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DANEMARK

Fareed Cherukuri ne s’était pas senti aussi passionné depuis des lustres. Au lieu de progresser au ralenti, le temps avait soudain cessé d’exister. Pas une seule fois il n’avait cliqué sur le bouton « Absence momentanée » pour faire une pause. Il n’avait pas eu ce luxe, encore moins celui de chercher la photo d’un animal affreux à partager avec Qiang Who, comme le voulait pourtant leur rituel quotidien.

Bien des fois, il s’était demandé en vain comment ils en étaient arrivés là. L’idée s’était simplement imposée à eux. La laideur de ces animaux leur permettait de repousser un peu la tristesse de leur vie de tous les jours. Qiang lui en avait déjà envoyé deux, un poisson-lune et, à l’instant, un rat-taupe nu. Fareed sentait peser sur sa nuque le regard interrogateur de son collègue, mais il n’avait pas le temps de s’expliquer.

Qiang pouvait toujours en déduire que si on l’avait convoqué, c’était pour lui donner un avertissement, et que par conséquent, il se concentrait sur les appels. Aussi appliqué qu’il soit, ce n’était qu’une manière de cacher ce qui l’occupait véritablement.

La mission que cette policière lui avait confiée. Dès qu’il avait compris de quoi il s’agissait, un éclat de lumière avait jailli au bout du tunnel, venant réveiller le mort-vivant qu’il avait été ces six derniers mois. En écoutant la jeune femme, il avait eu envie de bondir de sa chaise et de crier sa joie, de hurler pour qu’on l’entende à travers toutes les salles de réunion jusqu’au service de direction. Enfin il avait quelque chose à se mettre sous la dent, une bonne raison de respirer.

Mais il s’était tenu, faisant preuve d’un calme digne d’un moine bouddhiste. Il avait gardé la tête froide et déclaré que c’était mission impossible. Cette fois, il ne comptait pas se griller. C’était enfin l’occasion de quitter cet enfer, d’acheter sa liberté. Sous la pression des menaces qu’elle avait agitées comme il s’y attendait, il avait fini par accepter d’essayer.

À une condition.

Qu’elle veille à ce qu’il sorte d’ici.

Comment ? avait-elle demandé, ce à quoi il avait répondu qu’un petit génie comme elle trouverait bien un moyen, faisant écho à ses propres paroles. La conversation s’était terminée là et il était aussitôt redescendu dans le bunker pour s’atteler à cette mission impossible.

Relier une adresse IP au détenteur d’une carte SIM prépayée non enregistrée revenait à calculer les angles d’une pièce ronde. Mais l’idée que la lumière finisse par s’éteindre au bout du tunnel l’avait poussé à tenter toutes les idées les plus absurdes qui lui venaient.

Seulement, aucune solution ne s’avérait la bonne, et il avait dû prendre un appel. Une vieille femme qui assurait avoir rechargé de trois cents couronnes et que la somme n’avait pas été enregistrée. À coup sûr, elle avait mal entré le code à douze chiffres et en temps normal, il n’aurait rien pu pour elle sans le ticket de caisse qu’elle avait évidemment jeté. Mais ce n’était pas un jour comme les autres, loin de là. Il avait donc crédité son compte de cinq cents couronnes et lui avait souhaité une bonne fin de journée.

En fait, sans le savoir, cette femme lui avait donné une idée. Au bout d’une heure de travail intense, il commençait enfin à entrevoir une faille dans le mur opaque qui s’élevait devant lui. Il avait compris depuis longtemps que la police avait trouvé l’adresse IP sur YouTube, où un utilisateur anonyme publiait des vidéos montrant l’agression de pauvres gens. Mais jusque-là, il n’avait pas pensé à regarder l’heure à laquelle les films avaient été postés, alors qu’elle en disait beaucoup plus qu’une adresse IP reliée au néant.

Ces indications lui permirent de filtrer les informations figurant sur l’archive des paiements – un fichier qu’il avait craqué trois ans plus tôt – et après une bonne demi-heure à jouer avec le filtre, il parvint à mettre en évidence quelques numéros qui avaient été rechargés peu de temps avant que les vidéos soient publiées. Il lui suffit ensuite d’afficher les logs qui montraient à quel moment précis ces comptes s’étaient connectés afin de révéler un seul numéro. Et cerise sur le gâteau : il réussit à identifier la boutique de Helsingør où les recharges avaient été achetées.

Fareed appela aussitôt la policière pour lui raconter son exploit. Lui qui s’attendait à un tonnerre d’applaudissements et à la promesse d’un nouvel emploi s’entendit répondre par un simple « bien ». Bien ? Qu’est-ce que ça signifiait ? Dire qu’il y avait mis tant d’énergie… Pour qui se prenait-elle, nom de Dieu ?

Il raccrocha dans une colère noire, appuya sur « Absence momentanée » et, comme il l’envisageait depuis des mois, il ouvrit le cheval de Troie qu’il avait baptisé DrappelFed en hommage à son groupe favori.

Il n’y avait plus aucune hésitation à avoir. Un petit clic du bout de l’index et toute la société serait infestée par ce qui était comparable à une maladie incurable.

Mais quelques pixels à droite de son écran l’arrêtèrent dans son élan. Des pixels qui formaient jusque-là un cercle rouge, et qui venaient de passer au vert.

Le symbole associé au numéro tant recherché signifiait qu’il détenait maintenant une information capitale. Une information qui exigeait bien plus qu’un vague « bien ».

Le compte anonyme venait tout juste de se connecter.