Chris Dawn était accablé d’une violente migraine, le prix à payer pour ne pas avoir fermé l’œil de la nuit. Au départ, il n’avait même pas eu l’intention de se coucher. Quand il avait toute la maison pour lui comme ce week-end, il en profitait pour reprendre son rythme favori : dormir le jour et travailler au studio la nuit. Il adorait le sentiment que le reste du monde repose dans les bras de Morphée et qu’il soit le seul être éveillé sur cette planète. Rien de mieux pour stimuler sa créativité. En vérité, c’était dans les heures sombres qu’il avait composé chacun de ses morceaux arrivés au top du classement.
La nuit précédente, pourtant, avait été un véritable fiasco. Il avait tout essayé, tripoté en vain tous les boutons. Les accords et la mélodie ne semblaient qu’une redite de sa dernière composition. À croire que ce satané merle s’était envolé avec toute son inspiration.
À 2 heures du matin, il avait abandonné et était allé au lit. Mais impossible de trouver le sommeil, tourmenté comme il l’était par la scène du garage. Si une part de lui-même se disait que ce n’était qu’un oiseau venu se glisser là, une autre lui rappelait qu’il n’aurait jamais oublié de fermer la porte de la buanderie.
Il avait envisagé d’appeler la police, mais conclu qu’il se faisait probablement du mauvais sang pour rien. Néanmoins, il avait inspecté la maison de fond en comble. Rien d’anormal, tout était à sa place. Avec un certain calme retrouvé, il avait pris un bon petit déjeuner avant de retourner au studio.
Mais il n’avait pas pu s’empêcher de contrôler régulièrement le moniteur et d’examiner scrupuleusement les images des différentes caméras de vidéosurveillance. Les premières heures, comme sous l’effet d’une drogue, il avait ressenti le besoin incessant de s’assurer qu’il était bien seul. Après le déjeuner et une longue promenade le long des champs, il avait résolu de se limiter à un coup d’œil au moniteur toutes les trois heures. Résolution qui lui avait permis de se concentrer sur sa musique et de parvenir enfin à quelque chose de prometteur.
Le prochain contrôle était maintenant dans deux minutes, deux minutes où il ne ferait rien d’autre que se tourner les pouces. Il se leva sans attendre, se posta devant le moniteur et réveilla l’appareil qui afficha la succession de plans programmés d’avance : d’abord le bureau avec le coffre-fort encastrable dissimulé derrière une affiche de son ancien groupe de metal, Crazy Motherfuckers ; puis la buanderie, le garage, et enfin l’extérieur de la maison.
La grille qui s’élevait au bout de la longue allée était ouverte.
Étrange. Son cœur bondit violemment dans sa poitrine. En sueur, les mains tremblantes, il saisit la télécommande pour interrompre la séquence et revenir sur la caméra de l’entrée. Mais l’écran afficha alors le plan suivant qui montrait une camionnette en train de reculer sur l’allée gravillonnée. Le véhicule s’arrêta à mi-chemin de la maison et la rampe de chargement commença à s’ouvrir.
Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? gronda-t-il au fond de lui tout en mettant pause et en zoomant sur la camionnette. Il grommela : « Putain… » et quitta le studio.
Ces connards, quels qu’ils soient, allaient avoir affaire à lui. Chris avait son permis de chasse et s’il le fallait, il n’hésiterait pas à tirer pour les avertir. Il devait juste commencer par appeler la police.
Il sortit son téléphone de sa poche et composa le 112, mais l’appel n’aboutit pas. Il essaya de nouveau, avant de se rendre compte qu’il n’avait pas de réseau. Dire qu’il avait changé d’opérateur pour éviter ce genre de désagrément… Il dressa vainement l’appareil en l’air, puis se dirigea vers la baie vitrée du salon où les communications passaient toujours mieux.
La sonnette retentit. Il l’avait choisie avec autant de soin que tous les détails de son studio. Jeanette trouvait que c’était excessif, que son obsession pour les harmonies tournait à la folie. Elle ne comprenait pas qu’il dépense autant d’énergie pour un petit carillon. C’était pourtant bien le problème : ce genre de sons lui tapaient sur les nerfs, et il était de mauvaise humeur dès que quelqu’un leur rendait visite.
Il avait fini par créer sa propre mélodie à partir du chant des vagues enregistré un jour sur la plage au nord de Råå. À la sonnette était relié un sampler, lui-même connecté au système hi-fi de la maison avec ses enceintes intégrées à tous les murs. Mais cette fois, l’air qu’elles diffusaient n’avait rien d’apaisant.
On sonnait à sa porte. Qui pouvait avoir le culot non seulement de pénétrer sur ses terres, mais de sonner à sa porte ? La colère prit le pas sur la peur. Il ne comptait pas se laisser déranger plus longtemps, certainement pas ce week-end.
En allant vers le vestibule, il ressentit une rage digne de ces fois où il avait poireauté au téléphone pour tomber sur un imbécile totalement incompétent qui ne comprenait rien au principe du service clientèle. Il déverrouilla la porte, s’apprêtant à passer le savon du siècle à son visiteur. Mais il resta sans voix face à l’homme en casquette et bleu de travail qui apparut devant lui.
– Tout est là, déclara ce dernier en tapotant d’une main un grand chargement posé sur un diable.
– Désolé, mais de quoi parlez-vous ?
Le regard de Chris allait et venait entre le carton et le livreur qui, remarqua-t-il, n’avait pas de sourcils.
– Le congélateur que vous avez commandé. Je m’excuse d’arriver si tard, mais…
– Je n’ai jamais rien commandé, protesta Chris en secouant la tête. Vous pouvez reprendre votre congélo et…
– Vous êtes bien Chris Dawn ? l’interrompit l’homme en se tournant vers le bon de commande scotché sur le colis. Ou pour les intimes : Hans Christian Svensson ?
– Euh… Oui, mais…
– Parfait ! Il n’y a donc pas d’erreur.
Son visage s’illumina. Il saisit le diable par les deux poignées et passa le seuil de l’entrée à reculons.
– Eh ! Stop ! Je n’ai rien commandé du tout, s’écria Chris alors qu’il était déjà bien engagé dans la maison. J’ai dit stop !
Le livreur ne s’arrêta qu’une fois dans la cuisine américaine, où il lâcha le diable pour basculer prudemment le lourd colis sur le parquet huilé.
– Vous êtes bouché ou quoi ? reprit Chris en se hâtant derrière lui. Je ne veux pas de ce foutu congélo !
Enfin, il trouvait ses mots.
– Alors remballez-moi ce truc et dégagez d’ici avant que je m’énerve pour de bon.
L’homme sans sourcils l’ignora et sortit un cutter pour trancher l’emballage.
– Vous allez foutre le camp, oui ?
Une fois le congélateur coffre déballé, l’homme l’ouvrit.
– Bon, vous l’aurez cherché !
Chris s’apprêtait à descendre à la cave s’armer d’un fusil. Il avait hâte de voir la mine de cet abruti quand il lui tirerait dessus.
– Mettez-vous là-dedans, déclara le livreur avec un geste de la tête vers l’appareil.
– Hein ? Quoi ?
Fallait-il rire ou pleurer ?
– C’est une blague ?
– Hélas non, je ne suis pas là pour plaisanter. Allez, je n’ai pas de temps à perdre, répondit-il d’un ton sec en jetant un coup d’œil à sa montre.
– Et puis quoi encore ? Allez-y vous-même si vous trouvez ça si amusant !
Chris tournait les talons vers l’escalier de la cave quand il entendit un bruit métallique dans son dos. L’homme pointait sur lui un pistolet avec silencieux.
– OK, OK… du calme.
– J’attends, reprit l’homme en faisant signe du bout de son arme vers le congélateur.
Visiblement, il n’avait pas le choix. Chris marcha les mains en l’air vers l’appareil et grimpa à l’intérieur. Son agresseur s’approcha, lui fouilla les poches dont il sortit son téléphone portable et sa boîte de snus1.
– Assis.
– Du calme, bredouilla Chris en s’exécutant. Là, c’est bon ? Vous n’allez tout de même pas…
La porte s’abattit sur son crâne avec une telle violence qu’il crut sentir ses vertèbres se briser dans sa nuque. Puis il entendit une clef tourner dans le verrou extérieur. Bravant la douleur, il essaya d’ouvrir. Impossible.
Le ronronnement du compresseur, suivi du bruit mécanique du condenseur, chassa toutes ses pensées. Il prit quelques profondes inspirations. Surtout, ne pas céder à la panique. Si la peur s’emparait de lui, il était perdu.
Non, il n’abandonnerait pas aussi facilement. Il devait garder l’esprit clair, trouver une solution. La première chose à faire : sortir de cette boîte. Il ignorait comment, mais il finirait bien par y arriver. Ensuite : descendre à la cave se munir d’une arme.
Il retint son souffle quelques secondes pour tenter de déterminer si l’homme était toujours dans les parages, mais il n’entendit rien d’autre que le ronflement de l’appareil. Il n’y avait donc pas de raison d’attendre.
Il se pressa autant que possible dans le fond tout en plaquant les pieds contre l’intérieur de la porte. Il rassembla ses forces et poussa furieusement. Mais le verrou ne lâcha pas. À la deuxième tentative, il sentit la sueur perler à son front sans parvenir à faire apparaître le moindre rai de lumière. Même quand il se mit à donner de violents coups de pied. La porte était comme cimentée. Merde, merde, merde…
Au bout d’un quart d’heure à peine, une part de lui savait déjà que c’était fini.