Fareed Cherukuri était totalement résigné à son sort de conseiller clientèle chez TDC, installé au quatrième sous-sol d’un bunker sans fenêtre. Il avait abandonné toute idée de faire carrière, même s’il se l’était juré en arrivant six ans plus tôt dans la société.
Il avait beau s’efforcer de le refouler, il était douloureusement conscient que, dans dix ans, il serait toujours assis dans cette pièce, à cette même place d’un mètre carré et demi, forcé de répondre aux questions les plus idiotes qui affluaient dans son casque trop serré. Même un week-end prolongé ne suffisait pas pour que disparaissent les traces que le dispositif lui laissait sur les tempes.
Certes, tout n’était pas noir et, au fil des années, il avait développé un intérêt pour la programmation. En tout cas, c’est ce qu’il répondait quand on l’interrogeait à ce propos. En réalité, il s’agissait d’élaborer des virus complexes de type cheval de Troie, de leurrer les systèmes de sécurité et de se frayer un chemin à travers les pare-feux.
Trois ans plus tôt, il avait réussi à craquer d’importantes clefs de déchiffrement et à accéder aux archives les plus secrètes de TDC – les conversations, les SMS et le trafic de données du réseau. Personnalités politiques, membres de la famille royale ou autres figures déchues, peu importait. S’il en avait envie, il lui suffisait d’entrer leur numéro et d’écouter.
Cette pratique avait égayé son quotidien pendant quelques mois jusqu’à ce qu’il se rende compte que la plupart des célébrités étaient terriblement ennuyeuses et leurs conversations affreusement creuses. Il n’avait pas découvert le moindre petit scandale croustillant.
Jusqu’à ce qu’un jour, deux ans plus tôt, une inspectrice du nom de Dunja Hougaard le contacte et lui demande de traquer le portable de son chef, Kim Sleizner. Tout avait alors dégénéré, surtout lorsqu’il avait transmis à la presse la localisation du téléphone – le haut lieu de la prostitution de Copenhague.
Depuis, il errait dans le noir.
Mais plus pour longtemps.
Fareed Cherukuri plaça le curseur de sa souris sur le bouton « Absence momentanée » et cliqua. Cette commande servait à ce que les employés se mettent en pause pour aller aux toilettes, fumer une cigarette ou boire un café. Et comme leur manager ne cessait de le rappeler, l’adjectif « momentanée » n’était pas là pour décorer : ils ne pouvaient pas quitter leur poste plus de six minutes trente, juste le temps nécessaire à ce genre d’activités d’après des calculs savants et de longues négociations.
Si par malheur, on avait mal au ventre ou que la machine à café était en panne, de sorte qu’il fallait sortir du bunker et monter dans le bâtiment principal pour remplir sa tasse, il fallait accepter de voir ce temps perdu retiré de son salaire.
Fareed détestait au plus haut point ce petit chef qui, pour couronner le tout, n’était qu’un gamin. Il ne méprisait pas moins le développeur incompétent qui n’avait pas su programmer correctement ce satané bouton, si bien que le texte dépassait du cadre. En réalité, il haïssait tellement son travail que, par moments, il envisageait d’injecter l’un de ses virus dans le système.
Tout ce qui le retenait, c’était la crainte de perdre son emploi et de devoir vendre son appartement. Non pas que quiconque pourrait remonter jusqu’à lui, mais toute la société s’écroulerait six mois plus tard.
S’il retirait maintenant son casque et se levait, ce n’était pas parce qu’il voulait aller aux toilettes ou fumer une cigarette, encore moins prendre un café – il n’en buvait jamais. Non… Alors qu’il était en train d’expliquer à une cliente que, hélas, il ne pouvait pas vider la mémoire de son téléphone à sa place, une fenêtre était apparue à l’écran :
Fareed Cherukuri convoqué immédiatement en salle de réunion Svanmølle.
Depuis qu’il avait lu le message, son cœur battait la chamade.
Il avait commencé par penser que Qiang Who le faisait marcher. Son collègue avait assez d’humour et de connaissances en informatique pour lui réserver ce genre de mauvaises blagues. Mais un simple coup d’œil par-dessus son épaule lui avait permis de constater que Qiang était en pleine conversation avec un client, et il était évident que ce dernier ne faisait pas semblant.
Fareed ne voyait qu’une explication possible : après toutes ces années, Dieu s’était enfin nettoyé les oreilles et avait écouté ses prières, veillant à ce qu’on le sorte de ce maudit bunker et qu’on lui propose un vrai poste de développeur.
Mais dès qu’il entra dans la salle de réunion, Fareed comprit qu’il était bien loin de la réalité.