En temps normal, Ib Sveistrup adorait les dimanches. Son corps éprouvait alors le repos du week-end commencé secrètement dès le vendredi après-midi, le plus souvent. Enfin il se sentait vraiment libre. Le samedi était en général consacré à faire des courses et toutes sortes de corvées inventées par Dorte et, le soir, s’ils ne recevaient pas eux-mêmes, ils étaient invités quelque part à dîner. Le dimanche, en revanche, était un océan de liberté dont il pouvait pleinement profiter. Lire dans la véranda récemment construite à l’étage ou piquer un somme dans le hamac installé à l’arrière de la maison… Il faisait comme bon lui semblait.
Sauf ce jour-là.
Il n’avait pas pu lire une ligne ni se reposer. Encore moins regarder Sur la route de Madison avec le projecteur qu’il venait juste d’acquérir. À la place, il venait de couper la haie qui s’obstinait à pousser dans tous les sens, bien qu’il l’ait traitée et taillée selon les règles de l’art. Et maintenant, il était occupé à nettoyer sa voiture pourtant impeccable. Le tout pour ne pas songer aux événements des derniers jours.
Tout avait commencé avec cette femme qui avait disparu avec les armes de deux agents, Magnus et Dunja. Heureusement, cette bavure n’avait pas causé trop d’esclandre. Puis, il y avait eu ce SDF dont le corps avait été retrouvé et qui avait manifestement été assassiné. Dunja, encore elle.
Pour couronner le tout, elle avait eu le culot de l’appeler à son domicile dans l’après-midi pour lui parler de clips qu’elle avait dénichés sur Internet et qui, d’après elle, désignaient les coupables. Le vidéolynchage, avait-elle expliqué. Mais il n’y comprenait rien. Pourquoi les criminels d’aujourd’hui ne pouvaient-ils pas se comporter comme avant ?
Il avait beau savoir que Dunja n’y était pour rien, il ne pouvait s’empêcher de se dire que tout était sa faute. Que d’une manière ou d’une autre, elle avait attiré ces incidents jusqu’ici. Bien sûr que ce n’était pas vrai. Elle ne faisait que son boulot, même si elle dépassait souvent les limites des tâches qui lui étaient confiées.
C’était exactement ce qu’il avait craint en l’embauchant. Non seulement elle était beaucoup trop qualifiée pour le poste, mais elle avait la réputation sulfureuse de la jouer solo et de se moquer des ordres de ses supérieurs. En même temps, elle était la meilleure du métier. Ib n’avait pas pu se contenter de fermer les yeux quand ce dictateur de Sleizner avait tout fait pour lui fermer les portes de la police.
Il s’était lui-même surpris à se laisser convaincre de lui céder la direction de l’enquête. En soi, c’était une bonne décision, il n’y avait pas l’ombre d’un doute. Si les soupçons de Dunja s’avéraient fondés, elle était la seule à pouvoir élucider l’affaire. Le problème ne résidait pas là, mais dans sa manière de procéder. Jusqu’où irait-elle et surtout, quelle serait l’ampleur du scandale ?
Voilà pourquoi il avait débranché son téléphone dès la fin de leur conversation. Irresponsable, peut-être, mais tant pis. Depuis qu’il avait foncé dans le mur quelques années plus tôt, il s’était promis de prendre au sérieux le moindre signal d’alerte.
Au moins, il se sentait un peu mieux. Les mouvements monotones de son éponge sur le capot de la voiture avaient l’effet soporifique escompté. Plus rien ne viendrait entraver cette sieste bien méritée qu’il allait faire sur le canapé, bercé par une musique de Satie. Le reste attendrait le lendemain.
Naturellement, Ussing et Jensen seraient furieux. Il les voyait déjà débarquer dans son bureau, rouges de colère. Rien d’insurmontable. Dunja convenait mieux, un point c’est tout. Plus il y réfléchissait, plus il en était convaincu.
Le bruit d’une portière qui claque le fit se retourner. Il remarqua alors seulement la voiture hybride qui s’était approchée en silence et s’était garée devant l’allée.
– C’est donc ici que tu te caches, déclara Kim Sleizner avec ce sourire complaisant qu’il affichait souvent lors des conférences de presse. J’ai essayé de t’appeler, mais comme j’étais dans le coin…
Dans le coin ? Mais bien sûr…, se dit Sveistrup, se gardant bien de tendre la main à son collègue.
– Personne ne passe par ici à moins d’aller au golf, répliqua-t-il. Sauf que je ne vois ni clubs ni pantalon écossais. Qu’est-ce que tu veux ?
Sleizner élargit son sourire et jeta un regard aux alentours.
– Chouette quartier, commenta-t-il. Paisible, avec ça. Tu dois t’y plaire.
– Oui, je n’ai pas à me plaindre.
– J’imagine. Malgré tout ce qui se passe, tu prends le temps de bichonner ta voiture sans te soucier du téléphone.
– Au moins, je ne suis pas à l’arrière de ma bagnole dans je ne sais quelle sombre ruelle.
Sveistrup voulut ravaler ses mots, mais trop tard. Ils lui avaient échappé. Deux ans plus tôt, Sleizner avait lui-même ignoré un appel urgent et quelques jours après, il s’était avéré qu’il n’était pas à son poste, mais dans sa voiture en compagnie de Jenny Nielsen, dite « Wet Pussy ».
Une bévue qui avait coûté la vie non seulement à une jeune employée de la station-service de Lellinge, mais également à un policier. Ces événements auraient dû amener à des poursuites judiciaires, au moins à sa démission. Pourtant, il n’y avait eu aucune représaille. Tout compte fait, Sveistrup ne regrettait pas ses paroles. L’homme concerné se tenait maintenant devant la porte de son garage, plus radieux et plus puissant que jamais.
– Touché coulé ! lança Sleizner avec un ricanement.
Il ouvrit nonchalamment les bras comme pour souligner qu’il n’était pas vexé et qu’il s’était remis depuis longtemps de cette histoire.
– Mais on n’est pas là pour se battre en duel, si ? Entre chefs des flics… On a la sécurité d’un pays à assurer.
– Je te repose la question, reprit Sveistrup. Qu’est-ce que tu veux ?
– Je voulais discuter de l’une de tes employées.
– Dunja Hougaard, je parie.
– Tu vois ? rétorqua Sleizner en affichant de nouveau son sourire mielleux. Je savais qu’on s’entendrait.
– Dunja est l’une de mes meilleures recrues.
– Vraiment ? Intéressant… Pourtant, tu es tellement stressé que tu dois débrancher ton téléphone pour réussir à te détendre. Crois-moi, je ne te blâme pas. D’après mon expérience, ce n’est que le début.
Sleizner avait sans doute raison, mais il ne voulait surtout pas lui faire plaisir. D’autant qu’il était certain d’avoir pris la bonne décision : cette affaire revenait à Dunja et à personne d’autre.
– Ib, écoute-moi.
Le chef de la police de Copenhague fit un pas en avant.
– J’ai bossé avec cette fille, je la connais par cœur. Tu lui donnes le petit doigt et en moins de deux, elle te bouffe non seulement le bras, mais aussi les couilles.
– Ce n’est pas du tout l’image que je me fais d’elle.
– Non, mais depuis combien de temps tu la connais, hein ? Six mois ? J’ai collaboré avec elle pendant des années et comme toi, au début, je me suis laissé aveugler par son dynamisme. Je lui ai même confié l’une des enquêtes les plus complexes que notre pays ait connues. Tu n’as certainement pas oublié le meurtre de Karen et Aksel Neuman à Tibberup.
Ib hocha la tête. Il avait suivi de près cette affaire et se souvenait des photos atroces des lieux du crime comme si c’était hier. À l’époque, déjà, il avait été impressionné par la vitesse à laquelle Dunja était parvenue à démasquer l’assassin.
– Quelques mois plus tard, elle imitait ma signature et me poignardait dans le dos. Tu parles d’une manière de me remercier. Certes, j’aurais dû prendre cet appel dans la voiture, c’était une erreur, je le reconnais. Mais de là à tout balancer à la presse après ce que j’avais fait pour elle ?
Sleizner poussa un grognement et tourna les paumes vers le ciel.
– Elle a de la chance que je me sois contenté de la mettre à la porte. Je te jure que j’aurais pu aller beaucoup plus loin si j’en avais eu envie.
Il approcha de la voiture et essuya une petite tache sur la manche de son pardessus.
– Je comprends parfaitement que tu l’aies embauchée, tu sais. J’en aurais sans doute fait autant à ta place. Elle est jolie et terriblement sexy, si tu veux mon avis. Et puis, quelle actrice ! Elle joue aux pauvres petites victimes du patriarcat. La gentille fille qui choisit le bon camp, qui se bat pour la vérité et pour arrêter les méchants… Mais tout ça, ce n’est qu’une comédie, un rôle pour parvenir à ses fins. Et tu veux que je te dise ce qu’elle cherche en réalité ?
Sleizner se posta juste devant Sveistrup et le regarda droit dans les yeux.
– Ta place, poursuivit-il en lui plantant le doigt sur la poitrine. Eh oui. Ton fauteuil est forcément un peu plus coûteux que tous les sièges du commissariat. Quand elle t’aura piqué ton bureau, tu pourras toujours astiquer ta bagnole en réfléchissant à ce qui s’est passé.
Il se tut un moment, l’air d’attendre une réaction de son interlocuteur. Mais Sveistrup ne voulait rien laisser transparaître et pour être honnête, il ne savait pas comment réagir.
– Tu te demandes peut-être ce qui m’amène jusqu’ici en plein week-end, reprit Sleizner. Le truc, c’est que quand elle aura eu ta peau, elle s’intéressera de nouveau à moi. À moi et à mon fauteuil.
Son index se tourna vers sa poitrine.
– Voilà ce qu’elle veut. Mettre les types comme nous dans la merde pour gravir les échelons et reprendre les choses en main, petite fille modèle qu’elle est.
Sveistrup n’avait jamais aimé son homologue de Copenhague et il ne risquait pas de commencer aujourd’hui. Mais force était de constater qu’il y avait du vrai dans ses propos. Dunja dégageait quelque chose d’imprévisible. En sa présence, il se tenait toujours sur ses gardes, il se sentait moins confiant, moins digne. Elle lui donnait le sentiment qu’il faisait mal son travail, qu’il ne méritait pas sa place.
– Bon, déclara-t-il après réflexion. Qu’est-ce que tu attends de moi ?