En attendant que l’équipe des forces spéciales s’installe en toute discrétion autour du domicile de Lydia Klewenhielm, au 11 rue Sofierovägen, Fabian, assis dans sa voiture, feuilletait les photos d’enfance des jumeaux que Malin Rehnberg lui avait envoyées. Au point où ils en étaient, suivre leur instinct et aller à la rencontre des victimes potentielles s’avérait un plan aussi précipité qu’évident. Comme Tuvesson l’avait suggéré, s’ils voulaient avoir une chance de réussir, ils devaient improviser. Leur temps était trop compté pour patienter encore.
Douze heures s’étaient déjà écoulées depuis que les jumeaux avaient réussi à leurrer les gardiens de la maison d’arrêt. Douze heures de liberté. Il n’y avait qu’à espérer qu’ils n’aient pas causé davantage de dégâts, trop occupés à se retrouver et à panser leurs plaies après l’échec lié au meurtre de Chris Dawn. À condition qu’ils aient seulement reconnu la défaite et qu’ils en aient souffert.
Fabian en doutait. Il avait beau les avoir rencontrés tous les deux, il ne parvenait pas à saisir leurs personnages. C’était à croire qu’ils défiaient toutes les lois de la nature humaine avec leur sang-froid et leur détermination inébranlables.
Leur seule lacune semblait leur enfance, unique détail qu’ils n’avaient pas su enterrer et qui venait entacher leur perfectionnisme. Là, sur les photos, ils n’avaient rien d’irréel. Deux gamins en chair et en os, un frère et une sœur avec leurs failles et leurs faiblesses comme tous les autres, sauf que leur quotidien avait été un enfer.
Un message de Klippan bipa sur son téléphone.
Forces spéciales en place. Go.
Fabian vérifia que son pistolet était chargé, puis il descendit de la voiture et traversa la rue.
Si le quartier où lui-même vivait était réputé pour son charme, ce coin de la ville était d’une tout autre beauté. Avec sa vue sur le détroit, ce secteur était sans conteste ce que Helsingborg offrait de mieux. Il ne se laissa pas pour autant impressionner par la grande maison blanche ornée de quatre colonnes à l’entrée.
Il appuya sur la sonnette qui transmit à l’intérieur un son électronique imitant un carillon. Parviendrait-il à reconnaître la criminelle à ses yeux, au son de sa voix ? Ou se laisserait-il tromper par une paire de lentilles de couleur et un faux accent ?
Soudain, son téléphone se mit à sonner. Il s’attendait à ce que ce soit Klippan, mais espérait au fond voir s’afficher à l’écran le nom de Theodor. Sonja. C’était bien la dernière sur qui il aurait parié. Avait-elle des remords ? Ou voulait-elle simplement s’assurer qu’il n’était pas à la maison pour passer prendre des vêtements ? Quelle que soit la raison de son appel, ça devrait attendre. À l’instant où il raccrocha, la porte s’ouvrit.
– Bonsoir, je m’appelle Irene Lilja, je suis de la police de Helsingborg, déclara Lilja en montrant sa plaque.
Dès qu’Elisabeth Piil était apparue sur le seuil, Lilja avait constaté qu’elle n’avait pas la même coupe de cheveux que sur les photos.
– Ah ? fit la femme, l’air embarrassé.
– Je peux entrer ? demanda l’inspectrice.
– Désolée, mais… Il est arrivé quelque chose ?
La femme arrangea son pull échancré qui lui glissait de l’épaule.
– C’est ce qu’on cherche à déterminer, d’où ma présence ici aujourd’hui.
– Je peux savoir de quoi il s’agit ?
– Oui, mais il vaudrait mieux qu’on en parle à l’intérieur.
Lilja l’observa dans les yeux. Elle était méfiante, mais son regard laissait voir autre chose. Une touche d’inquiétude, voire de peur…
– Ça vous pose problème ?
– Non non, pas du tout.
La femme se décala d’un pas et avala sa salive comme si elle venait d’ingurgiter une pomme de terre trop chaude. L’appartement dans lequel Lilja pénétra était moins grand que ce à quoi elle s’attendait, compte tenu de la fortune de son hôte. Sans en demander l’autorisation, elle continua vers le salon.
– Excusez-moi, mais ça va être long ?
– On verra.
Lilja s’enfonça dans l’un des deux canapés installés devant une cheminée.
– Depuis quelque temps, nous connaissons une augmentation du phénomène de détournement d’identité visant les gens un peu plus aisés que la moyenne. C’est pourquoi nous effectuons une petite visite de contrôle auprès de tous ceux qui auraient récemment renouvelé leur permis de conduire, comme vous l’avez fait alors que l’ancien datait de deux ans.
– Hein ? Pourquoi est-ce que j’aurais fait ça ?
La femme, visiblement étonnée, s’assit sur le canapé en face.
– C’est exactement ce que nous voudrions savoir, répondit Lilja, consciente qu’elle ne devait surtout pas se fier aux apparences. Donc vous n’étiez pas au courant ?
Elle tendit à son interlocutrice une copie des deux pièces d’identité et observa sa réaction.
À voir ses mains tremblantes, sa bouche entrouverte et ses yeux écarquillés, la femme paraissait sincèrement surprise. Mais il ne fallait pas s’en contenter. Si Nova Meyer était aussi bonne comédienne qu’on le prétendait, elle devait savoir feindre tout un éventail de sentiments. Et pourtant, dans le cas où la criminelle jouait la comédie, n’avait-elle pas intérêt à lui fournir une explication ? À moins que le fait de se justifier ait été plus suspect…
– Tiens, tiens, mais on a de la visite ?
En se retournant d’un coup, Lilja se rendit compte qu’elle n’avait pas la moindre chance de se défendre contre l’homme qui marchait droit vers elle.
Astrid Tuvesson avait horreur des chevaux. Non pas que ces animaux lui aient jamais fait du mal, mais leur taille imposante et leurs lourds sabots lui inspiraient un sentiment de respect qui s’approchait de la peur. Aujourd’hui, elle était pourtant bien obligée de se contrôler, à deux pas du monstre qui reprenait son souffle après le galop du soir.
– Bien sûr, dit Sandra Gullström en rendant à Tuvesson la copie des deux permis de conduire avant de descendre de selle. Qui voulez-vous que ce soit d’autre que moi ?
– Dans ce cas, pourquoi l’avez-vous fait renouveler ? demanda la commissaire, veillant à se tenir à bonne distance de l’animal en marchant vers l’écurie. L’ancien était encore valable trois ans et nous n’avons trouvé aucune déclaration de vol dans nos archives.
– Non, je l’ai perdu.
La femme mena le cheval dans son box.
– Vous l’avez perdu ? répéta Tuvesson, prise à la gorge par l’odeur du crottin.
– Oui, enfin… C’est ce que j’ai prétendu à l’époque. À vrai dire, c’était pure vanité de ma part.
La femme lâcha un rire et commença à desseller l’animal.
– Au moins, depuis, j’ai changé de coiffeur.
– Vous avez vraiment changé votre permis parce que vous n’aimiez pas votre coupe sur la photo ?
– Pas juste ma coupe… Vous voyez vous-même que je n’étais pas à mon avantage. Bouffie et tout. J’avais peut-être sept ans de moins, mais cinq kilos de plus. Ça ne paraît peut-être pas beaucoup, mais quand tout le gras se met dans le visage, je vous assure que ça vous défigure.
Elle secoua la tête et sortit du box, la selle dans les bras.
– Je ne sais pas comment j’ai fait pour tenir sept ans avec ce permis. Si vous voulez tout savoir, c’est mon psy qui m’avait suggéré de prendre les choses en main et de le changer.
Elle accrocha la selle et se tourna vers Tuvesson.
– Mais dites, je peux vous offrir un café ou vous êtes du genre à ne pas supporter la caféine après 20 heures ?
– Avec plaisir, répondit Tuvesson, heureuse de pouvoir enfin s’échapper de l’écurie.
– Je vous préviens, je dois être à l’Opéra dans trois quarts d’heure, déclara Lydia Klewenhielm en faisant entrer Fabian à contrecœur dans le vestibule. De quoi s’agit-il ?
Il balaya la pièce du regard, prenant son temps pour répondre :
– Êtes-vous au courant que votre permis de conduire a récemment été renouvelé ?
Ne surtout pas précipiter les choses et risquer d’engendrer du stress.
– Bien sûr que oui. L’ancien datait de près de dix ans, il n’allait pas tarder à expirer.
Même s’il ne voyait aucune ressemblance avec Dina Dee, quelque chose le troublait chez cette femme.
– Je ne savais pas que la police avait les moyens de frapper à la porte de tous les citoyens qui renouvelaient leur permis.
– Ces derniers temps, nous avons fait face à un boom des affaires de détournement d’identité, expliqua Fabian, tout en essayant de percevoir si l’indignation de son interlocutrice était réelle ou jouée.
– Comment ça ? Vous soupçonnez que je puisse être visée ?
– Nous ne soupçonnons rien du tout. C’est une simple visite de routine.
– Très bien, alors Monsieur l’agent peut dormir sur ses deux oreilles : c’est moi qui en ai fait la demande. Si c’est tout ce que vous vouliez savoir, je n’ai pas toute la soirée…
– Où étiez-vous ce matin entre 9 et 10 heures ?
Fabian s’insinua dans le salon qui offrait une vue magnifique sur le détroit. On aurait dit que la pièce flottait sur l’eau.
– Je faisais ma séance de yoga matinale sur la terrasse et ensuite, je me suis mise au travail.
– Ici, chez vous ?
– Oui, mais qu’est-ce que ça a à voir avec mon permis de conduire ?
– Quelqu’un peut-il le confirmer ?
– Non, j’étais seule toute la journée. Si j’avais su que c’était condamnable, j’aurais évidemment veillé à ce qu’un témoin me regarde faire, assis dans le canapé.
– Du calme, personne ne vous accuse de quoi que ce soit.
– Ah non ? Alors pourriez-vous avoir la gentillesse de m’expliquer à quoi ça rime ? De quoi est-ce que je peux être suspectée pour avoir soudain besoin d’un alibi ? D’avoir volé ma propre identité, peut-être ?
Encore faut-il que vous soyez celle que vous prétendez, pensa Fabian tout en approchant de la bibliothèque et commençant à feuilleter un album photo.
– Je viens de vous dire que le détournement d’identité était un problème de plus en plus courant.
La plupart des images semblaient dater de l’époque où elle était mariée et sans enfant. À ce qu’il pouvait voir, elle et son mari vivaient déjà dans cette demeure et respiraient le bonheur.
– Et je viens de vous répondre que j’avais moi-même fait la demande de renouvellement.
– Pourquoi vous avez divorcé, au fait ?
La question laissa la femme étonnamment indifférente.
– Le grand classique, fit-elle en haussant les épaules. Une aventure de trop quand j’avais le dos tourné.
Autrement dit, son ex-mari avait payé cher ses infidélités et il avait dû lui laisser la maison. Rien d’étrange à cela, si ce n’est que la femme sur les photos ne ressemblait pas le moins du monde à celle qui se tenait au milieu du salon.