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SUÈDE

Astrid Tuvesson, chef de la police, regrettait d’être sortie à la hâte de chez elle, et d’avoir déjà verrouillé la porte. Dehors, la lumière était beaucoup plus forte que ce qu’elle avait cru derrière les stores qui filtraient le puissant soleil de printemps. Si elle ne trouvait pas vite ses lunettes noires, la migraine ferait voler son crâne en mille morceaux. Elle voyait d’ici Ingvar Molander et ses hommes boucler le périmètre pour ramasser ses restes. Là. Enfin elle attrapa ses lunettes rayées et barbouillées de traces de doigts.

Merde. Elle avait envie d’aller aux toilettes. Parfois, elle se fatiguait elle-même. C’était elle tout craché : ne pas penser à prendre ses précautions avant de claquer la porte et de jeter les clefs dans son sac, où elles étaient maintenant introuvables. Ce fichu sac à main était pire qu’un chapeau de magicien. Elle avait beau fouiller, le trousseau semblait s’être volatilisé. Elle s’accroupit derrière la haie.

Après tout, c’était son jardin, elle pouvait bien y faire ce qu’elle voulait. Si ça ne plaisait pas aux voisins, ils n’avaient qu’à appeler la police. Elle fut secouée d’un rire, le jet coula par à-coups entre ses jambes.

Pourquoi diable ne restait-elle pas à la maison comme prévu ? Elle n’était en arrêt que depuis lundi, seulement trois jours, ce qui n’était rien à côté de certains membres de l’équipe.

En un sens, c’était la faute de cet imbécile de Gunnar, pensa-t-elle en démarrant. Sans lui, rien de tout ça ne serait arrivé. Elle aurait été à son poste, au lieu de se retrouver clouée au lit et de… Un choc à l’arrière la fit piler. Quoi encore ? Elle ajusta le rétroviseur. Ce ne pouvait être que la boîte aux lettres que cet imbécile s’était obstiné à monter dans un bloc de béton assez imposant pour pouvoir résister à une troisième guerre mondiale. La goutte d’eau. Elle préférait ne pas songer aux dégâts sur sa carrosserie.

Elle fila au plus vite, avant qu’un voisin ait l’idée de venir voir ce qui se passait.

Elle prit à gauche sur l’entrée nord de l’E20, enfonça l’allume-cigare et sortit la dernière cigarette du paquet glissé dans la poignée de porte. Quand l’extrémité s’embrasa, elle tira aussi fort que ses poumons pouvaient le lui permettre tout en accélérant sur l’autoroute.

Quelques années plus tôt, c’était elle qui avait voulu quitter Gunnar, elle qui tenait les rênes. Il avait réussi à l’user tellement que rien que voir sa figure la mettait de mauvais poil. Mais il s’était accroché et l’amour contrarié qu’elle éprouvait à l’époque s’était progressivement transformé en profond mépris. Peu à peu, elle s’était métamorphosée en furie, et quand il avait fini par faire la seule chose raisonnable, la quitter, rien ne s’était passé comme elle l’avait imaginé. Rien.

Soudain, son rétroviseur extérieur se déboîta avec fracas et commença à battre la carrosserie comme un pic-vert, pendu à quelques câbles fragiles. Elle ne comprit ce qui arrivait qu’en apercevant la BMW rouge qui venait de la frôler. Elle klaxonna, mais le véhicule ne fit qu’accélérer pour s’enfuir au loin. Hors de question qu’il s’en tire aussi facilement, se dit-elle. Elle mit les gaz et ne tarda pas à le rattraper.

Il n’y avait rien de pire à ses yeux que ces sales types dans des bagnoles de nouveaux riches. Elle le dépassa par la droite, puis se rabattit sous son nez, feux de détresse allumés, et ralentit tout en brandissant sa plaque de police. Comme s’il pouvait la voir… Peu importe : il finirait bien par s’arrêter et elle lui donnerait une bonne leçon.

Mais la BMW braqua sur la droite et la dépassa le plus naturellement du monde. Nom de Dieu. La guerre était déclarée, une vraie putain de guerre. Elle sortit la main par la fenêtre pour décrocher une bonne fois pour toutes le rétroviseur, tout en prenant en chasse la voiture rouge, pied au plancher.

En une minute, elle avait largement dépassé la vitesse autorisée. Sa Corolla se mit à trembler, signalant par tous les moyens que le moteur n’en pouvait plus. La commissaire ne se laissa pas pour autant décourager, elle qui pouvait se vanter de conduire comme une déesse. Dès l’échangeur de Helsingborg Sud, elle avait rattrapé son adversaire et elle lui lança des appels de phares.

La BMW n’avait manifestement aucune intention de se rendre. Le conducteur accéléra encore, ne sachant visiblement pas à qui il avait affaire. Astrid fourra la main dans son sac laissé sur le siège passager. Son portable devait se trouver quelque part là-dedans, elle en était certaine. Du bout des doigts, elle sentit le contact des clefs. Évidemment que ce satané trousseau réapparaissait maintenant…

Elle piocha son téléphone, y jeta un rapide coup d’œil pour ouvrir l’appareil photo. Comment faire, déjà ? Samsung de merde. Elle détestait cet engin. Là ! Elle ignorait comment elle avait réussi cet exploit, mais l’appareil était lancé.

Alors qu’elle visait la BMW avec son objectif, elle se rendit compte qu’elle déviait dangereusement sur le bas-côté. Elle poussa un cri et freina de toutes ses forces. Sa voiture dérapa violemment, laissant place à une cacophonie de klaxons et de camions rugissants.

C’est la fin, se dit-elle. C’est la fin et tant mieux. Après tout, elle n’était qu’une ratée en pleine ménopause, la honte de toute sa profession…

Mais ses réflexes ne l’abandonnèrent pas : elle tenta désespérément de contrebraquer et de rétrograder, tandis que son pied droit appuyait à fond sur l’accélérateur. Comme dans un invraisemblable jeu vidéo, Astrid parvint à retrouver la maîtrise de son véhicule. Elle lâcha un bref hurlement de joie, puis s’efforça de retrouver son calme. Tout était sous contrôle.

La voiture rouge filait une cinquantaine de mètres devant elle. Le temps de ramasser son portable tombé à terre et de se remettre à filmer, Astrid vit la BMW freiner, s’apprêtant visiblement à sortir en direction d’Elineberg et de Råå. Ce connard ne perdait rien pour attendre.

Mais le véhicule se ravisa et continua de plus belle sur l’autoroute. Était-elle la cause de ce revirement ou l’embouteillage allant jusqu’au rond-point ? Difficile à dire. En tout cas, ils avaient beau approcher du centre-ville, le chauffard ne comptait pas ralentir.

Une fois sur Malmöleden, au niveau de l’ancien commissariat, il y fut tout de même obligé, mais grilla sans hésiter un feu rouge. Elle en fit autant et franchit le carrefour en klaxonnant quand soudain, des sirènes de police se mirent à hurler. Aaah ! Ses collègues en uniforme se réveillaient enfin. Pas trop tôt.

En jetant un œil dans le rétroviseur, Astrid Tuvesson aperçut la voiture de police qui lui collait déjà au train. Elle leur fit signe de se calmer. Qu’ils n’aillent pas s’imaginer qu’ils pouvaient entrer ainsi dans la danse et prendre les choses en main. C’était à elle de sermonner cet abruti.

Elle n’avait jamais aimé la fontaine ronde d’environ vingt centimètres de haut qui n’en était pas vraiment une et ressemblait à un gigantesque Frisbee bleu fabriqué à partir d’éclats de carrelage. Lorsque le virage serré vers la place apparut soudain sur sa gauche, elle lui fit d’autant plus horreur. Lâcher son téléphone et tenter de contrebraquer ne servit à rien.

Avec le rebord bas et arrondi de la fontaine, l’angle d’attaque et la vitesse de la Corolla, l’accident était inévitable : la voiture se retourna violemment et continua sur le toit. Quand elle s’immobilisa enfin quelques mètres plus loin, tel un scarabée gisant sur le dos au milieu de la piste cyclable, Astrid déboucla sa ceinture et s’extirpa du véhicule.

Putain… Elle sentait son pouls battre dans son crâne, et ses yeux… Voyait-elle double ? Mal, en tout cas. Il allait s’échapper. Dire que ce connard pourrait mener sa vie comme si de rien n’était, comme si tout ça n’était qu’un jeu.

Elle regarda la voiture rouge qui s’apprêtait à prendre à droite pour s’enfuir dans la direction opposée. Mais au lieu de tourner, la BMW poursuivit devant l’ancienne gare maritime qui abritait désormais une boîte de nuit, fonçant droit vers l’eau.

Qu’est-ce qu’il fout ? se demanda la commissaire en s’élançant sur les pavés. Elle avait autant le tournis qu’un soir de cuite. Elle devait s’être cognée plus sévèrement qu’elle ne le pensait, constata-t-elle en manquant plusieurs fois de trébucher. Mais tant pis, ça attendrait.

La BMW franchit le bord du quai et plana quelques mètres dans les airs avant de s’écraser. Astrid n’était pas la seule à accourir – des passants arrivaient de toutes parts et se rassemblèrent sur le quai. Elle s’arrêta un peu avant la foule pour reprendre son souffle.

– Police ! s’écria-t-elle d’un ton aussi autoritaire que possible. On va devoir boucler le périmètre, veuillez reculer !

La plupart des gens se retournèrent.

– Oui, c’est à vous que je cause ! Allez, circulez ! reprit-elle avec de grands gestes.

Dès que les curieux se dispersèrent, elle vit l’arrière de la voiture disparaître dans les eaux sombres.

– Ça vous concerne aussi, lança-t-elle à un homme qui restait planté là.

Elle s’approcha du bord. Le conducteur ne donnait pas signe de vie. Rien qu’une nuée de bulles qui jaillissaient à la surface. Elle aurait dû plonger, mais c’était peine perdue. Elle n’était pas bonne nageuse et puis…

– Madame la commissaire ?

Elle sursauta et manqua de perdre l’équilibre en se retournant vers le gardien de la paix qui s’adressait à elle.

– Puis-je vous demander de bien vouloir souffler dans cet appareil ? déclara-t-il en tendant un Alcotest.