Sous le jet chaud de la douche, Dunja rinça ses yeux encore chassieux puis l’après-shampoing qu’elle avait pour une fois laissé agir. Elle se sentait enfin reposée. La veille, elle s’était mise au lit dès 22 heures, à bout de forces, incapable même d’ouvrir l’un des sachets de réglisse extrasalée qu’elle avait achetés de l’autre côté de la frontière.
Elle avait dormi douze heures. Douze heures d’un sommeil aussi profond que réparateur, qui faisaient d’elle la preuve vivante qu’il était possible de rattraper ses nuits. Elle eut même l’énergie de se raser les jambes et de s’épiler les sourcils, avant de retourner dans sa chambre où elle enfila des sous-vêtements propres et décida de changer ses draps, alors qu’elle ne connaissait pas pire corvée.
Dans une demi-heure, Magnus arriverait pour passer en revue les noms que ce SS planté à la réception du commissariat de Helsingborg avait finalement bien voulu leur communiquer. Dès que Fabian les avait quittés, le nazi en herbe s’était braqué, trouvant toutes les excuses pour ne pas coopérer. Dunja avait de nouveau perdu patience et sans Magnus, la situation aurait certainement dégénéré.
Avec son flegme naturel, il était parvenu à les faire tous les deux baisser d’un ton, avant de réussir le tour de force de convaincre le Suédois de bien vouloir obtempérer. Il lui avait suffi d’un coup de fil au service de l’état civil pour obtenir les informations nécessaires.
À vrai dire, Magnus s’avérait d’une aide beaucoup plus précieuse qu’elle n’avait pu l’imaginer. Non seulement il la soutenait en toutes circonstances, mais il disposait de compétences sociales dont elle-même, elle devait bien l’admettre, était dépourvue. Quand Dunja avait tendance à tomber sans raison dans le conflit, Magnus avait le don de calmer les esprits et de sortir de l’impasse.
Grâce à lui, ils avaient maintenant les noms et les numéros d’identification nationale de tous les habitants du périmètre dans lequel Fareed avait repéré le téléphone. Pas moins de cent vingt-huit personnes réparties dans une cinquantaine de maisons. Après avoir éliminé les enfants de moins de onze ans et les adultes de plus de vingt-neuf, il leur restait trente-trois individus. Dix-neuf garçons et quatorze filles.
Theodor Risk n’y figurait pas, car la maison de Fabian se situait juste en dehors du périmètre. Mais il n’y avait pas d’autre Theodor sur la liste. Certes, un millier de facteurs pouvaient expliquer la présence du pendentif gravé qu’elle avait trouvé au bord de l’autoroute. Pourtant, si elle n’identifiait pas de meilleur suspect, elle n’aurait d’autre choix que de recontacter Fabian.
Cette fois, elle serait peut-être contrainte de lui demander de prélever les empreintes digitales de son propre fils.
Tout à coup, un bon quart d’heure en avance, l’interphone se mit à bourdonner. Dunja finit de remplir sa théière d’eau bouillante, puis se hâta vers le vestibule pour faire entrer Magnus. À peine eut-elle enfilé un jean et une chemise qu’il frappait à sa porte.
– Tu es en avance, dit-elle tout en ouvrant.
Sauf que ce n’était pas Magnus qui se tenait sur le seuil, mais Fareed Cherukuri.
– Ah… euh… C’est vous, balbutia-t-elle, prise de court.
– Oui, à moins que vous ne connaissiez d’autres Indiens qui bossent chez TDC, répondit-il en croisant les bras et en affichant un sourire forcé.
Dunja n’y comprenait rien. Une chose était sûre : elle ne supportait pas cet air supérieur, alors qu’il faisait deux têtes de moins qu’elle.
– Je suis désolée, mais je suis un peu occupée, là…
– À me trouver un travail, j’espère.
– Pardon ?
– En échange de mon aide, vous m’avez promis un nouveau boulot. Vous avez oublié ? lança-t-il d’un air encore plus arrogant.
Merde… C’était elle tout craché.
– Entrez, murmura-t-elle, ne sachant trop à quoi elle s’engageait.
Fareed pénétra dans le vestibule et elle referma la porte.
– Vous voulez du thé ?
– Parce que je viens d’Inde ?
– Hein ?
– C’est pour ça que vous partez du principe que je voudrais du thé ? Vous savez combien d’habitants il y a dans ce pays ?
Dunja secoua la tête. Même s’il était près de 10 h 30, il était trop tôt pour ce genre de devinettes.
– Un milliard deux cents millions. Vous croyez vraiment que tout le monde a les mêmes goûts ?
– Non, dit-elle, déjà fatiguée.
– Bien. Imaginez un instant que je vous propose de la sauce rémoulade à longueur de temps juste parce que vous êtes danoise ?
– De la sauce rémoulade ?
– Vous voyez ce que ça fait, hein ? Ça s’appelle du racisme. Mais comme tous vos compatriotes, vous ne connaissez rien de mieux.
– Qu’est-ce que ça veut dire ?
– Il n’y a pas plus raciste que les Danois, tout le monde le sait.
– Et ça, ce n’est pas raciste peut-être ?
– Non, répliqua l’Indien. Vous êtes un peuple, pas une race.
Dunja soupira profondément. Elle n’avait pas la force d’argumenter.
– Peu importe… Je viens de me faire du thé et je me demandais si vous en vouliez. Je suis navrée que vous ayez pris ça pour une injure. Si vous préférez, je peux vous proposer du café, du Coca, du jus de fruits… Ou du lait, peut-être. Et puis j’ai de l’eau. Plate ou gazeuse ?
– Non, merci. Un thé m’ira bien.
– Parfait, répondit Dunja.
Elle se tourna vers la cuisine en retenant un rire nerveux.
– Installez-vous dans le salon, j’arrive.
Un instant plus tard, elle entrait dans la pièce avec la théière dans une main et deux tasses dans l’autre. Fareed s’était assis sur le canapé.
– Bon, cet emploi que je vous aurais promis…, reprit-elle en posant sur la table basse les tasses qu’elle commença à remplir. Je pensais qu’il s’agissait de garder l’œil ouvert et de vous recommander si je voyais quelque chose d’intéressant. À vrai dire, je ne sais même pas si j’aurai moi-même un travail à la fin de…
– Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Fareed en montrant la liasse de papiers posée à côté d’un bol de réglisses.
– La liste des habitants du périmètre que vous avez repéré.
– Qu’est-ce que vous comptez en faire ?
– Contrôler les noms, répondit-elle avant de tremper les lèvres dans son thé. Voir si je peux mettre en évidence un suspect.
– Ça risque d’être interminable.
Fareed s’empara des documents tout en attrapant trois réglisses qu’il fourra dans sa bouche et qu’il recracha presque aussitôt comme si c’était du poison.
– Merde, mais c’est dégueulasse !
Dunja avait de plus en plus de mal à s’empêcher de rire.
– Entre onze et vingt-neuf ans, ils ne sont pas tant que ça, précisa-t-elle. Trente-trois, pour être exacte.
– Si j’étais vous, je commencerais par Facebook.
Fareed sortit de sa poche intérieure une mini-tablette avec clavier.
– Je sais, c’est plus ambiance maison de retraite que cour d’école, mais quasiment tout le monde y a un compte. Et puis, ce réseau est plus facile à pirater qu’un oignon. Mais je ne suis même pas sûr que ce soit nécessaire. La plupart des gamins de cet âge ne demandent qu’à s’exhiber aux yeux de tous, expliqua-t-il, déjà en train de taper dans la barre de recherche le premier nom figurant sur la liste.
– Ensuite, il faudra continuer sur Instagram et sur les blogs.
– Attendez une minute, l’arrêta Dunja en posant sa tasse. Vous n’avez tout de même pas déjà démissionné ?
– Vous m’avez promis un travail.
Il déconne, pensa-t-elle.
– Oui, mais je ne… Qu’est-ce que vous vous imaginez ? Que je peux vous dénicher comme ça un…
– Vous, les Danois, vous n’avez vraiment pas le sens de l’humour, déclara Fareed en secouant la tête. C’était une blague, je commence après le déjeuner. On s’y met ?
Dunja opina timidement. Mais cinq minutes plus tard, elle était vissée à l’écran, stupéfaite de voir toutes les informations que Fareed parvenait à puiser sans entrer le moindre mot de passe. Comme il l’avait suggéré, on aurait dit que ces jeunes gens demandaient qu’on vienne fouiner dans leurs vies.
Ensemble, ils examinèrent les uns après les autres les profils des noms de la liste, et même si ce mode opératoire était purement arbitraire, Dunja les classait en deux catégories : insignifiants d’un côté, et dignes d’intérêt de l’autre. Jusqu’à présent, la plupart avaient fini dans la deuxième colonne.
Ils ne tardèrent pas à arriver à l’une des plus grandes maisons du quartier, là même où Dunja se rappelait avoir attendu longuement qu’on lui ouvre la porte, envahie d’un curieux pressentiment. Peut-être se trompait-elle, mais quand elle avait jeté un œil par la fenêtre, il lui semblait avoir vu bouger quelque chose dans le salon. Il pouvait s’agir d’un chat, d’un aspirateur robotisé ou de Dieu sait quoi, mais ce souvenir la poussa à accorder une attention toute particulière à la fille des propriétaires.
D’après son profil à moitié public, il apparaissait qu’Alexandra af Geijerstam aimait Lykke Li, les films avec Bruce Lee et qu’elle pratiquait elle-même les sports de combat. Telle était peut-être la clef. Un détail qui expliquait le coup surgi de nulle part que Dunja avait reçu et qui l’avait mise K-O.
– Faites donc une recherche avec son nom et « clubs de sports de combat à Helsingborg ».
Fareed obéit et obtint tout de suite un résultat : un club nommé Art Martial Fenix situé au 2 rue Kadettgatan, à quelques kilomètres de chez la jeune fille.
– Allez sur le site, dit-elle en cliquant elle-même sur le lien.
Subitement, elle se sentait terriblement impatiente.
– Continuez par là, ajouta-t-elle en indiquant l’onglet « photos ».
À l’instant où s’affichèrent tous les pixels qui composaient l’image, Dunja sut qu’elle avait visé juste.