Fabian se gara devant chez Astrid Tuvesson à Rydebäck et gagna la porte d’entrée. Le retraité qui nettoyait son véhicule devant l’habitation voisine et une jeune mère qui passait par là avec son landau suivaient chacun de ses pas comme s’il était le premier homme à marcher sur la Lune. Au loin ronflait une tondeuse à gazon. Le vieux resta un instant figé, son éponge mousseuse à la main.
Ils étaient au courant. Les voisins savaient toujours tout et les commérages couraient sans doute déjà depuis longtemps. Un divorce déchirant marqué par de violentes disputes qui s’étaient échappées d’une fenêtre ou d’une porte entrouverte. Une voix d’homme grondant qu’il n’en pouvait plus de la voir picoler sans arrêt, elle qui dirigeait la police, pour aggraver son cas. Mais personne n’avait frappé et proposé son aide. Il ne fallait pas s’en mêler. Observer leur chute aux premières loges était amplement suffisant.
Fabian avait caché aux autres qu’il comptait se rendre à son domicile. À ses yeux, c’était la seule solution, tant pis si elle était furieuse. L’enquête se trouvait dans sa phase la plus critique. Ils avaient plus que jamais besoin d’un meneur en la personne de Tuvesson. Du moment qu’elle n’avait pas bu, bien entendu.
La porte d’entrée était verrouillée, mais Fabian repéra une fenêtre entrouverte et se glissa facilement à l’intérieur. Aussitôt, l’air ambiant le prit à la gorge. Il eut la nausée rien qu’à respirer cette odeur qui le ramenait au temps où il était gardien de la paix. Un mélange pestilentiel de crasse, de poubelles abandonnées, de fonds de cuvette et de bile. À l’époque, il avait affaire à des ivrognes dans des squats. Aujourd’hui, il s’agissait de sa chef.
Il la trouva dans le salon, inconsciente au pied du canapé, la moitié du visage dans une flaque de vomi. À côté d’une console à trois pieds renversée étaient éparpillés les débris d’au moins quatre bouteilles de spiritueux. Mais Fabian sentait son pouls et voyait sa poitrine se gonfler faiblement, mais régulièrement.
Était-ce le sort qui l’attendait ? Même s’il n’était pas alcoolique, la solitude l’effrayait plus que tout. Il serait loin d’être le premier à laisser sa vie basculer quand plus rien n’aurait de sens, que la vanité envelopperait son quotidien tel un film plastique. Qu’allait-il devenir ? Parviendrait-il à tenir le choc ou finirait-il comme elle ?
Soudain, le téléphone de Tuvesson laissé sur le canapé retentit bruyamment, produisant ces énervantes notes de marimba, la sonnerie que Fabian lui-même et des millions d’autres avaient gardée par défaut. C’était Klippan. Fabian ignora l’appel pour pivoter prudemment Tuvesson sur le dos, loin du contenu de son estomac, avant de lui essuyer le visage avec du Sopalin qu’il trouva sur le sofa. Puis il se leva et fit le tour de la maison afin d’ouvrir toutes les fenêtres. En réalité, l’habitation avait besoin d’un assainissement radical à l’aide de produits de nettoyage sans nul doute dangereux pour la planète, mais il n’avait pas le temps. Cependant, il ne pouvait pas la laisser dans cet état.
Il retira sa veste, enfila des gants de vaisselle et s’attaqua à la salle de bains. Il commença par tirer plusieurs fois la chasse d’eau, puis versa du produit W-C et frotta la cuvette. Le sol était jonché de vieilles brosses à dents, de serviettes hygiéniques et de toutes sortes de déchets qu’il était en train de balayer quand les notes de marimba retentirent de nouveau. Cette fois, la sonnerie venait de son portable.
– Salut Klippan, c’est important ? Je suis un peu occupé, là.
– Occupé à quoi ? Et d’ailleurs, tu es passé où ?
– J’avais un truc à faire avant d’aller à Höganäs voir le mari et la fille de Marianne Wester. Qu’est-ce qu’il y a ?
– Tu as des nouvelles de Tuvesson ? J’ai encore essayé de l’appeler et je commence sérieusement à m’inquiéter. L’un de nous devrait peut-être faire un tour chez elle.
– Ce n’est pas nécessaire, je viens de l’avoir, dit Fabian.
– Hein ? Quoi ? Quand ça ?
– À l’instant, elle m’a rappelé. Elle est à Malmö pour une réunion de crise, tu sais comme moi que ça peut prendre des heures.
Ce dernier point au moins n’était pas un mensonge.
– Ah…
Klippan se tut un instant. Dans le silence, son incrédulité se laissait presque entendre.
– On se parle plus tard, s’empressa d’ajouter Fabian.
– Pas si vite, répliqua Klippan. Qui a dit que c’était tout ?
– Qu’est-ce qui est si compliqué à comprendre ? Elle est à Malmö et elle sera de retour dès que…
– Ça n’a rien à voir avec Tuvesson, l’interrompit Klippan. En fait, j’appelais pour autre chose.
– Ah bon ?
– Tu sais, le sceau de la chevalière, là. J’ai failli devoir passer en revue toutes les armoiries qui existent. Rien qu’en Suède, devine combien il y en a.
– Aucune idée, répondit Fabian en mettant le haut-parleur pour pouvoir continuer son ménage.
– Plus de huit cents ! Je ne vois même pas l’intérêt, vu qu’elles sont plus ou moins toutes pareilles.
– Et pourtant, tu as trouvé.
Fabian continua vers la cuisine, où il commença à vider dans plusieurs sacs la poubelle débordante.
– Oui, comment tu sais ? Je m’y étais à peine mis que je suis tombé sur la famille von Gyllenborg. Tu connais ?
– Non, je devrais ?
– Ils vivent quasiment tous à Stockholm ou dans les environs. Le genre de lignée avec des comtes, des barons et tout le tralalala. Apparemment…
– Klippan, tu as identifié le corps, oui ou non ?
– Minute papillon, j’y arrive.
Fabian avait oublié à quel point son collègue pouvait être irritant dans ce genre de situations. Il avait beau essayer de se concentrer sur la serpillière qu’il passait sur le sol, il bouillait d’impatience.
– Le truc, c’est que cette famille a l’air mêlée à tout un tas d’affaires louches.
– Klippan, tu n’avais pas besoin d’aller fouiller dans…
– Tu peux pas écouter, nom de Dieu ? tempêta Klippan.
Fabian ne l’avait jamais entendu hausser le ton sur quelqu’un d’autre que sa femme.
– Pardon, dit-il en espérant que ce mot d’excuse suffirait, tandis qu’il sortait de la cuisine avec un torchon imbibé d’eau chaude.
Klippan poussa un profond soupir et reprit :
– J’en ai marre qu’on me coupe sans cesse la parole.
– On a tous besoin de repos, affirma Fabian.
De retour dans le salon, il s’accroupit et commença à tamponner le visage de Tuvesson.
– Vas-y, je t’écoute.
– Pour l’instant, ce n’est qu’une théorie, donc ne t’emballe pas. Mais je ne serais pas surpris que Greide me le confirme dès qu’il aura effectué ses examens. Le dimanche 11 juillet 2010, le comte Bernard von Gyllenborg a disparu sans laisser la moindre trace derrière lui. Je suis prêt à parier que c’est son corps qu’on a retrouvé.
– Un comte ?
Fabian prit Tuvesson dans ses bras et se dirigea vers la chambre à coucher.
– Oui, il habitait Stockholm et devait passer le week-end dans la propriété familiale près de Järna, au sud de la capitale. D’après son frère, Aksel von Gyllenborg, qui possédait la moitié de la baraque, il n’est jamais venu.
– Mais comment aurait-il atterri dans le jardin de Halén ? Ils sont liés d’une manière ou d’une autre ?
– Pas que je sache pour le moment, mais il doit y avoir quelque chose. Par contre, et c’est là que ça devient intéressant, le 24 octobre 2010, près de quatre mois après la disparition de Bernard, son frère Aksel a été retrouvé mort sur son terrain de chasse. Et devine quoi !
– Vas-y, répondit Fabian en posant délicatement Tuvesson sur son lit.
– Il vivait seul, et à en croire les journaux, il est parti à la chasse un samedi et n’est jamais revenu. La nuit du dimanche au lundi, les recherches ont commencé, et huit heures plus tard, son corps a été retrouvé. Apparemment, il s’était tiré une balle dans le pied et ne pouvait pas rentrer chez lui.
– On ne meurt pas d’une balle dans le pied.
– Non, mais de froid.
– Ah, donc il est mort de froid ?
– Cette nuit-là, il a fait en dessous de – 5. Mais à mon avis, il était déjà mort depuis longtemps.