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Depuis toujours, Jeanette Dawn détestait les hôpitaux. Elle avait horreur de ces blouses blanches, de ces longs couloirs et de cette odeur, le parfum de la mort mêlé aux puissants agents nettoyants.

Son dernier accouchement avait été un cauchemar. Sune s’était présenté par le siège et était venu au monde au bout de quarante-huit heures infernales. Qu’elle ait survécu à ce bain de sang digne d’un remake de Rosemary’s Baby tenait en réalité du miracle.

Et l’y revoilà. Certes, elle et les garçons avaient eu une chambre à part avec salle de bains, mais les mêmes néons brillaient au plafond et les mêmes blouses blanches allaient et venaient comme dans un moulin.

Pourquoi diable ne se débrouillaient-ils pas pour rendre cet environnement un peu plus chaleureux ? Elle aurait mille fois préféré prendre une chambre au Grand Hôtel, d’autant qu’en pleine semaine, la suite royale était toujours disponible. Mais le chef de service avait décrété qu’ils devaient rester au moins trois jours en observation.

Il avait fallu que la police insiste vivement pour que le médecin la laisse aller à la maison d’arrêt afin de tenter de désigner le coupable. La confrontation avait été pénible, beaucoup plus qu’elle ne l’avait imaginé. En sortant, elle s’était sentie aussi vidée qu’une serpillière essorée. Elle ne pensait plus qu’à se coucher et se dégager de toute responsabilité.

Elle était en état de choc, estimait le personnel soignant. Mais au fond, elle n’éprouvait qu’une lassitude extrême comme à la suite d’un long voyage fait de vols retardés ou annulés et de moments d’attente interminables sur une banquette inconfortable dans un hall mal éclairé. Elle n’en pouvait plus. À tel point qu’elle n’était pas sûre de réussir à sortir de la baignoire et à rejoindre son lit.

L’assassinat de son mari n’avait déclenché aucune émotion en soi. Ce n’était pas qu’elle ne l’aimait pas, bien au contraire. Certes, ils avaient eu leurs différends comme tout le monde, mais Chris était sans conteste la personne la plus importante de sa vie. Pourtant, maintenant qu’il n’existait plus, elle n’éprouvait quasiment rien.

Sa mort s’était imposée à elle comme un simple constat. Une triste nouvelle, mais rien de dramatique, comme le fait qu’il n’y aurait pas de neige cette année avant Noël. Si ce vide émotionnel était une conséquence du choc, à quoi devait-elle s’attendre une fois qu’il l’aurait libérée de son emprise ? Le souhaitait-elle seulement ?

À moins que ce ne soit l’effet des cachets puissants qu’elle prenait à longueur de journée ? Ils avaient pour but d’adoucir son quotidien, mais ils semblaient tout éradiquer sur leur passage. Sauf peut-être la légère inquiétude qu’elle éprouvait à propos des garçons.

Pour l’instant, ils ne savaient rien et Jeanette ignorait combien de temps elle pourrait encore attendre. Comment annoncer à des enfants qu’ils ne reverront jamais leur père ? Que quelqu’un l’avait cruellement assassiné ? Était-ce vraiment nécessaire ?

Les garçons étaient tous les deux au lit, chacun son iPad en main et des écouteurs enfoncés dans les oreilles. De temps en temps, elle entendait Viktor éclater de rire, comme toujours devant Cash Express, même s’il avait déjà vu ce film une centaine de fois.

Le calme avant la tempête. Jeanette avait parfaitement conscience qu’elle devait savourer son bain et l’effet des calmants, avant que l’angoisse ne les contamine.

La porte de la chambre s’ouvrit, laissant entrer une infirmière avec un chariot. Viktor et Sune levèrent le nez de leurs tablettes.

– Salut, tu t’appelles comment ? demanda Viktor en retirant ses écouteurs.

– Je m’appelle Jenny, c’est moi qui vais m’occuper de vous cette nuit. Je passais juste voir si tout allait bien.

– Tu as déjà vu Cash Express ?

– Non, je ne crois pas. C’est bien ?

Viktor hocha la tête.

– Il y en a un qui n’arrête pas de s’endormir. Alors qu’il est en train de courir et tout, il s’arrête et se met à ronfler. Et un autre qui… qui est suspendu à une montgolfière et quand elle passe au-dessus d’un champ, les vaches lui foncent dessus.

Le garçon gloussa joyeusement.

– Ah oui, ça a l’air drôle, dit l’infirmière tout en versant de l’eau dans deux gobelets.

Sune retira à son tour ses écouteurs.

– Tu t’appelles comment ?

– Jenny, répondit l’infirmière en s’approchant de leurs lits. Tenez, il est l’heure de prendre vos médicaments.

– Tu as un chien ?

– Non.

Elle leur tendit à chacun le récipient en plastique.

– Pourquoi ?

– Je suis allergique aux poils d’animaux, expliqua-t-elle. Autrement, j’en aurais plein.

– Mon papa aussi est allergique, déclara Viktor. Et s’il mange des noix, il devient tout rouge et se met à vomir.

– Peut-être que si tu ne mangeais pas les poils, tu pourrais avoir des chiens ? suggéra Sune.

– Oui, peut-être, répondit l’infirmière en riant.

– Tu sais, un jour j’ai vomi en mangeant des petits pois, reprit Viktor. Trop dégueu.

– Berk ! Mais dites, il est bientôt l’heure de dormir, donc si vous voulez regarder encore un peu la télé, c’est maintenant.

Elle les aida à enfiler leurs écouteurs, monta un peu le volume et continua vers la salle de bains.

– Bonsoir, comment ça va ?

Jeanette venait de s’endormir quand l’infirmière passa la tête dans la salle de bains. Trop épuisée pour répondre, elle esquissa un hochement de tête en espérant que ce geste suffise à ce qu’on la laisse tranquille.

– Je m’appelle Jenny, poursuivit l’infirmière avec un large sourire.

Elle entra et s’approcha du lavabo pour remplir un verre d’eau.

– Je suis de garde cette nuit, ajouta-t-elle. Si vous avez besoin de quelque chose, il suffit d’appuyer sur le bouton. D’accord ?

Jeanette opina.

– Bien. Il ne vous reste plus qu’à prendre vos calmants pour la nuit.

L’infirmière se tourna et continua vers la baignoire.

– Ouvrez la bouche, mieux vaut que je vous les donne moi-même.

N’avaient-ils pas bientôt fini de la bourrer de médicaments ? D’un côté, Jeanette ne comprenait pas pourquoi elle en avait encore besoin, mais de l’autre, elle aimait la brume insouciante dans laquelle elle flottait depuis quelque temps. Si elle avait pu, elle aurait voulu y rester pour l’éternité. Dès qu’elle avala, elle sentit que la substance était plus forte que ce qu’on lui avait donné jusqu’à présent. Mais il n’y avait pas à s’inquiéter, sans doute était-ce pour pouvoir tenir toute la nuit.

La femme en blouse lui adressa de nouveau un sourire, avant de tourner les talons et de disparaître sans un au revoir. Jeanette n’y prêta aucune attention. De nos jours, les gens manquaient tellement de savoir-vivre… Les cyclistes, par exemple, croyaient que la rue leur appartenait. Dieu qu’ils étaient détestables.

Mais quand elle la vit revenir avec son sourire hypocrite, Jeanette fut troublée. Avait-elle oublié quelque chose ? Voilà typiquement le genre de femme à monter sur un vélo, c’était évident… Et pourquoi diable s’asseyait-elle au bord de la baignoire ? Ne pouvait-elle pas lui foutre la paix ? Et maintenant, que faisait-elle avec son poignet ? Devait-elle lui prendre sa tension ?

L’infirmière tâta les veines de la patiente à la recherche du vaisseau le plus dilaté. Soudain, elle sortit un scalpel qu’elle planta dans sa peau fine et trancha une entaille assez grande pour que le sang se déverse dans l’eau encore fumante du bain.

Jeanette sursauta de douleur et bredouilla quelques mots imperceptibles, mais elle n’eut pas la force de résister tandis que l’infirmière s’occupait de son autre poignet. L’eau ne tarda pas à se colorer de rose. La victime ferma les yeux et se pencha en arrière, comme si l’anesthésie lui faisait comprendre qu’il était vain de se battre.

Dans la chambre, les deux garçons dormaient déjà profondément. La femme en blouse leur retira les écouteurs, éteignit la lumière, posa leurs tablettes sur la table de chevet et les borda avant de quitter tranquillement la pièce.