Matilda et Esmaralda étaient toujours installées entre les nappes dans la cave, les yeux rivés sur la flamme de la bougie qui vacillait tellement qu’elle semblait tenter de résister au vent. Malgré les heures qui s’étaient écoulées, Matilda était encore secouée par la nouvelle. Selon Greta, quelqu’un de sa famille allait bientôt mourir, mais elle ignorait qui. Elle porta son regard sur son amie qui paraissait sous le choc, elle aussi.
– Esma… On ne peut pas rester là toute la nuit, murmura-t-elle. Il faut faire quelque chose.
– Je m’en doute, répondit-elle, fixant toujours la bougie. Mais quoi ?
– On ne devrait pas l’invoquer et lui demander pardon, tout simplement ?
– Ce n’est pas si facile.
Esmaralda rencontra enfin le regard de Matilda.
– On a sans doute trahi sa confiance pour toujours.
– Qu’est-ce que tu en sais ? rétorqua Matilda.
L’assurance de son amie commençait vraiment à l’agacer.
– Et si contrairement à ce que tu dis, elle n’était pas fâchée ? reprit-elle. Si ça se trouve, elle n’attend qu’une chose, c’est qu’on la rappelle.
– Tu ne sens pas ? demanda Esmaralda en ouvrant les bras. Tu ne sens pas ce qu’il y a dans l’air ?
Matilda secoua la tête. Sa seule impression, c’était qu’elle tombait en chute libre dans un précipice.
– On peut toujours essayer, répondit-elle au bout d’un moment. Qu’est-ce qu’on a à perdre ?
– Tout.
– Comme quoi ? Au pire, qu’est-ce qui peut arriver ? Même si elle est fâchée, elle finira bien par s’en remettre.
– Tu ne comprends pas, reprit Esmaralda. Je n’aurais jamais dû t’initier à ce monde.
– Pourquoi ? Je n’ai rien fait de mal. Je te signale que c’est toi qui as lâché la goutte et interrompu la séance !
– Oui, mais c’était pour toi. J’ai essayé de te prévenir, de t’empêcher d’aller trop loin, mais tu ne m’as pas écoutée. Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ?
– Me laisser continuer.
– Mais tu posais un tas de questions dont tu ne voulais pas la réponse.
– Hein ? Peut-être que toi, ça t’est égal, mais pas moi. Si quelqu’un de ma famille doit mourir, j’aimerais savoir qui !
– Pourquoi ? insista Esmaralda, le regard plongé dans celui de Matilda.
– Comment ça, pourquoi ? C’est évident.
– Vraiment ? Moi, j’imagine l’inverse. Réfléchis deux secondes. Qu’est-ce que tu ferais de cette information ? En parler à tes parents, à ton frère ? Et si c’était toi, hein ? Tu y as pensé ? Ne t’imagine pas que tu peux changer les choses, ce qui doit arriver arrivera quoi qu’il en soit.
Matilda resta sans voix.
– Matilda…, reprit son amie. Le problème, c’est que tu en sais déjà trop. Tu as ouvert une porte qu’il ne fallait pas.
– D’accord, je comprends, dit Matilda en hochant la tête.
Après tout, peut-être qu’Esmaralda avait raison. Mais il était trop tard. Maintenant que la porte était grande ouverte, elle était bien obligée de la franchir.
– Promis ?
Matilda opina de nouveau, s’efforçant d’avoir l’air sincère. Tant pis si mentir était le seul moyen de la convaincre de reprendre la planche.
– Je crois quand même qu’on devrait essayer de se réconcilier avec Greta, ajouta-t-elle.
– Elle n’a pas envie, je le sens.
– Ça mérite quand même d’essayer.
Esmaralda réfléchit un instant, puis poussa un soupir.
– OK, mais pas de questions sur la mort, ni rien dans le genre. Tout ce qu’on fait, c’est demander pardon.
Matilda acquiesça.
– Jure-le.
– Je le jure.
Esmaralda observa Matilda quelques secondes, avant de s’emparer de la planche et de l’installer entre elles. Au centre, elle plaça le viseur sur lequel les deux amies posèrent l’index.
Mais elles eurent beau attendre, la goutte ne bougea pas d’un millimètre.
– Tu vois, j’en étais sûre, commenta Esmaralda. Elle boude.
– Esprit, es-tu là ? déclara Matilda, ignorant le regard interloqué de son amie. Esprit, je t’appelle, es-tu là ? insista-t-elle sans lâcher le viseur.
– Matilda… Ce n’est pas une bonne idée. Elle n’a pas envie, je te dis.
– Greta, m’entends-tu ? Es-tu là ?
– Il ne faut pas l’appeler par son nom.
– Pourquoi ?
– Parce qu’elle risque de venir alors qu’elle n’est pas dans de bonnes dispositions.
– Tant mieux ! répliqua Matilda. Greta ! s’écria-t-elle. Je sais que tu m’entends ! Nous avons besoin de te parler !
Au lieu de protester, Esmaralda retira subitement son doigt de la goutte comme d’un objet brûlant.
– Esma, qu’est-ce qu’il y a ? Tu as senti quelque chose ?
Elle ne dit rien et resta là, pétrifiée, le regard fixe et le visage de plus en plus blême.
– Réponds ! Qu’est-ce qui se passe ?
Elle tenta d’articuler quelque chose, mais aucun mot ne sortit de sa bouche. Soudain, les sanglots l’envahirent, la secouèrent de la tête aux pieds. Matilda ne comprenait rien. Son amie était-elle possédée ? Par Greta ou quelqu’un d’autre ? C’était sa faute, pensa-t-elle, elle avait insisté pour invoquer un esprit qui… qui… Tout à coup, elle remarqua que les yeux effrayés d’Esmaralda étaient rivés sur un point précis derrière elle. Malgré sa peur, elle osa se retourner.
Les pleurs jaillirent sans prévenir, de même que le jet d’urine qui trempa sa culotte. Sur la nappe rouge grossissait une ombre, quelque chose approchait.
– Va-t’en ! s’écria-t-elle. Dégage ! Retourne dans l’au-delà !
L’ombre s’immobilisa. Une main saisit la nappe et la tira brusquement, faisant voler les pinces à linge. L’homme qui apparut devant elle lui était étranger, pourtant, il avait quelque chose de familier.
– C’est vous, Greta ? demanda-t-elle.
L’homme afficha un sourire.
– J’ai beaucoup de surnoms, mais pas celui-là.
Ce sourire… Matilda l’avait déjà vu. Cette fois comme la précédente, il lui fit froid dans le dos.
– C’est vous…, balbutia-t-elle. C’est vous qui avez ma mère.
Didrik Meyer lâcha un rire.
– Bonne pioche ! Et à ton tour, maintenant. Donc debout et suivez-moi toutes les deux, ordonna-t-il en agitant son pistolet.