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DANEMARK

Comme pour les autres vidéos, les images granuleuses et tremblantes étaient accompagnées d’un morceau de musique classique. Sans doute une symphonie de Mozart. Les malfaiteurs, cette fois au nombre de trois outre celui qui tenait la caméra, étaient tous vêtus de sweat-shirts noirs et de baskets blanches, le visage dissimulé par des bas avec de grands smileys.

Mais la ressemblance s’arrêtait là. La scène que Dunja visionnait était d’un tout autre niveau de violence. Bien que le clip ne fasse que confirmer ses soupçons, elle était tellement choquée qu’elle en avait le souffle coupé.

Magnus n’était pas moins perturbé, lui qui aurait dû rester à Helsingør pour écrire tranquillement son rapport sur la vieille femme cleptomane. Pourtant, au grand étonnement de sa collègue, il avait insisté pour l’accompagner à Copenhague, rappelant qu’ils formaient une équipe et qu’il devait veiller à ce qu’elle ne fasse pas de bêtise. Ensemble, ils avaient donc rejoint Michael Rønning au centre culturel d’Islands Brygge.

Le directeur de l’établissement, qui d’après Rønning était non seulement un client fidèle du Cosy Bar malgré son âge avancé, mais qui donnait volontiers dans le bearbacking sous le pont d’Ørstedsparken, avait accepté de leur prêter une salle. Dunja voyait bien que Magnus ne comprenait rien à ce que son ami racontait – après y avoir réfléchi une seconde, elle avait conclu qu’il valait mieux le laisser dans l’ignorance.

Le but de cette réunion entre quatre murs, à deux pas du commissariat bien que de l’autre côté du canal, était de ne pas risquer de tomber nez à nez avec Kim Sleizner. Le chef de la police de Copenhague avait suffisamment fait des siennes, et il ne fallait surtout pas qu’il apprenne ce que Dunja et ses complices manigançaient. Voilà pourquoi ils s’étaient retrouvés secrètement pour regarder la vidéo qui tournait maintenant sur l’ordinateur portable de Rønning.

D’abord, l’innocence de cet œil captant une scène que n’importe qui aurait pu filmer avec son téléphone. Un SDF assis au milieu d’un tas de couvertures et de sacs de couchage crasseux vient de se piquer et de desserrer son garrot. Dès que l’héroïne se répand dans ses veines, son regard se perd dans le vide et la bouteille de whisky qu’il tenait en main tombe par terre. Quelques secondes plus tard, il s’effondre comme une masse informe, ignorant que trois hommes masqués s’approchent de lui.

Ensuite, le sang-froid avec lequel ils le tournent sur le dos, le visage droit vers le ciel, les bras le long du corps et les jambes bien tendues, avant de scrupuleusement nouer ensemble les lacets de ses vieux godillots.

Le tout laissant place à une brutalité qui dépasse l’entendement. Au premier bond, la vidéo bascule au ralenti. Prenant un mètre d’élan environ, l’un des hommes saute à pieds joints avec une telle force que, même sans la bande-son, le craquement des côtes se serait fait entendre. Jens Lemke sort aussitôt de sa torpeur, mais il n’a pas le temps de réagir qu’un deuxième individu atterrit sur sa poitrine qui s’enfonce de quelques centimètres. Il tousse, crache du sang. Malgré la drogue qui doit atténuer la douleur, il hurle, se tord dans tous les sens pour essayer de s’échapper. Malheureusement, il est déjà trop tard.

Les trois hommes se relaient, prenant leur élan et sautant encore et encore, jusqu’à ce que leurs baskets blanches soient barbouillées de rouge et bien après que la victime a arrêté toute résistance.

Quand l’écran devint noir et que les dernières notes retentirent, Dunja resta sans voix. Aucun mot ne convenait pour décrire ce qu’elle éprouvait. Elle n’avait qu’une envie : rentrer chez elle, se cacher sous sa couette et y rester jusque ce que le monde se porte un peu mieux.

– Ce n’est pas exactement ce dont tu as parlé à la réunion de ce matin ? murmura Magnus, l’air d’avoir lui aussi perdu foi en l’humanité.

Dunja opina sans rien répondre.

– Putain de merde, reprit-il en secouant la tête. Le seul truc bien, c’est qu’en voyant ça, Sveistrup et les autres vont devoir t’écouter. Tu ne dirigeras peut-être pas l’enquête, mais au moins, tu pourras te vanter d’y avoir participé et même de les avoir menés sur la bonne piste. C’est déjà quelque chose.

– Oui, fit Dunja. À condition que je leur montre la vidéo.

– Comment ça ? Évidemment que…

– Ils ne la verront pas tant que je n’aurai pas coincé ces connards.

– Tu ne comptes tout de même pas…

– Bien sûr que si.

Elle plongea son regard dans celui de Magnus.

– Fais comme tu veux. Je comprendrais parfaitement que tu préfères continuer à te montrer dans ton bel uniforme et faire la police au supermarché.

– Dunja, ce n’est pas ça, mais…

– Écoute-moi, tu veux ?

D’instinct, elle se pencha vers lui et lui prit la main.

– Comme tu le dis depuis le début, ce n’est pas notre boulot. Donc si tu veux ne pas prendre de risque, aucun problème. Je suis sincère, Magnus, il n’y a aucun problème.

– Dunja…

– Attends, je n’ai pas fini. Quoi que tu décides, moi, j’arrête cette comédie et je me mets en arrêt maladie. Malgré toute ma bonne volonté, je ne peux pas regarder Ussing et Jensen faire capoter l’affaire pendant que ces tarés s’amusent à torturer des gens en toute liberté. J’espère que toi aussi, tu comprends.

Magnus se leva d’un air impassible, lui tourna le dos et se posta devant la fenêtre qui donnait sur le quai où, sous le crachin, seuls quelques rares badauds se promenaient. Dunja patienta gentiment, alors qu’elle aurait voulu lui crier qu’elle se fichait de ce qu’il en pensait. Il pouvait tout aussi bien la laisser se débrouiller et retourner lécher les bottes du patron. Sa présence ne changeait rien.

Mais ce n’était pas vrai. Si Sveistrup apprenait la vérité, elle ne tarderait pas à se retrouver avec Sleizner aux basques. Comme toujours, ce dernier ferait tout pour lui mettre des bâtons dans les roues, si bien que l’enquête échouerait et que le criminel s’en sortirait.

Maintenant qu’elle attendait son verdict, elle se maudissait d’avoir laissé Magnus l’accompagner. C’était une mauvaise idée, elle le savait depuis le début. Mais il avait insisté et sa mauvaise conscience avait pris le dessus.

Au bout d’une minute de réflexion, Magnus sortit son téléphone de sa poche. Dunja échangea un regard inquiet avec Rønning.

– Salut Grete, Magnus Rawn à l’appareil, déclara-t-il, les yeux fixés sur un cargo qui passait au loin. Je voulais juste te prévenir que je ne me sentais pas très bien… Je ne sais pas ce qui m’arrive, mais j’ai de la fièvre et mal partout, donc je risque de devoir rester au lit toute la semaine… D’accord, merci, c’est gentil. On fait comme ça. Salut.

Magnus raccrocha puis se tourna vers Dunja et Rønning.

– Alors ? fit-il. On se met au boulot ?