59

DANEMARK

Une mélodie. Un air que Dunja n’avait jamais entendu. Des notes de musique agaçantes qui devaient cesser au plus vite. Dieu qu’elle avait mal au cou. Au loin, elle percevait le grondement de la circulation. Quoique, non… Le bruit était tellement proche qu’elle pouvait discerner chaque véhicule qui passait et, de temps en temps, le grondement d’un camion. Elle sentait quelque chose lui chatouiller la joue. Une bestiole plus grande qu’une fourmi, mais plus petite qu’une souris. Une araignée, peut-être, ou un scarabée. Où suis-je ? se demanda-t-elle sans oser ouvrir les yeux.

Mais oui, l’autoroute. Elle avait vu les criminels pousser un pauvre homme dans un caddie entre les voitures lancées à pleine vitesse et l’envoyer droit vers la mort. Quatre individus masqués de smileys, tout jaunes et tout sourire, ainsi que Sannie Lemke l’avait raconté. Ils riaient joyeusement comme au milieu d’un parc d’attractions.

Elle avait réussi à traverser la voie et à les prendre en chasse. Elle leur avait ordonné de s’arrêter, crié qu’elle était de la police et n’hésiterait pas à tirer. Mais ils s’étaient enfuis entre les arbres vers la bretelle la plus proche. Elle avait couru à toutes jambes et failli en attraper un, jusqu’à ce qu’un coup surgi de nulle part lui frappe l’arrière du crâne.

Au moins, la bestiole était partie. Dunja ouvrit les yeux, mais commença par ne rien voir. Dès qu’elle remua, elle comprit qu’elle était allongée sur le ventre, le visage enfoui dans l’herbe. Elle se redressa, s’efforçant d’ignorer sa nuque qui réclamait à cor et à cri un massage et une serviette chaude.

Elle porta le regard vers la route, où les voitures allaient au pas. Elle ne voyait pas encore de véhicule de police, ce qui voulait dire qu’elle n’avait perdu connaissance que quelques minutes. En même temps, ses collègues de Helsingør n’étaient pas franchement connus pour leur réactivité. Pas de trace du camion qui avait mis un terme à la course folle du caddie. S’était-il sauvé ? Elle avait entendu dire qu’un poids lourd pouvait écraser des chevreuils et des blaireaux sans s’en rendre compte. Mais un chariot contenant un homme ?

Le bruit sourd des sirènes la décida à se lever et à descendre vers la route. Au même instant, la mélodie irritante reprit de plus belle. Bien sûr, le portable…

– Dunja, c’est toi ? balbutia Magnus. Qu’est-ce qui s’est passé ? Où es-tu ? Ça fait mille fois que j’essaie de t’appeler !

– Calme-toi, Magnus. Tout va bien, mais je n’ai pas le temps de t’expliquer, là. Tu as réussi à libérer la voiture ?

– Oui, mais…

– Parfait. Va de l’autre côté de l’autoroute et prends l’entrée sud, on se retrouve là-bas.

– Attends, qu’est-ce qui…

Elle raccrocha et continua le long du talus. Le son des sirènes retentissait de plus en plus fort, et la lueur bleue des gyrophares balayait l’obscurité. Dans une minute, ses collègues seraient là et commenceraient à boucler le périmètre. Si quelqu’un la remarquait, tout était fichu.

Elle fit signe à l’une des voitures de se ranger, un ancien modèle de chez Renault, mais le vieil homme au volant secoua la tête sans lui adresser un regard. Elle eut beau frapper à sa vitre, l’automobiliste continua de l’ignorer. Il fallut qu’elle ouvre la porte et lui flanque sa plaque de police sous le nez en lui ordonnant de sortir pour qu’il daigne se tourner.

– Je n’ai rien fait, je suis innocent. Je passais juste par là et…

– Personne ne vous accuse de quoi que ce soit, rétorqua Dunja en jetant un œil vers les gyrophares qui approchaient. Par contre, je vais vous demander de bien vouloir descendre du véhicule, de prendre votre triangle de présignalisation et de le placer sur la route. Et que ça saute !

L’homme opina et déboucla sa ceinture, tandis qu’elle arrêta un autre véhicule sur la voie d’à côté. Maintenant que la circulation était coupée, elle pouvait rejoindre le caddie défoncé et renversé par terre, une vingtaine de mètres plus loin sur le terre-plein central.

Avec les morceaux de chair accrochés au grillage en acier, le chariot ressemblait à un grand piège à rats. Si le bas du corps amputé à la taille ne débordait pas de viscères, on aurait pu prendre le mort pour un mannequin.

Les restes de la dépouille étaient éparpillés sur un périmètre relativement important. Un pied par-ci, une oreille par-là. On aurait dit qu’un lion avait déchiqueté sa proie, avant de partir sans s’en régaler. La tête avait roulé au bord du terre-plein, encore en partie accrochée au buste lacéré. Mis à part de profondes blessures au côté droit, le visage de l’homme barbu entre deux âges était étonnamment intact. Un peu plus loin, Dunja reconnut le briquet qu’elle avait vu la victime manipuler dans le squat de Stengade.

À quelques mètres de là gisait un bras qui semblait être passé au rouleau compresseur. Mais la main avait plus ou moins été épargnée, et les doigts crispés tenaient fort quelque chose qui brillait dans l’éclat des gyrophares.

Dunja s’accroupit et retira prudemment du poing de la victime un petit pendentif argenté qu’elle plaça à la lumière, tout en entendant des voix et le grésillement d’une radio CB.

Elle n’en croyait pas ses yeux.

Quelle malheureuse coïncidence.

Le constat qui s’imposait à elle était tellement terrifiant qu’elle aurait voulu pouvoir le repousser.