette fille a dû traverser. D’où venait tout ce sang ?

Dunja posa le doigt sur le T-shirt maculé de rouge.

– Ce n’était pas le sien, elle n’avait pas une égratignure. Mais de toute évidence, il s’est passé quelque chose.

– Oui, c’est assez certain, hélas. Cette affaire relève maintenant des enquêteurs et je veillerai à ce qu’ils prennent connaissance de cette pièce, indiqua Sveistrup en montrant la photo.

– … Tu ne veux tout de même pas parler de Søren Ussing et Bettina Jensen ?

– Si, qui veux-tu d’autre ?

– Ib…

Dunja ne put s’empêcher de pousser un soupir.

– Je sais que c’est à toi de décider, mais si tu permets, je voudrais ajouter que…

– Dunja…

Sveistrup retira ses lunettes, pencha légèrement la tête sur le côté et afficha son sourire le plus aimable. Un sourire que Dunja appréciait d’ordinaire. Contrairement à bien des hommes dans le métier, Ib Sveistrup était amical et chaleureux. Mais à l’instant, cette expression l’irritait à tel point qu’elle en avait des démangeaisons plein le cuir chevelu. Tout ce que cet air traduisait, c’était de l’indulgence. Comme un père patient face à sa fillette assommante qui lui réclame des bonbons.

– Je comprends que tu te sentes personnellement engagée dans cette affaire, reprit-il. C’est ton arme qui est dans la nature, maintenant.

– S’il n’y avait que ça… Tu sais aussi bien que moi que ces deux-là n’ont pas l’expérience nécessaire pour ce genre d’enquêtes. Je crains que quelque chose de grave ne soit arrivé et que…

– Tu n’exagères pas un peu ?

– Non, au contraire. Il n’est pas question d’un simple casse chez le glacier du coin. Je suis désolée, mais…

– Dunja, ça suffit.

Sveistrup poussa à son tour un soupir.

– Vu les circonstances, toi et Magnus pourriez être suspendus. Donc non, tu ne feras pas partie de l’enquête sous prétexte que…

– Je ne veux pas en faire partie, je veux la diriger.

Le sourire de Sveistrup s’était effacé. Il avait maintenant la mine d’un père fatigué par sa gamine en pleurs qui se roule par terre au rayon confiserie.

– Je savais à quoi m’attendre. Je le savais. Je te l’ai même dit quand je t’ai embauchée, tu t’en souviens ? À l’époque où tu étais grillée dans tout Copenhague et où personne ne voulait de toi.

Dunja aurait dû comprendre que la conversation prendrait ce tour-là. Depuis que, deux ans plus tôt, elle avait imité la signature de son patron de l’époque, Kim Sleizner, sa mauvaise réputation lui collait à la peau comme une douleur chronique qu’elle devrait supporter toute sa vie. Le temps ne faisait rien à l’affaire : l’histoire ressurgissait à toutes les occasions.

Pourtant, elle ne regrettait pas son geste le moins du monde. Elle savait bien que Sleizner la flanquerait à la porte dès qu’il en aurait l’occasion. Peu importent ses efforts pour aider la police suédoise à résoudre l’une des pires affaires criminelles de son histoire. Pour lui, il n’était question que de se venger.

Mais au fond, elle avait cru qu’elle serait tranquille une fois qu’il l’aurait renvoyée. Que cette humiliation suffirait et que leurs chemins ne se croiseraient plus jamais. Maintenant, elle se rendait compte de son immense naïveté. Comme si ce connard de Sleizner aurait pu se contenter de la virer. Ce n’était que le début.

Il l’avait même impressionnée par sa capacité à semer la terreur. Avec ses longs tentacules, il était parvenu à infiltrer et corrompre tout le corps de police, qui le laissait asseoir son autorité sans broncher.

Pendant dix-huit mois, elle avait cherché du travail dans tous les commissariats de Copenhague et des environs. Des postes taillés sur mesure pour elle. Mais on lui répondait d’un revers de main qu’ils étaient déjà pourvus.

Il avait fallu qu’elle aille jusqu’à Helsingør pour trouver enfin. Non pas un poste d’inspecteur, mais de gardien de la paix. Elle avait dû passer de nouveau l’uniforme, mais tout valait mieux que les indemnités chômage, aussi basses que dégradantes, qui tombaient chaque mois.

– C’est Sleizner, n’est-ce pas ? déclara-t-elle au bout d’un moment, consciente de s’aventurer sur un chemin périlleux.

– Pardon ?

– Kim fucking Sleizner. C’est lui qui se cache derrière tout ça ?

Sveistrup poussa un grognement.

– Tu sais ce que je pense de ce chien. Il aboie peut-être sur tous les cabots de Copenhague, mais sa laisse l’empêche de venir fouiner par ici.

– Alors c’est quoi, le problème ? Si ce n’est que tu as hâte de rentrer chez toi auprès de ta femme et ton petit whisky du soir.

En s’abattant sur la table, les poings de Sveistrup renversèrent la tasse de café sur la photo de la femme en sang.

– Ne viens pas me dire ce que je dois faire ou pas ! Tu sais très bien quel est le problème !

Elle avait dépassé les bornes et il avait toutes les raisons de se fâcher.

– Ib, je sais que j’ai été embauchée ici comme gardienne de la paix et que je suis censée me montrer dans mon bel uniforme.

Mais ce qui était dit était dit, et tout ce qu’elle pouvait faire à présent, c’était garder le cap.

– Bien ! Alors fais-le. Tu es de nouveau de service demain après-midi. Si tu veux qu’on te prête une autre arme, je te conseille de rédiger ce rapport au plus vite.