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Einar Greide sirotait le rooibos qu’il avait laissé infuser depuis le matin, pour obtenir ce goût prononcé de vanille de Madagascar que Celestial Seasoning était la seule marque à proposer. La pause café touchait à sa fin au service de médecine légale installé dans les sous-sols de l’hôpital de Helsingborg et, même si Greide considérait ce moment comme le plus vain d’une journée de travail, il n’avait pas eu grand-chose d’autre à faire que de veiller à ce que l’infusion soit parfaite.

Mercredi, déjà. Cette semaine, ils n’avaient pour l’instant hérité que de trois décès à la cause évidente. Dans ces cas-là, une autopsie s’avérait un vrai gaspillage d’argent public, estimait le médecin, mais il avait réalisé son travail selon les règles de l’art. Il avait même eu le temps de vider sa boîte mail, de ranger son bureau et de remplacer les vieilles affiches de Woodstock par les tableaux représentant des combis à fleurs colorées qu’il avait achetés à Berlin avec Franz. Qu’allait-il bien pouvoir faire des deux heures et demie de garde qui lui restaient ? Sans parler du lendemain et de la journée de vendredi.

Il ne s’était rien passé susceptible d’éveiller son intérêt depuis l’été 2010, soit bientôt deux ans auparavant. Non pas qu’il souhaitât du mal aux gens. Bien au contraire. C’était juste qu’il s’ennuyait terriblement. Il se sentait comme un athlète privé d’activité physique depuis des mois. Son cerveau commençait à rouiller et ne tarderait pas à déclarer forfait. Deux ans plus tôt, presque toute une classe avait été éliminée, et Greide qui, dans ce genre d’affaires, avait coutume de se tresser une natte par victime, s’était retrouvé avec la coupe de Snoop Dogg. Aujourd’hui, ses cheveux étaient attachés en une triste queue de cheval grise qu’il envisageait sérieusement de couper.

Son collègue, Arne Gruvesson, avait évidemment quitté le navire et pris la fin de semaine. Il n’avait même pas daigné goûter à son rooibos, mais s’était dépêché de partir faire des courses. « Sympa de me couvrir », avait-il lancé dans le couloir, avant d’ajouter qu’il restait joignable sur son portable s’il arrivait quelque chose.

Comme si Greide allait l’appeler en cas d’urgence. Il s’était résolu à l’idée qu’il ne parviendrait jamais à comprendre comment cet incapable s’était débrouillé pour devenir légiste. Un mystère. Gruvesson était non seulement négligent, mais aussi paresseux et totalement incompétent.

Il n’était pas rare qu’il passe à côté de quelque chose. C’était même le cas presque chaque fois. En général, il s’agissait d’un petit détail qui n’influait guère sur la conclusion de l’autopsie.

Parfois, cependant, il commettait des erreurs bien plus graves. Comme deux ans auparavant, au milieu de l’enquête sur ces meurtres en série, quand il avait jugé que l’une des victimes était morte dans un banal accrochage, alors qu’elle avait les yeux dans un tel état que ce ne pouvait pas être la conséquence de l’accident, mais bel et bien la cause.

Aujourd’hui, le service avait accueilli une nouvelle victime de la route, après une spectaculaire course-poursuite à travers la ville qui s’était terminée dans les profondeurs du port. Par un ironique coup du sort, il avait fallu que le corps atterrisse sur la paillasse de Gruvesson pendant que Greide était occupé à l’examen passionnant de Gerda Nilsson, quatre-vingt-quatorze ans.

L’idée lui trottait dans la tête depuis le début d’après-midi, mais elle commençait seulement à mûrir maintenant. Après tout, pourquoi pas ? Il n’avait rien d’autre à faire. Il avala la fin de son rooibos froid et quitta la pièce.

Le contenu du rapport était tout ce qu’il y avait de plus prévisible. L’analyse toxicologique indiquait une alcoolémie de 2,75 g, ce qui confirmait la théorie d’une conduite en fort état d’ébriété. La victime s’était noyée après avoir perdu conscience quand la voiture avait heurté la surface de l’eau, ce que d’importantes lésions au visage venaient confirmer. Greide ne mettait pas ces conclusions en doute, mais il cherchait à s’occuper.

Il tapa son code, ouvrit la porte de la morgue et continua vers le mur de tiroirs réfrigérés, inhalant l’air frais et sec de la pièce. Il tira celui étiqueté au nom de « Peter Brise » et à la date du jour. La victime avait les jambes repliées en position fœtale, à croire que ses membres étaient encore sous l’effet du rigor mortis, bien que l’eau froide ait dû les assouplir.

De plus, le corps lui paraissait particulièrement intact pour avoir frappé la surface de l’eau à une vitesse relativement élevée. On ne devinait même pas la ceinture de sécurité sur l’épaule gauche, qui laissait pourtant presque toujours une marque dans ce genre d’accidents. Surtout si l’airbag ne s’ouvrait pas, ce qui arrivait plus souvent qu’on ne le croyait. Un détail que Gruvesson ne s’était évidemment pas donné la peine de vérifier.

Le visage, en revanche, était bien amoché et tuméfié. À tel point que la victime avait dû être identifiée par un autre moyen. Le choc était suffisant pour que cet homme, qui ne devait guère peser plus de 75 kg, perde connaissance. Et comme Gruvesson l’indiquait très justement dans son rapport par ailleurs sommaire, il semblait que le choc le plus violent ait été porté à la pommette gauche, marquée d’une plaie ouverte juste sous l’œil. Dans d’autres circonstances, confondre la droite et la gauche était une spécialité de Gruvesson.

Par contre… Non, peut-être que non. Retenant sa pensée, Einar se pencha pour examiner la blessure de plus près. Elle était relativement propre, à peine ensanglantée, ce qui n’avait rien d’étrange compte tenu du fait que le corps avait baigné une ou deux heures dans l’eau. Mais le peu de sang semblait sec, ce qui était plus étonnant.

Il se saisit d’un scalpel et gratta doucement le bord de la plaie. En effet, du sang séché. Comment était-ce possible ? Un frisson le parcourut. Une idée commençait à germer et avant de pouvoir l’affirmer, il devait réaliser quelques autres tests. La position des jambes de la victime n’avait peut-être finalement rien à voir avec le phénomène de rigor mortis.

Sentant son pouls s’accélérer, le médecin sortit la pince hémostatique de sa poche poitrine et porta son attention sur la partie inférieure du torse de la victime, doublée malgré sa minceur d’une couche naissante de gras. Le scalpel s’enfonça aisément dans la chair et après quelques incisions précises, il parvint à prélever du bout de la pince une biopsie de la taille d’un carré de sucre. Comme lancé dans une course contre la montre, Greide se précipita dans le couloir en direction du labo, où il coupa une tranche aussi fine qu’une feuille, plaça l’échantillon au milieu d’une lame, recouvrit le tout d’une lamelle, puis alluma le microscope.

Ses soupçons étaient fondés, constata-t-il en peu de temps. Le sang séché, le corps en grande partie indemne et la position fœtale trouvaient là une explication. Avant de lancer l’alerte, il devrait ouvrir la cage thoracique de la victime et réaliser un examen approfondi des poumons. Mais il n’y avait aucun doute à avoir. De toute évidence, Arne Gruvesson s’était de nouveau rendu coupable d’une erreur fatale.

Enfin… Le médecin se sentait plus léger. Il esquissa un sourire en coin. Pour la première fois depuis deux ans, il pourrait bientôt se tresser les cheveux.