Theodor Risk grimpa sur le banc, s’assit sur le dossier et observa la cour d’école pour l’instant déserte. Défiant le panneau interdiction de fumer, il sortit une cigarette, enfila les écouteurs Beats que son père lui avait offerts à Noël et chercha « Ace of Spades » dans son téléphone. D’ici quelques minutes, quand les gens de sa classe sortiraient du gymnase, le calme serait perturbé par une foule d’élèves bruyants.
Pour sa part, il avait passé l’heure chez la psychologue du lycée, qui lui avait encore expliqué à quel point il était important qu’il se fasse des amis. Il faisait partie d’une communauté, avait-elle assuré avec son horrible accent du Sud. Et comme toujours, il n’avait qu’une envie : lui vomir dessus. Dieu qu’il détestait cette manière de parler. Mais comme toutes les deux semaines, il avait gentiment écouté ses niaiseries en opinant, tel un robot écervelé.
Comme si le fait qu’il s’ouvre, exprime ses sentiments, formule ce qu’il éprouvait au plus profond de lui changerait quelque chose. C’était le refrain de la psy. Viens, on y va ensemble, ajoutait-elle parfois en lui tendant la main. S’attendait-elle sérieusement à ce qu’il la lui prenne ? Pour qu’elle puisse vraiment l’aider, il devait la guider vers son intimité. Il avala la fumée en secouant la tête. Personne ne pouvait l’aider.
Les premiers mois, il avait pourtant joué le jeu. Il lui avait tout raconté, dévoilé ses impressions et son ressenti. En particulier à propos de son père, qui croyait faire passer ses enfants avant tout alors qu’il n’était jamais là quand il fallait. Il l’avait laissé seul pendant des jours à la maison, ce que Theodor ressentait comme une trahison. Une blessure ouverte passée sous silence comme si rien n’était jamais arrivé. Il avait partagé avec elle l’angoisse d’avoir été enfermé dans un espace aussi exigu qu’un cercueil, avec la crainte de mourir à chaque bouffée d’oxygène. Il avait cru que tout était fini. Game over. Mais lorsqu’il avait compris qu’il survivrait, la déception l’avait envahi. Le supplice serait donc sans fin.
Lors d’une séance, il était allé jusqu’à prendre la main de la psy pour essayer, les yeux clos, de la guider vers son intimité. Elle n’avait pas changé de refrain pour autant. Il n’avait pas trouvé d’autre solution que de se mettre à mentir et à s’inventer des amis. Il commençait à être populaire, prétendait-il, et retrouvait peu à peu le goût de vivre. Même passer du temps chez lui avec sa famille ne lui déplaisait plus tant que ça. Le poids qui pesait sur sa poitrine l’oppressait de moins en moins, il pouvait enfin respirer.
Mais elle n’était pas dupe. En tout cas, elle avait repris son discours insupportable sur les bienfaits de l’amitié. Sans comprendre que le problème ne venait pas des autres, mais de lui. C’était lui qui voulait ne fréquenter aucun de ces imbéciles, non l’inverse. Il cracha la fumée de cigarette en les regardant commencer à remplir la cour.
Des losers. Une bande de débiles qui parlaient un dialecte affreux. Il se trouvait déjà bien sympa de ne pas s’en être pris à l’un d’entre eux. Le plus souvent, il aurait voulu leur casser la gueule, à tous.
À l’exception d’Alexandra, de l’autre classe de même niveau. Elle était différente, elle sortait du lot. Peut-être parce qu’elle n’avait pas d’accent et ne passait pas son temps à ricaner comme les autres filles. En y pensant, elle était la seule à ne jamais l’avoir agacé. Il n’avait fait part à personne de son sentiment, ignorant lui-même de quoi il s’agissait. Mais il y avait quelque chose et au plus profond de lui, il sentait que c’était réciproque. Alexandra détournait les yeux dès que leurs regards se croisaient, comme elle allait certainement le faire, là, d’une seconde à l’autre.
Elle se tenait près du mur d’escalade avec quelques greluches de sa classe. Theodor n’avait pas de chronomètre sous la main, mais c’était la première fois qu’elle soutenait son regard aussi longtemps. L’échange était tellement intense qu’il dut se forcer à ne pas lâcher. Que devait-il en conclure ? Était-ce une manière de l’inviter à venir lui parler ? Elle semblait joyeuse, mais que lui dirait-il ? Et que ferait-il de ses copines ?
Soudain, la magie fut brisée. La sonnerie de son téléphone vint interrompre la chanson de Lemmy dans ses écouteurs. Nul besoin de jeter un œil à l’écran pour savoir qui l’appelait. Évidemment que ce boulet téléphonait maintenant et détruisait l’instant magique.
– Salut, fit Theodor d’un ton qu’il espérait neutre, même s’il entendait lui-même l’irritation dans sa voix.
– Salut Theodor, c’est papa. Comment ça va ?
– Ça va.
– Bien. Et la thérapie, ça a été ?
– Comme d’hab.
– Vous avez parlé de quoi ?
– Papa… Ça doit rester entre la psy et moi, tu le sais bien.
– Oui, mais tu as le droit de raconter si tu veux.
– J’ai pas envie.
– D’accord, d’accord, entendu. Rien à voir : tu n’as pas oublié le vernissage de ta mère, demain soir au centre Dunker, j’espère ? Je voulais juste m’assurer que tu y serais à 18 heures au plus tard.
– Comment ça, je suis obligé ?
– Oui, pas le choix. Et ce week-end, j’avais pensé qu’on pourrait lui faire la surprise d’une petite virée à Copenhague.
– Avec moi, tu veux dire ?
– Oui, ce serait chouette. Tu sais, dormir à l’hôtel, aller à Tivoli, se gaver de saucisses…
Theodor ne retint pas son soupir d’exaspération.
– Mais je ne peux pas. J’ai trois interros la semaine prochaine, je dois réviser.
Ce n’était qu’à moitié vrai, mais il préférait mille fois rester seul à la maison avec des tonnes de devoirs que de passer le week-end entier en famille.
– Bon, on en reparle ce soir, je pourrais peut-être t’aider, reprit son père. Content que ça ait été avec la psy, en tout cas.
Theodor laissa le silence répondre pour lui. Trois minutes plus tard, après quelques phrases creuses et forcées, il put enfin raccrocher et la voix de Lemmy revint dans ses oreilles.