Theodor n’osait pas croire que c’était vrai. Que ses fantasmes n’étaient pas en train de s’animer en 3D devant lui, avec un package ouïe, goût et odorat. En réalité, peut-être qu’il rêvait. Mais dans ce cas, il espérait ne jamais se réveiller… Tout était tellement parfait. Pour une fois, il avait le sentiment que les forces de l’univers se concentraient pour son bien.
Il se pinça la joue. Si, il était bien là, nu, allongé dans un lit.
Le lit d’Alexandra.
Et c’était bien elle qui était blottie contre lui.
La veille, il avait pourtant perdu tout espoir la concernant.
Il avait commencé par attendre Alexandra tranquillement, ignorant les regards impatients du serveur, avant d’aller la chercher. D’abord aux toilettes pour femmes, puis à la boutique duty free et dans tout le restaurant. Il était ensuite descendu dans la cale pour jeter un œil entre les voitures, avant de monter sur le pont supérieur, mais Alexandra semblait avoir été engloutie par les eaux sombres du détroit.
En comprenant qu’il ne la trouverait pas, il était retourné à leur table pour commander un burger et un grand Coca. Mais voilà qu’elle était là, à sa place. Où était-il passé ? avait-elle demandé. Est-ce que tout allait bien ?
Inquiète qu’il s’absente aussi longtemps, elle était partie à sa recherche. Comme lui, elle avait fouillé partout, et fini par retourner à leur table pour manger quelque chose.
Quel festin ! Autour d’une entrée, d’un plat principal et d’un dessert, ils avaient longuement discuté et rigolé. Theodor savait précisément quoi dire et il se sentait plus habile qu’un jongleur. À 4 heures du matin, ils étaient finalement descendus du ferry et ils avaient pris un taxi pour aller chez elle.
Ses parents, quelque part en voyage, ne reviendraient pas avant vendredi. Si Theodor avait quelques trous de mémoire à propos de la traversée, le souvenir de la nuit restait limpide. Il se rappelait chaque seconde et pouvait se remémorer toute la scène comme un film.
Leurs doigts qui déboutonnaient les vêtements de l’autre en allant vers la chambre. La voix de Lykke Li, la lumière des bougies et leurs corps s’aimant pour la première fois. Theodor n’avait jamais fait l’amour auparavant. Dire qu’il commençait avec une fille qu’il adorait par-dessus tout. Contrairement à tout ce qu’il avait pu entendre et lire à ce propos, ce moment avait été merveilleux.
Tout avait parfaitement fonctionné. Certes, il avait joui presque dès qu’elle l’avait touché, mais elle ne s’était pas moquée et ne lui avait pas tourné le dos pour dormir. Elle avait pris son sexe dans sa bouche et fait en sorte de lui redonner vie, afin qu’ils puissent s’aimer pour de vrai. Le temps semblait s’être arrêté pour eux, enfermés dans leur bulle. À un moment, ils avaient dû s’assoupir, puisque Theodor se réveillait maintenant aux côtés d’Alexandra, allongée sur le ventre, ses cheveux éparpillés en éventail sur l’oreiller.
Il souleva la couette et observa son corps dévêtu. Rarement il avait vu un tel chef-d’œuvre. Il aurait beau essayer, pas un mot ne parviendrait à décrire une telle perfection.
Il posa délicatement la main dans le creux de son dos et se laissa envahir par la chaleur de sa peau. Puis il glissa le long de ses fesses, fermes bien que détendues. Alexandra écarta légèrement les jambes, comme pour inviter ses doigts à continuer. Il se sentait grisé. Même si elle dormait, elle avait envie. Envie de lui. Elle non plus n’en avait pas assez.
Quand une mélodie se fit soudain entendre, il pensa qu’elle venait de chez les voisins. Mais il se rappela qu’ils étaient seuls dans une grande maison. C’était un son de synthé, des bips accompagnés d’un accord sourd, le genre de morceaux que son père mettait lorsqu’il se croyait seul. Lui ne considérait pas cette cacophonie comme de la musique.
Theodor sortit du lit et repéra d’où venait la mélodie qui sonnait en boucle : des vêtements laissés par terre en boule. Dans la poche du jean d’Alexandra, il trouva un téléphone, un Sony Ericsson qu’il n’avait jamais vu et qui venait de se taire. À ce qu’il savait, il n’appartenait pas à Alexandra – elle avait le dernier Samsung Galaxy qui, comme elle le disait elle-même, battait à plate couture son iPhone 4. À qui était-ce ? Il l’examina, appuya sur le bouton central. Un appel en absence d’un numéro masqué. Une erreur, peut-être ?
« Message du côté obscur de la force, tu as reçu », retentit la voix de Yoda.
Alexandra venait de recevoir un SMS sur son Galaxy. Theodor se retourna vers le lit pour voir si elle était réveillée, mais elle dormait toujours à poings fermés. La tirer du sommeil pour l’interroger était bien la dernière chose à faire.
J’ai appelé pour voir. Ça a sonné des tonnes de fois. Éteins-le, putain !
Le message venait d’un certain « H », qui ne pouvait être autre que Henrik. Le téléphone vibra de nouveau dans sa main, accompagné de la voix de Yoda signalant l’arrivée d’un nouveau message.
Dis, tu peux répondre ? Y a un problème ?
Qu’est-ce qu’il voulait encore ? Parlait-il de l’autre téléphone ? Si oui, qu’est-ce que ça pouvait faire qu’il soit allumé ? Theodor reposa le Galaxy, attrapa le Sony Ericsson et se mit à explorer le contenu de l’appareil.
Il n’y avait pas un message, ni le moindre numéro dans le journal, à l’exception du contact masqué qui venait juste d’essayer d’appeler. Aucun jeu, aucun fond d’écran n’était installé. Theodor crut que le téléphone était vide jusqu’à ce qu’il trouve une vidéo.
D’après le code temporel, la scène avait été filmée quelques heures plus tôt. On y voyait un homme essayer de sortir d’un caddie lancé en plein milieu d’une autoroute. Au bout de quelques secondes terriblement longues, le chariot disparaissait sous les roues d’un camion.
Il n’avait pas besoin d’en voir beaucoup plus pour comprendre. Malgré les bas avec des smileys que les malfaiteurs avaient enfilés sur leurs visages, il reconnaissait Henrik et ses deux acolytes. Il croyait même entendre le rire d’Alexandra résonner dans le fond. C’était elle qui tenait le téléphone.
Theodor sentit le sol se dérober sous ses pieds. Lui qui commençait juste à retrouver son équilibre, à pouvoir respirer et goûter à la vie, s’était jeté dans la gueule du loup.