En s’échappant du commissariat, Sannie Lemke s’était sentie infiniment soulagée. En courant sous l’immensité du ciel parfaitement dégagé, dans la brise rafraîchissante du soir qui lui caressait le visage, elle avait repris confiance. Elle avait beau savoir qu’elle était nettement plus en sécurité là-bas, elle ne supportait pas l’idée de rester enfermée une nuit de plus entre ces murs.
L’odeur de la garde à vue. Dès qu’elle l’avait respirée, ce qu’elle s’était efforcée d’oublier avait ressurgi. Toutes ces fois où ils l’avaient interpellée sans raison, si ce n’est pour tuer le temps. Toutes ces choses que personne ne devrait jamais vivre et qui s’effaçaient dès que les premiers rayons du soleil s’infiltraient par la lucarne à barreaux, comme si rien n’était arrivé.
Elle n’avait cessé de se demander pourquoi, alors que la réponse était évidente : parce qu’ils en avaient le droit, parce qu’ils s’ennuyaient la nuit. Parce qu’elle était de ceux pour qui les règles du jeu ne s’appliquaient pas, pour qui tout le monde avait un joker à condition de se taire. Mais maintenant, elle était déjà assez loin pour que leurs regards, leurs mains ne l’atteignent plus.
Le problème, c’était qu’elle n’avait nulle part où aller. Où qu’elle se rende, elle risquait d’être vue des autres, de ceux qu’elle considérait comme ses amis, mais qu’une bouteille suffirait à convaincre de la dénoncer.
Tous ses espoirs reposaient désormais sur Dunja Hougaard. Sur l’idée qu’elle ne soit pas comme les autres, qu’elle tienne parole et qu’elle les arrête. En attendant, Sannie devait se cacher, se rendre invisible aux yeux des invisibles.
Mais déjà, elle se sentait suivie. Sans doute était-elle parano et la voiture qui la talonnait s’était juste perdue ou cherchait une place où se garer. En tout cas, le ronronnement persistant du moteur l’effrayait.
Jusqu’à présent, elle s’était retenue de jeter un coup d’œil par-dessus son épaule, de se mettre à courir, consciente qu’elle ne devait surtout pas montrer sa peur. Il valait mieux marcher normalement, continuer comme si elle avait un but, comme si quelqu’un l’attendait au prochain croisement.
Peut-être était-ce précisément ce qu’elle devait faire. Franchir la ligne interdite. S’insinuer dans le monde des visibles et se réfugier dans une belle maison désertée, le temps que ses propriétaires rentrent d’un voyage en Thaïlande ou d’un séjour d’affaires à Londres. Si elle se débrouillait bien, elle pourrait y rester jusqu’à ce que cette histoire ne soit plus qu’un lointain souvenir.
Elle devrait se montrer attentive, guetter les lampes à minuterie, le linge accroché au fil depuis des jours, les voitures qui prenaient la poussière devant un garage. S’introduire dans la maison qu’elle choisirait finalement serait un jeu d’enfant. Il suffisait d’une pierre et d’une fenêtre à l’arrière.
Enfin, elle avait un plan. D’ici quelques heures, quand la nuit serait tombée, elle se délasserait dans un bain parfumé bien chaud, avant de se glisser, comme elle ne l’avait pas fait depuis bien longtemps, dans des draps frais.
Plus elle y songeait, plus l’idée lui semblait évidente. Pourquoi n’y avait-elle pas pensé plus tôt ? Pourquoi elle et les siens s’obstinaient-ils à respecter une loi qui ne les concernait pas ? Au lieu d’errer dans les rues et de mendier, ne devraient-ils pas dévaliser les banques ?
Cette satanée voiture… Elle l’avait oubliée un instant, plongée dans ses pensées, mais le bruit du moteur s’imposa de nouveau, un bourdonnement plaintif tellement le véhicule allait au pas. Dans la vitre de l’arrêt de bus dressé devant elle, elle aperçut le reflet d’une vieille Saab vert pomme.
Personne sur la banquette arrière, ce n’était donc pas ceux qu’elle craignait. Pourtant, elle ne se sentit pas rassurée, se rappelant qu’elle avait vu une voiture étrangement similaire en sortant du commissariat. Une automobile verte, avec trois personnes à bord.
Une vingtaine de mètres plus loin, la route finissait en cul-de-sac, mais par chance, un escalier continuait entre les arbres vers la rue en contre-haut. Elle commença par monter tranquillement, sauta une marche, puis deux, et finit quatre à quatre. Tant pis ce qu’on pensait d’elle, du moment qu’elle sortait de cette impasse.
L’escalier était plus long que ce qu’elle avait cru, mais la peur lui donnait des ailes. Dès qu’elle franchit la dernière marche, elle se retourna et constata que personne n’était à ses trousses. Finalement, son imagination lui avait peut-être joué un tour.
Mais dès qu’elle fit volte-face pour poursuivre son chemin, elle se heurta à une silhouette qui se tenait tout près d’elle.
– Pardon, bredouilla-t-elle, avant de découvrir avec effroi que l’inconnu avait le visage couvert d’un grand smiley.
– Ha ha, cette pute se croyait en sécurité ! lança une voix sur le côté.
Un autre homme masqué s’approcha, tenant un téléphone en main. Sannie eut à peine le temps de comprendre ce qui se passait que le premier l’atteignit.