Astrid Tuvesson fit un terrible effort sur elle-même pour ne pas laisser transparaître son sentiment lorsque Gert-Ove Bokander, chef de la police du nord-ouest de la Scanie, posa son corps débordant de testostérone en face d’elle. Sans doute avait-il raison. Elle avait commis un impair, c’était certain. Se mettre au volant dans son état était non seulement grave et immoral, mais affreusement dangereux.
Les faits ne changeaient cependant rien à l’aversion qu’elle éprouvait pour cet homme. Avec son sourire suffisant, il ne cachait pas à quel point il jouissait de la situation. Il avait enfin l’occasion de lui passer un savon. Se venger des critiques qu’elle avait formulées contre lui toutes ces années, depuis qu’elle était à la tête de la brigade criminelle de Helsingborg.
Essayant de chasser l’envie de lui enfoncer son sourire dans son double menton, elle prit une profonde inspiration et s’efforça de lui rendre son air aimable.
Elle était arrivée au bureau bien avant les autres et avait passé ces dernières heures à se préparer mentalement à la visite de Bokander et à l’interrogatoire qu’il allait lui infliger. Elle qui ne jurait que par la vérité, seule alternative défendable à ses yeux, si douloureuses que soient les conséquences, s’apprêtait à joliment retourner sa veste. Cette fois, c’était différent. Cette fois, elle était prise dans des sables mouvants. Au moindre faux pas, elle était perdue.
– Bon, tout ça n’est pas bien agréable, déclara Bokander en s’adossant au siège qui protesta sous son poids.
– Non, en effet, répondit Tuvesson, adoptant d’ores et déjà l’attitude qu’elle voyait comme la seule envisageable. Je ne comprends pas pourquoi on doit en faire tout un foin, si tu veux mon avis. Et je parie que je ne suis pas la seule à avoir d’autres chats à fouetter.
Contre-attaquer et nier en bloc.
– Tout un foin ? Pour l’instant, on ne fait que discuter tous les deux. Rien d’étrange, compte tenu des événements.
– Les événements, c’est que j’ai tenté d’arrêter un chauffard. Voilà tout.
– Il ne t’a pas effleuré que ta conduite imprudente ait pu provoquer les choses ?
– Excuse-moi, mais en quoi ma conduite était-elle imprudente ? C’est lui qui m’a percutée, pas l’inverse. Il se trouve que c’est tombé sur moi et que j’ai réagi. Si je n’avais pas été là, va savoir comment ça aurait fini.
– Il se trouve justement que ça a fini avec un mort.
– Si tu fais allusion à Peter Brise, je peux te dire que son cas est loin d’être clair. C’est pourquoi je ne peux pas passer la journée en tête à tête avec toi, aussi sympa que ce soit.
Bokander soupira si fort que le rapport d’autopsie de Greide glissa de quelques centimètres sur le bureau.
– Astrid, ce que l’on pense l’un de l’autre n’est un secret pour personne. On a des différends, ce sera sans doute toujours le cas. Il n’est pas question de ça aujourd’hui, mais du fait qu’on m’ait rapporté que tu semblais en état d’ivresse.
– Je sortais d’une furieuse course-poursuite qui s’est terminée en tonneau.
– Je sais, merci. Réparer cette fontaine risque de coûter un bras à la municipalité.
– Tu appelles cette horreur une fontaine ? Oui, j’avais des vertiges et j’étais agitée, c’est si difficile à comprendre ?
Elle secoua la tête en grognant, comme elle s’y était entraînée.
– Tu crois vraiment que si j’avais bu, j’aurais pris la route ?
– Tu as refusé de souffler dans le ballon. Si ça, ce n’est pas louche.
– Certes, c’était sans doute idiot de ma part. Mais j’étais indignée et ne voyais honnêtement pas pourquoi je devais obéir à un gamin zélé en uniforme.
Bokander croisa ses petits doigts boudinés et pencha légèrement la tête.
– Dis-moi Astrid, comment vas-tu ?
– Tu me demandes comment je vais ?
– Oui.
– Bien. Pourquoi ça n’irait pas ?
– Peut-être parce que tu viens de traverser un divorce difficile, à ce que j’ai compris. Le genre de circonstances qui peut amener n’importe qui à abuser de la boisson.
– Tu as raison, et c’est tragique.
Elle rencontra son regard sans sourciller.
Tandis que Bokander l’observait, elle croyait voir les rouages de son cerveau s’activer pour savoir comment continuer. Il était évident qu’il n’était pas dupe. Mais ça ne changeait rien au fait que cet entretien n’était qu’une comédie. Une danse qu’ils étaient tous les deux forcés d’exécuter. Sans le verdict de l’Alcotest et de la prise de sang qui aurait suivi, le chef de la police départementale ne pouvait rien retenir contre elle. Nada.
– Bon, fit-il avant de marquer une pause.
Son sourire s’était noyé dans son double menton.
– Je vais être indulgent et passer l’éponge pour cette fois.