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DANEMARK

Dunja avait programmé son réveil à 5 heures du matin et opté pour la sonnerie « Flipper », la plus irritante de toutes, afin de ne pas risquer de se rendormir. D’habitude, elle devait attendre quelques bonnes heures pour que son sang atteigne son cerveau, mais cette fois, elle se sentait reposée et concentrée comme jamais. La moindre cellule de son corps était tellement excitée qu’elle avait du mal à rester tranquille sous la douche, le temps de se rincer les cheveux.

Le moment était enfin venu. Ce qu’elle attendait depuis que Sleizner l’avait renvoyée deux ans plus tôt arrivait finalement. D’ici peu, elle reprendrait les rênes. Ussing et Jensen s’y opposeraient et se mettraient évidemment en travers de son chemin, mais ils finiraient par comprendre qu’ils n’avaient pas d’autre choix que de céder et de lui obéir.

Dimanche, Sveistrup lui avait donné son accord au téléphone. Enfin il se montrait raisonnable. Lui qui avait tout fait pour l’éviter et repousser la décision. Mais elle lui avait tenu tête et avait réussi à le convaincre que toutes les autres solutions pourraient lui retomber dessus. En même temps, rien n’était signé. Elle n’avait donc pas une seconde à perdre pour veiller à ce que ce ne soit pas une promesse en l’air.

Après le petit déjeuner, elle sauta sur son vélo pour Nørreport, où elle monta à bord de l’Øresundtåget de 6 h 55 en direction de Helsingør. Trente-sept minutes plus tard, elle descendait à Snekkersten – il ne lui restait plus qu’à pédaler un peu pour arriver au commissariat une bonne heure à l’avance, juste ce qu’il lui fallait pour préparer la réunion.

Dunja savait parfaitement quoi dire. Elle avait passé une bonne partie de la soirée de la veille à s’entraîner devant l’objectif de son téléphone et à revoir son discours jusqu’à ce qu’il soit impeccable. Mais il lui fallait du temps pour le reste : faire couler le café, disposer les viennoiseries, déplacer certaines plantes afin que les stores puissent se fermer sans problème dès qu’elle appuierait sur la télécommande. Elle avait également de quoi faire avec le projecteur, exemple même de la loi de Murphy quand on le branchait à un nouvel ordinateur. Après avoir téléchargé et installé quelques drivers, elle parvint à le faire fonctionner avec le son. Enfin, elle se sentait fin prête.

Sveistrup arriverait sans doute en premier accompagné de Julie Hvitfeldt, la procureure, qui aurait déjà été informée du changement de direction. Suivraient Ussing et Jensen, juste assez en retard pour bien signaler qu’ils ne comptaient pas recevoir d’ordres de n’importe qui.

Mais ce fut Magnus Rawn qui apparut dans la pièce avec son uniforme et ses yeux de chien battu. En le voyant là, un profond sentiment de honte envahit Dunja. Elle avait complètement oublié de le prévenir.

– Salut Magnus. Comment ça va ? lança-t-elle pour essayer d’alléger l’ambiance.

– Où est passé ton uniforme ?

Il l’observait comme si elle était en tenue d’Ève.

– Finalement, Ib a décidé de me confier l’enquête.

– C’est vrai ? Génial. Bravo !

Son visage s’illumina.

– Ça veut dire que moi aussi, je… ?

– Non, malheureusement. J’ai pourtant tout essayé, répondit Dunja. Mais c’était peine perdue. Tu connais Ib quand il est de mauvais poil… Il panique au moindre changement. Comme quand les vestiaires ont été repeints et qu’on a suggéré de mettre quelques touches de couleur, au lieu de tout refaire en blanc. Tu te souviens ?

Magnus opina et afficha un sourire forcé. Son regard montrait pourtant bien qu’il n’était pas dupe. Elle en avait trop dit, noyant son mensonge dans un tel flot de paroles qu’il était évident qu’elle mentait. Pourquoi n’avouait-elle pas simplement qu’elle n’avait ni le temps ni l’envie de traîner ce boulet ? Que Magnus était un gentil garçon, mais qu’il devait arrêter de se faire des illusions.

– Tu sais, on peut se voir dès que j’ai fini. Pour déjeuner ou faire ce fameux dîner, murmura-t-elle tandis que Søren Ussing et Bettina Jensen arrivaient paresseusement, chacun une tasse de café fumant à la main.

– OK, répondit Magnus en leur adressant un signe de tête qui resta sans réponse.

– Parfait, je t’appelle plus tard, conclut Dunja.

Mais au lieu de sortir de la pièce, Magnus prit place sur l’une des chaises. Elle s’efforça de ne pas y prêter attention, comme au fait que Sveistrup et la procureure n’étaient toujours pas arrivés, alors qu’il était l’heure passée de cinq minutes.

– Bonjour tout le monde, reprit-elle après un long silence oppressant. Asseyez-vous et servez-vous. Les viennoiseries sont fraîches et le café aussi, si ça vous dit.

Pourquoi diable était-elle aussi stressée ? Elle n’avait aucun scrupule à avoir.

– On n’a pas toute la journée, grommela Ussing en regardant sa montre.

– Ce ne sera pas long.

Dunja appuya sur la télécommande et les stores glissèrent sans bruit. Bizarrement, elle se sentait beaucoup mieux maintenant qu’Ussing lui avait témoigné son mépris. Quoi qu’il s’imagine en se regardant dans le miroir, ce connard n’était qu’un gros incompétent qui méritait d’être traité comme tel.

– Comme vous l’aurez sans doute remarqué, je n’ai pas lâché l’affaire depuis les événements de Stengade.

– Ce n’est pas donné à tout le monde de réussir l’exploit de se faire piquer son arme et, en plus, de laisser s’échapper une pute défoncée, rétorqua Jensen en ricanant.

– J’ignore quelle est votre théorie, si vous en avez seulement une, poursuivit Dunja tout en constatant du coin de l’œil qu’il était tard et qu’elle devait commencer sans attendre. Mais je suis persuadée qu’on a là un cas de vidéolynchage.

– Ne t’inquiète pas pour nous, rétorqua Jensen en s’adossant à sa chaise, les mains relevées derrière la nuque. On ne manque pas de théories. La différence, c’est qu’on préfère être sûrs avant d’en parler à tout le monde.

– Je n’en parle pas à tout le monde, mais à vous. Même si je suis sûre de moi, je préfère ne pas divulguer l’information avant que les coupables aient été arrêtés.

– Pardon, mais c’est quoi le vidéolynchage, en fait ? demanda Magnus, le doigt levé comme s’il était en classe.

– Des gamins qui agressent au hasard des innocents, tout en filmant la scène sur leur téléphone dans le but de poster la vidéo sur Internet. À croire qu’ils en sont fiers et n’ont rien de mieux à faire.

– Tout a commencé en Angleterre chez des jeunes touchés par le chômage, précisa Ussing. Mais jusqu’à présent, rien ne prouve que le phénomène soit arrivé ici.

– Si, au contraire. Vous allez tout de suite voir.

Dunja appuya sur la touche « espace » de son ordinateur pour réveiller le projecteur dirigé sur une grande toile, avant d’éteindre la lumière.

– J’ai trouvé cette vidéo sur YouTube. Ça date d’il y a un peu plus d’un an et comme vous allez le voir, la scène a été filmée en pleine journée dans le centre de Helsingør.

Elle lança la séquence d’images vacillantes. Au son d’un morceau de musique classique apparut une silhouette vêtue d’un sweat-shirt vert kaki, la figure dissimulée dans un bas estampillé d’un grand smiley jaune avec un sourire en banane. L’homme esquissa une petite révérence, puis il enfila sa capuche et commença à remonter la rue.

– C’est quoi, cette musique ? demanda Jensen.

– Beethov’, j’imagine, comme dans Orange mécanique, dit Ussing.

– Faux, même s’ils se sont sans doute inspirés du film, rectifia Dunja. C’est du Mozart. Le troisième mouvement de la Symphonie no 39 en mi majeur.

Maintenant, ils devaient commencer à comprendre qu’elle avait bien fait ses devoirs et qu’ils n’arriveraient pas à lui taper sur les doigts.

– La légèreté du thème souligne bien les choses, continua-t-elle, juste pour montrer qu’elle connaissait son sujet. C’est l’une des compositions de Mozart les plus joyeuses, avec Le Mariage de Figaro.

La caméra branlante suivit la silhouette qui avançait à pas de loup en direction d’une femme occupée à parler au téléphone. De derrière, il lui porta un coup de poing à l’oreille droite et elle s’effondra sur le trottoir. L’objectif se dépêcha de se braquer sur la victime gisant par terre pour filmer une paire de vieilles Reebok lui assénant cinq violents coups de pied au visage, presque en rythme avec la musique.

Quelques secondes plus tard, l’homme masqué réapparut à l’écran et reprit sa démarche légère, presque dansante. Sans s’arrêter, il se tourna vers le caméraman et lui fit signe de le suivre avant de renverser, vingt mètres plus loin, un cycliste qui passait par là. Une voiture pila devant eux, mais l’agresseur n’y prêta pas la moindre attention, continuant à se défouler sur sa victime jusqu’à ce que celle-ci cesse de se défendre et reste inerte, en plein milieu de la rue. Puis l’homme passa son chemin en trottinant.

– J’en ai trouvé trois autres du même genre.

Quand elle ralluma la lumière, Dunja constata que Sveistrup était enfin arrivé, sans la procureure.

– Toutes les vidéos ont la même bande-son, et ont été tournées à Helsingør il y a plus ou moins un an. La plus récente montre trois individus masqués des mêmes bas avec un gros smiley qui cache leurs visages.

– Mais qu’est-ce qui te fait supposer que tout ça ait quelque chose à voir avec notre enquête ? demanda Ussing en s’emparant d’une viennoiserie.

Voilà exactement la question que Dunja espérait qu’on lui pose. Elle s’efforça de ne pas répondre trop vite.

– D’abord, fit-elle au bout d’un moment, qui te dit que je ne fais que le supposer ? On a un témoin. Sannie Lemke.

– Celle qui s’est barrée avec ton arme ? répliqua Jensen.

– Exactement.

– Comment peux-tu être aussi certaine que ce ne soit pas elle qui ait tué son frère ? On vient d’avoir le résultat des analyses du sang prélevé dans le squat de Stengade : c’était son sang à lui, ce qui relie la fille au lieu du crime.

– Oui, mais si vous vous étiez donné la peine de lire en entier le rapport d’autopsie, vous auriez vu qu’Oscar Pedersen affirme que le ou les criminels ont dû sauter sur la victime jusqu’à ce que mort s’ensuive, ce que viennent d’ailleurs confirmer les empreintes de pas ensanglantées observées dans la cour.

– Mais ça ne…

– Là où je veux en venir, enchaîna Dunja, c’est que les chaussures de Sannie ne présentaient pas la moindre trace de sang.

– Suffisait de les rincer ou d’enfiler une autre paire, objecta Jensen en haussant les épaules.

– On parle là d’une toxico à la rue qui…

– Et comment expliques-tu son T-shirt et ses mains barbouillés de rouge ? l’interrompit Ussing.

– Je ne sais pas, mais j’imagine qu’elle a essayé de ranimer son frère dès que les agresseurs étaient partis.

– On n’est pas payés pour imaginer des choses, commenta Jensen.

– Elle a parlé plusieurs fois de visages « jaunes et joyeux », et du fait que tout ne semblait qu’un jeu…

– Jaunes et joyeux ?

Ussing éclata de rire.

– Ne me dis pas que c’est le seul indice auquel tu t’accroches ! Et que tu nous fais perdre notre temps pour ça !

– Søren, elle était là et elle a tout vu.

– Elle aura beau le prétendre, cette fille n’est qu’une putain en manque prête à tuer son frère pour quelques grammes.

– Là, je pense que tu te trompes.

– Tu penses ? Je croyais que tu ne te laissais pas aller à la supposition.

– Oui, mais…

Dunja en perdait ses mots. La discussion n’était pas du tout censée prendre cette tournure. Quelques objections ne faisaient jamais de mal, c’était même important pour dynamiser l’enquête. Mais il ne s’agissait pas de ça. Ussing et Jensen cherchaient à la faire tomber et tant mieux si, au passage, ils pouvaient l’humilier. Peu importe qu’elle ait ou non raison.

– Le fait est que c’est à moi qu’elle s’est confiée. J’ai vraiment le sentiment qu’elle disait la vérité et que…

– Une minute, je peux poser une question ? reprit Jensen.

Dunja opina.

– Tu disais que les vidéos dataient de l’année dernière. Ça ne signifie pas que ces types ont arrêté ?

– Pas forcément. Je crois même qu’ils…

Jensen la coupa en pleine phrase pour ajouter :

– À moins que tu aies trouvé une vidéo du crime et que tu l’aies gardée pour la fin… Parce que si ta théorie est vraie, cette fois-ci aussi, ils ont dû se filmer.

– Excellente question, très juste. Mais non, hélas, je n’en ai pas trouvé. Par contre, je suis certaine que toute la scène a été filmée. Peut-être qu’ils ne l’ont pas encore postée ou qu’ils sont devenus plus prudents et ne partagent leurs exploits qu’avec les gens de leur milieu, comme les pédophiles.

Elle ouvrit les bras en un geste de rassemblement. Malgré leurs différends, ils devaient travailler en équipe.

– En tout cas, il faut absolument mettre la main sur cette vidéo. Voilà ce sur quoi nous devons nous concentrer à partir de maintenant.

– Désolé, mais ça ne tient pas la route, déclara Ussing en secouant la tête. On a affaire à un meurtrier sans pitié, pas à une bande de jeunes délinquants masqués un peu paumés.

Il se leva et conclut :

– Merci pour ces infos. C’était intéressant, mais on maintient notre ligne.

– Et quelle ligne, hein ? Accuser Sannie Lemke ?

Dunja avait haussé le ton. Elle qui s’était juré de garder son calme quoi qu’il arrive. Le désespoir qui résonnait dans sa voix venait saboter toutes ses répliques pourtant si bien préparées. Tant pis, elle ne pouvait pas laisser ce type cracher son venin et sortir tranquillement de la pièce. Si elle n’arrivait pas à le faire rasseoir maintenant, jamais elle n’y parviendrait.

– Les deux victimes de la vidéo ont porté plainte, mais leurs dossiers n’ont fait que rejoindre la pile qui prend la poussière dans votre bureau. Et figure-toi qu’il est grand temps que ça cesse.

Ussing la regardait comme si elle était un drôle d’animal dans un zoo. Puis il poussa un grognement et se tourna vers Jensen.

– Tu viens, on a du boulot.

Jensen se leva à son tour, attrapa deux viennoiseries et se dirigea vers la porte.

– Attendez un peu.

Dunja braqua son regard sur Sveistrup qui n’avait pas prononcé un mot de la réunion.

– Ib, tu ne leur as pas expliqué que je prenais la direction de l’enquête à partir d’aujourd’hui ?

Un tel silence s’abattit dans la pièce que les gargouillis nerveux de Sveistrup se firent entendre.

– Bon, c’est vrai qu’on en a parlé hier et que tu as proposé tes services. Je m’en souviens parfaitement. De même que je me souviens de t’avoir promis d’y réfléchir.

– Comment ça, y réfléchir ? Qu’est-ce que tu racontes ?

– Je pense finalement que ce n’est pas une bonne idée. Ça va faire du cafouillage dans l’emploi du temps, et comme Søren et Bettina l’ont rappelé, ils ont de quoi faire avec leurs propres théories. Au moins, tu as pu partager tes impressions, et je vais voir si un petit groupe peut poursuivre ton travail.

Sveistrup ponctua ces quelques phrases d’un sourire et d’un hochement de tête démonstratif pour bien signaler que sa décision était définitive.

Ce n’est pas vrai, se dit Dunja. Je rêve.

Elle savait que son chef était le roi des indécis et qu’il pouvait retourner sa veste, mais là, c’était le comble.

Que pouvait-elle y faire ? Maintenant qu’elle était désarmée, déculottée devant toute l’assistance. Quelques années plus tôt, elle aurait fondu en larmes, mais cette fois, elle était loin de se mettre à pleurnicher. Tout ce qu’elle ressentait, c’était de la rage qui germait en elle, une colère plus violente à chaque seconde. Petit à petit, l’explication s’imposait. Une explication qui ne pouvait porter qu’un seul nom :

Kim fucking Sleizner.