Malin Rehnberg et son mari Anders s’étaient mis d’accord pour faire le pont de l’Ascension, afin de se débarrasser une fois pour toutes des gravats qui croupissaient sous une bâche dans le jardin depuis bientôt deux ans, lorsqu’ils avaient fait rénover leur maison. Même leurs voisins, qui d’ordinaire étaient si aimables et si discrets, avaient commencé à se plaindre. Non pas directement, mais à d’autres qui refusaient désormais de les saluer.
Le problème, c’était que l’affaire du meurtre du comte restée non résolue démangeait Malin comme des piqûres de moustique à la cheville. Et tel que Fabian l’avait suggéré, il n’y avait qu’un moyen de la soulager : aller voir par elle-même sur les lieux du crime, une petite maison de campagne située au sud de Stockholm.
À son mari, elle avait dit qu’elle se sentait enfin prête à se remettre au sport et qu’elle préférait finalement aller en ville s’acheter du matériel, puis faire tranquillement le tour des clubs pour choisir celui qui lui convenait. Elle en profiterait pour tester un cours ou deux, en fonction de sa forme.
Comme elle s’y attendait, Anders n’avait pas bronché. C’était une merveilleuse idée, avait-il répondu avec le sourire. Elle n’avait pas à se soucier de ce vieux tas de gravats.
D’après le GPS, elle devait en avoir pour une heure de voiture. Plus d’une fois, elle avait cru se perdre à travers les petites routes caillouteuses qui coupaient les forêts, mais elle finit par arriver à bon port.
La maison s’élevait à une dizaine de mètres derrière une épaisse haie de buissons touffus. À travers la végétation luxuriante, Malin voyait que la bicoque datait de plus d’un siècle et que la façade classique autrefois rouge aux rebords de fenêtres blancs était couverte d’une couche de mousse et de champignons.
Elle passa la clôture à la peinture écaillée et continua à travers les herbes hautes jusqu’au perron. Pas de nom sur la porte, rien qu’une trace rectangulaire avec quatre trous aux angles. Bien qu’elle ne s’attendît pas à ce qu’on vienne lui ouvrir, Malin frappa quelques coups à l’aide d’un heurtoir rongé par la rouille. Le lourd bruit métallique fut aussitôt englouti par la végétation environnante, redonnant sa place au silence.
Après trois tentatives, elle se décida à saisir la poignée montée à l’envers. La maison n’était pas fermée.
À l’intérieur, il faisait plus froid. Dans l’air humide manifestement chargé de spores de champignons, Malin sentit poindre son asthme qui menaçait de lui boucher les bronches. Il n’y avait rien à faire, se raisonna-t-elle en avançant vers la cuisine garnie de tapis, de meubles et de toutes sortes de babioles et d’ustensiles. Sur le plan de travail reposaient encore des assiettes, des verres et des couverts, et sur la table le journal local daté du 4 mars 1995 qui avait pour titre : « Hold-up à la hache dans une station essence Statoil. »
Lorsque Malin remarqua que toutes les poignées de porte étaient en fait montées à l’envers, ses pensées s’échappèrent vers la vieille ferme de sa tante, en Dalécarlie. Petite, elle avait fait le même constat et quand elle avait demandé pourquoi, sa tante lui avait expliqué que c’était pour se protéger des créatures qui habitaient la demeure. Apparemment, les êtres surnaturels ne pouvaient pas passer les portes truquées. Cette maison était-elle hantée ? Était-ce pour cette raison qu’elle avait été abandonnée après la mort de Vera Meyer ?
La chambre à coucher ne contenait d’un côté qu’un secrétaire ancien installé sous une étagère, et de l’autre, un grand lit aux montants sculptés recouvert d’un raide couvre-lit grisâtre qui, à une époque, avait dû être bleu. Comme la lirette déroulée au sol, il avait déteint au soleil.
Malin s’en approcha et chassa le tapis du pied pour voir par elle-même ce que le rapport d’enquête décrivait.
La sombre tache de sang biscornue devait mesurer près d’un mètre de diamètre. Ici même, Henning von Gyllenborg avait été lacéré de coups de couteau dans le dos, avec une telle violence que certains avaient percé la poitrine. L’arme du crime n’avait jamais été retrouvée, bien qu’on ait passé le périmètre au peigne fin à l’aide d’un détecteur de métaux et dragué les cours d’eau.
Malin s’accroupit et effleura le plancher que quelqu’un avait manifestement frotté à la brosse, poncé et blanchi en vain. Mais le bois sec avait absorbé tellement de sang qu’il n’y avait plus qu’à le remplacer.
Soudain, un grincement se fit entendre. Malin se retourna brusquement et écouta.
– Il y a quelqu’un ? lança-t-elle en se levant, mais il régnait dans la maison un silence assourdissant.
Elle secoua la tête, riant intérieurement d’elle-même. Elle n’allait tout de même pas se mettre à croire aux fantômes à cause de quelques poignées de porte ridicules. Contrairement à Anders, elle ne croyait à rien sans en avoir la preuve sous les yeux.
Elle replaça la lirette et continua vers le secrétaire en bois sculpté assorti au lit. La clef était enfoncée dans la serrure. Elle ouvrit, baissa l’abattant et trouva tout au fond du meuble une pile de coupures de journaux – une liasse de mots croisés entamés.
Dans l’un des quatre petits tiroirs latéraux étaient rangés des crayons et des gommes et dans un autre, quelques jeux de cartes. Le troisième contenait des aiguilles, des bobines de fil et des dés à coudre, et le dernier était vide, de même que le tiroir central, deux fois plus grand que les autres. Mais quand elle l’ouvrit, un courant d’air lui effleura le dos de la main. Elle le retira complètement, le posa, puis se pencha, mais il faisait trop sombre pour qu’elle discerne quoi que ce soit, et elle alluma la lampe torche de son téléphone.
Un trou était creusé dans le mur, à l’arrière du secrétaire. Alors qu’elle réfléchissait à ce qui pouvait bien se cacher là, quelque chose grinça de nouveau dans son dos. Elle se retourna et appela encore, sans obtenir de réponse. Elle avait beau se douter que les vieilles maisons ne craquaient que dans les contes de fées, elle ferma la porte de la chambre, puis elle rejoignit le secrétaire pour essayer de le décaler du mur. Mais le meuble était vissé au sol. Elle n’avait donc pas d’autre choix que d’enfoncer la main dans ce mystérieux trou noir.
Elle se baissa pour pouvoir passer tout le bras et lorsqu’elle sentit quelque chose au bout de ses doigts, elle se redressa pour enlever son pull et son manteau, avant de replonger. Cette fois, elle parvint à attraper l’objet et à le sortir.
Un vieil album photo couvert de poussière et de crottes de souris qu’elle essuya rapidement et ouvrit. La première image montrait deux enfants de cinq ou six ans, assis main dans la main dans l’herbe, devant la maison. Seuls leurs vêtements les différenciaient – le garçon portait une culotte courte à bretelles et une chemise, la fille une robe à nœuds. Autrement, ils se ressemblaient comme deux gouttes d’eau : les mêmes cheveux blonds, les mêmes yeux, la même forme de visage, jusqu’à leur manière de poser, une main sur la hanche.
« Didrik & Nova » était joliment inscrit en dessous, à l’encre délavée.
Malin continua à feuilleter l’album rempli de portraits des deux jumeaux à tous les âges. Sur la plupart, ils se tenaient la main, le regard droit vers l’objectif, parfois à côté de Vera Meyer, ou ils se serraient dans les bras voire s’embrassaient. Malin chercha dans son portable les photos que Fabian lui avait envoyées des deux criminels. Il n’y avait aucun doute : c’était eux.
Didrik et Nova.
Vera était-elle leur mère ? Pourtant, elle n’avait pas eu d’enfant, en tout cas pas à en croire l’enquête d’Edelman qui s’était fié aux registres d’état civil.
Le clic qui retentit dans son dos aurait pu sortir de son imagination, s’avérer encore un caprice de son inconscient. Mais le bruit, bien réel, venait d’un fusil si proche qu’elle en devinait la bouche du coin de l’œil. D’instinct, elle porta sa main à son holster, se ravisant aussitôt.
Il était trop tard.