Les rumeurs à propos de la réunion du matin s’étaient répandues comme une traînée de poudre parmi les employés du commissariat de Helsingør. En quelques heures, les commérages avaient donné lieu aux pires exagérations.
Certains assuraient que Sveistrup avait flanqué Dunja à la porte parce qu’elle l’avait traité de « mollusque sans bite ni cervelle qui pouvait aller se faire foutre ». D’autres prétendaient que ses tentatives désespérées pour prendre la direction de l’enquête sur le meurtre de Jens Lemke avaient fini par une bagarre avec Bettina Jensen.
Mais ceux qui la virent quitter le poste en compagnie de Magnus pour leur service de l’après-midi comprirent que ces rumeurs étaient fausses. Dunja portait son uniforme comme tous les jours et son visage ne laissait pas voir la moindre trace de la controverse du matin.
En réalité, elle bouillait de l’intérieur. Elle ne s’était pas sentie aussi anéantie, aussi humiliée depuis longtemps, même si elle ne connaissait que trop bien cette impression.
Dunja n’avait pas la moindre preuve. Ce salaud se trouvait à quarante-cinq kilomètres de là et, à ce qu’elle savait, il n’avait rien à voir avec la police du coin. Pourtant, elle était certaine que c’était Sleizner qui lui avait fait un croche-patte. Elle percevait l’odeur fétide qu’il laissait derrière lui et elle en était folle de rage.
Mais elle ne comptait pas le montrer. Mieux valait enfouir sa colère sous une bonne couche d’indifférence. Quoi qu’il arrive, elle garderait la tête haute et ne ferait à personne le plaisir d’assister à sa détresse.
Malheureusement, son plan ne tint pas plus de dix minutes. Quand retentit à la radio un appel à toutes les unités concernant une vieille femme prise en flagrant délit de vol, avec deux filets de porc sous son manteau au supermarché Netto de Blichersvej, Magnus s’empara du combiné et déclara qu’ils étaient en route sans adresser un regard à sa collègue.
– T’es sérieux ? balbutia-t-elle. On n’est même pas dans les parages.
– Non, mais je me disais que…
– Désolée, mais qu’est-ce qui te prend ?
– Dunja, je comprends que tu sois contrariée, mais notre travail, c’est ça.
– Je rêve ! Un vol à l’étalage !
Dunja avait le sentiment d’être un volcan en éruption.
– Un petit chef sous-payé de chez Netto abuse de son pouvoir sur une pauvre vieille, et toi, tu obéis comme un pion ! J’y crois pas, putain ! Et puis, qui se nourrit encore de filet de porc à deux balles, hein ?
– Tu auras beau t’énerver, rétorqua Magnus en secouant la tête, notre travail, c’est de maintenir l’ordre à tous les niveaux. Et comme le dit souvent Ib, les petites interventions sont tout aussi importantes que…
– Ib ? Tu crois vraiment que je m’intéresse à ce que ce connard peut bien raconter ? Il m’avait promis de me confier l’enquête et là, il se dégonfle et nie tout en bloc. C’est minable.
– Je comprends que ça te paraisse injuste, mais je suis sûr qu’il avait ses raisons et tout un tas de facteurs à…
– Ne me dis pas que tu le défends.
– Défendre, peut-être pas.
Magnus avala sa salive et contrôla son angle mort avant de changer de file.
– Je pense juste que ce n’est peut-être pas si facile que ce qu’on…
– Comment peux-tu me faire ça après ce qui s’est passé ce matin ? Hein ? C’est parce que tu es tout aussi dégonflé et minable que lui ? Parce que toi aussi, tu voudrais qu’au pire du pire, on n’ait qu’à s’occuper de bonnes femmes cleptomanes ? Désolée, Magnus, mais le monde n’est pas ainsi fait. Tu auras beau fermer les yeux et faire l’autruche, ça ne changera rien.
Il ne répondit rien, mais se mordit les lèvres. Au bout de sept longues minutes à conduire dans un silence étouffant, il tourna devant le supermarché et stationna. Les deux agents détachèrent leurs ceintures, descendirent de voiture et se dirigèrent vers l’entrée.
– Magnus… Attends, bredouilla Dunja.
Il se retourna.
– Excuse-moi, reprit-elle en le regardant dans les yeux.
– D’accord, fit-il en hochant la tête.
– Promis ?
Magnus prit un air songeur, avant d’afficher une mine radieuse.
– À une condition : que tu me laisses t’inviter dans un beau restaurant.
Elle opina, presque tentée de prendre Magnus dans ses bras si son portable ne s’était pas mis à sonner. C’était Michael Rønning, son vieil ami du service informatique du commissariat de Copenhague.
– Salut Michael, ça fait un bail, dit-elle en suivant Magnus dans le supermarché.
– C’est vrai, mais même les amoureux les plus transis ont besoin d’une petite pause de temps en temps.
Au moins, il n’était pas fâché, pensa Dunja.
– J’espère que tu ne m’as pas trop trompée pendant ce temps-là.
– Non, t’inquiète. Ta remplaçante me fait penser à Jar Jar Binks en plus grosse. Pour être parfaitement honnête, je ne suis même pas sûr que ce soit une femme.
– Depuis quand est-ce que ça compte pour toi ? Moi qui croyais que tu ne t’intéressais qu’à ce qu’il y avait en dessous de la ceinture.
– Mais non, mais non, rétorqua Rønning, tandis que Magnus lança un regard interrogateur à Dunja. Il n’y a que pour tes beaux yeux que je serais prêt à retourner au placard. Et à propos, je crois avoir trouvé ta vidéo.
Dunja s’immobilisa, laissant Magnus aller seul vers le responsable de la boutique qui se tenait près des caisses, les bras croisés et le regard braqué sur une petite dame effrayée.
– Où est-ce que tu l’as trouvée ? demanda-t-elle, bien décidée à se ranger du côté de la vieille femme.
– Le Dark Web, tu connais ?