A. La tétrarchie1.


a) Les événements

C. Valerius Aurelius Diocletianus, officier dalmate de petite origine, alors commandant des protectores, fut proclamé Auguste par les troupes, à Nicomédie, après avoir tué le préfet du prétoire Aper, assassin de l’empereur Numérien : c’était, on le sait depuis peu, le 20 novembre 2842. Il élimina Carinus, tué après la bataille du Margus au printemps 285, et peu après, par une démarche qui montre d’emblée son réalisme, il s’adjoignit un collègue, un autre officier, M. Aurelius Maximianus, Maximien, qu’il envoya combattre en Gaule avec le titre de César. L’année suivante, en avril ou en septembre 286, Maximien fut élevé au rang d’Auguste avec les mêmes titres que Dioclétien, l’imperium, la puissance tribunitienne et le grand pontificat3. Comme au temps de Pupien et Balbin, de Valérien et Gallien, de Carus et Carinus, l’Empire était partagé. Mais la situation était redevenue tragique : révoltes des Bagaudes en Gaule, usurpation de Carausius en Bretagne, invasions des barbares du Rhin et du Danube, razzias des Bédouins Saraceni du désert de Syrie, révoltes en Égypte. D’où la seconde initiative, et la plus étonnante, de Dioclétien : il désigna pour aider les Augustes deux Césars, revêtus de l’imperium et de la puissance tribunitienne, deux généraux illyriens, Galère (C. Galerius Maximianus) et Constance (M. Flavius Constantius). Ils furent promus, soit ensemble le 1er mars 293, soit séparément, Constance d’abord le 1er mars, et Galère le 21 mai 2934. Ainsi se trouvait constitué ce « pouvoir à quatre », que les modernes ont appelé la tétrarchie et les anciens quattuor principes mundi (Histoire Auguste, Vie de Carus, XVIII, 4), et dont l’originalité n’a cessé d’intriguer les historiens.

La collaboration de ces quatre empereurs assura brillamment la défense de l’Empire contre les Barbares et sa sécurité contre les usurpateurs. Maximien eut à faire face à trois dangers, les Bagaudes, les Germains et Carausius. Les Bagaudes formaient une masse hétéroclite (supra, tome 2, p. 207) dont le brigandage était la seule ressource dans un pays dévasté. Contre ces bandes peu organisées, Maximien installé à Mayence lutta avec succès en 285-286. Sur le Rhin sévissaient les Alamans, les Burgondes et les Hérules, et sur mer les pirates Francs et Saxons de la mer du Nord, de la Frise à la Bretagne. Un bon général, Carausius, un Ménape de la région de l’Escaut, avait été chargé dès 285 de la protection des côtes et de la Bretagne, avec le titre probable de dux et le commandement d’une flotte et des légions de Bretagne. En 286, il se révolta, fut acclamé imperator par ses soldats et c’est alors que Dioclétien éleva Maximien à l’Augustat pour ôter tout espoir à l’usurpateur qui reprenait manifestement les voies autrefois suivies par Ingenuus, Aureolus et combien d’autres usurpateurs du IIIe siècle. L’année suivante, en faisant de Maximien un Herculius (infra, p. 20), il privait Carausius de toute possibilité de consécration religieuse. Pendant ce temps, Maximien luttait contre les Germains et obtenait la soumission du roi franc Gennobaud, qui fut admis avec tout son peuple au sein de l’Empire. Privé de ses soutiens barbares, l’usurpateur, qualifié d’ « archi-pirate », se fortifia en Bretagne où il avait l’appui de la population qu’il protégeait, comme autrefois Postumus avait défendu la Gaule. Après une entrevue à Mayence, en 288 sans doute, les deux Augustes décidèrent de le réduire et Maximien construisit une flotte que la tempête engloutit avant même d’avoir appareillé, ce qui permit à Carausius de s’établir solidement sur les côtes de la Frise et de la Gaule, de l’Escaut à la Seine. Il espérait obtenir une caution officielle, se considérait comme un empereur romain et ne chercha jamais à étendre sa domination sur le reste de l’Empire. Sa propagande le présentait comme légitimé et l’on crut plus tard que Dioclétien s’était résigné à le reconnaître, fut-ce à titre provisoire, ce qui n’est pas attesté et semble impossible. En 290, il voulut s’attacher les peuples du Rhin et reprit les thèmes monétaires de Postumus, visiblement son inspirateur (légende monétaire à Hercule Deusonensis, supra, tome 2, p. 192). Pour en finir, Dioclétien adjoignit donc à Maximien, trop occupé avec les Germains et dont la présence était nécessaire en Afrique, un nouveau collaborateur, qui fut Constance. Celui-ci construisit une nouvelle flotte, reprit Boulogne, et chassa bientôt Carausius de la Gaule. Avant de s’engager dans un débarquement décisif, il rétablit la situation sur le Rhin et fortifia solidement le limes, afin d’assurer ses arrières. Mais, dès la fin de 293, une révolution de palais avait mis fin au règne et à la vie de Carausius, remplacé par Allectus, un fonctionnaire des finances qu’ont peut-être préféré les marchands de Londres partisans d’un compromis. En fait, ce fut le débarquement en 296, opéré à la fois par Constance et son préfet du prétoire Asclepiodotus, qui eut la gloire de battre Allectus, mort sur le champ de bataille, alors que les panégyristes et les monnaies ont réservé le principal rôle à Constance qui était, il est vrai, le détenteur des auspices impériaux. La paix fut rendue à la Bretagne pour de nombreuses décennies et les Francs, anciens alliés de Carausius, perdirent la liberté des mers septentrionales. Peu de temps après, Maximien étant parti pour l’Afrique, Constance lutta contre les Alamans qui poussés par les Burgondes, avaient franchi le Rhin entre le Main et son cours supérieur, et dévasté la Lorraine, l’Alsace et la Suisse occidentale (en Germanie supérieure). Les Alamans furent battus à Vindonissa et le limes renforcé dans la nouvelle province de Maxima Sequanorum, dont Besançon fut la capitale. Ainsi Constance mérita-t-il les éloges du Panégyrique de 297.

Maximien, qui l’avait remplacé sur le Rhin lors de la campagne contre Allectus mais avait en somme joué un rôle secondaire, consacra ses efforts à pacifier l’Afrique. Le limes de Septime Sévère n’avait pas suffi à la protéger des incursions des peuples insoumis, Maures et Berbères, dont les plus fréquemment cités à la fin du siècle sont les Quinquegentiani, les Bavares et les Baquates5. Les troubles favorisés entre 238 et 253 par le licenciement de la IIIe Augusta (supra, tome 2, p. 169) avaient repris après sa reconstitution, entre 253 et 257, puis entre 277 et 280, et de nouveau en 288. Si ces mouvements sont le fait de nomades réfractaires à la sédentarisation imposée par Rome, il faut y voir également le désir de profiter de toutes les occasions propices au pillage. La Maurétanie tingitane était proche de l’Espagne du Sud, que les Francs insultaient depuis 256 et la rébellion de Carausius avait en 288 aggravé la situation, car ces pirates étaient ses alliés. Maximien, anxieux de compenser par des victoires les succès de Constance dont il était jaloux, traversa l’Espagne et ferma aux Francs l’accès du détroit de Gibraltar, pourchassa en Tingitane les Baquates du Rif et du Moyen-Atlas, puis se dirigeant vers l’est, en Césarienne et en Numidie, battit les Bavares et les Quinque-gentiani du Hodna durant l’hiver 296-297 et de nouveau en 297. Il fit à Carthage une entrée triomphale, en mars 298, et semble avoir réorganisé la défense de l’Afrique sur le modèle syrien, en construisant des forts et en plaçant des postes sur les cols et les points d’eau de l’intérieur. Il tira de son activité une grande gloire et reçut bientôt à Rome les félicitations du Sénat. Cependant, pour faciliter la défense du limes en le raccourcissant, il semble que l’on ait abandonné la Tripolitaine et la plus grande partie des Maurétanies, le Nord de la Tingitane, depuis Lixus, étant alors séparé du reste de l’Afrique et rattaché au diocèse des Espagnes6.

Sur le Danube, sans qu’il y ait eu de grandes opérations, il fallut se battre souvent entre 286 et 2977. Les deux Augustes reçurent plusieurs salutations « sarmatiques » en 290-292 et Dioclétien établi à Sirmium remporta divers succès, complétés par la construction de forts sur la rive barbare du Danube. Il mena en 294 une nouvelle campagne contre les Yazyges, mais la plus importante fut conduite en 297 par Galère, son César, contre les Carpes et les Bastarnes du Bas-Danube : les vaincus furent transportés en Thrace et en Pannonie et les Carpes disparaissent alors de l’histoire. De nombreuses forteresses furent édifiées sur le Bas-Danube8. La paix fut assurée pendant une dizaine d’années et les deux empereurs purent se consacrer aux affaires d’Orient.

W. Seston a marqué fortement le lien qui unit entre elles les affaires d’Orient au temps de la tétrarchie9. On retrouve partout, de l’Égypte du Sud à l’Arménie, en passant par le nord de l’Arabie et le désert syrien parcourus par les Bédouins Saraceni, la trace des machinations perses. Le trône du roi des rois, illustré autrefois par le grand Shapur fut occupé vers la fin du siècle successivement par Vahram I, Vahram II et Vahram III, et depuis 293 par l’ambitieux Narsès. Grâce à leurs rapports étroits avec les marchands Saraceni qui exerçaient leur activité caravanière entre l’Euphrate et le Nil, véhiculant le manichéisme alors protégé par les rois de Perse, il leur était facile de susciter des troubles un peu partout, et particulièrement en Égypte10. Le sud de ce pays était fréquemment exposé depuis le milieu du IIIe siècle aux incursions des Blemmyes, des nomades venant de la Nubie. La Thébaïde romaine les accueillait volontiers en libérateurs car elle souffrait de la décadence du commerce oriental depuis la fin de Palmyre, et d’une crise économique, aggravée par les méfaits de l’inflation et de la hausse vertigineuse des prix. En commençant dès 287 à réorganiser la fiscalité sur des bases plus précises, donc plus sévères (infra, p. 32), Dioclétien souleva le mécontentement de l’Égypte entière, ce qui explique les troubles du Fayoum et une véritable révolte qui aboutit en 296-297 à l’usurpation d’un certain Domitius Domitianus, soutenu par le corrector Achilleus, dont la physionomie est difficile à cerner, à cause des déformations de l’Histoire-Auguste : c’était peut-être un Saracenus de Mésopotamie11. La rébellion avait gagné toute l’Égypte et Alexandrie même, où des fonctionnaires romains furent massacrés, et Dioclétien dut intervenir en personne. La révolte fut rapidement écrasée en 298, mais l’empereur, tout en fortifiant le sud du pays contre les Blemmyes, dut abandonner le Dodékaschène, région située entre Philae et l’île d’Éléphantine, où un fort marque la limite de l’Empire. L’Égypte fut divisée en trois provinces, les troupes placées sous les ordres d’un dux et d’un comes limitis en Thébaïde12.

Il se peut que l’usurpation d’Achilleus ait été préparée par Narsès afin d’embarrasser les Romains au moment où lui-même engageait la guerre en 297. Dix ans auparavant, Vahram II avait négocié avec Dioclétien une paix qui a soulevé quelques discussions. Si l’on adopte les vues de W. Seston13, fondées sur le témoignage du Panégyrique de 291, Dioclétien aurait en 287 vaincu les Saraceni du désert syrien, alliés des Perses, au moment où Vahram II était paralysé par des troubles intérieurs qui l’incitèrent à négocier. De son côté, Dioclétien n’avait aucune idée de conquête et son caractère répugnait aux grandes entreprises coûteuses, aux résultats incertains ou éphémères. Le traité de 287 aurait donné une fois de plus une solution romaine à la question d’Arménie, en plaçant sur son trône Tiridate III, allié de Rome (et qui devait bientôt devenir chrétien). D’autre part, une rectification territoriale aurait donné à Rome le Tigre pour frontière, en Haute-Mésopotamie du moins, selon une ligne joignant le Balil supérieur (en Osrhoène) à Amida14.

En 297, la guerre reprit sur l’initiative de Narsès, qui avait noué des relations avec Tiridate d’Arménie et obtenu le soutien des Saraceni. Ses cavaliers profitant de la surprise occupèrent rapidement l’Arménie, l’Osrhoène et la Syrie jusqu’aux environs d’Antioche. Les mauvais jours du temps de Shapur I semblaient de retour. Galère accourut du Bas-Danube où il venait d’exterminer les Carpes mais son offensive trop rapide en Osrhoène fut un échec. Quelques mois plus tard, une grande campagne fut préparée plus à loisir, et l’armée fut renforcée par des troupes illyriennes et des contingents sarmates. Galère partit de l’Asie Mineure, traversa l’Arménie et remporta sur Narsès une grande victoire sur l’Araxe. Il descendit ensuite en Mésopotamie, prit Nisibe et fit une démonstration de force qui le conduisit à Ctésiphon. Narsès accepta la paix, qui fut dictée à Nisibe en 298, où Dioclétien était venu rejoindre son César victorieux. Le roi Tiridate fut de nouveau reconnu par les Perses et plus au nord le roi d’Ibérie se déclara vassal des Romains, ce qui couvrait la frontière du Nord jusqu’aux passes du Caucase. En Mésopotamie, la frontière romaine fut poussée au-delà du Tigre par l’annexion des cinq provinces « transtigritanes », placées sous l’autorité de satrapes arméniens contrôlés par Rome, ce qui était une solution ingénieuse. Au sud, la frontière reprenait le tracé de celle de Septime Sévère, de Singara à Circésium sur l’Euphrate. L’auteur byzantin Pierre le Patrice nous apprend que les Perses ne pouvaient communiquer avec l’Empire romain que par la ville de Nisibe, ce qui répond certes à des nécessités militaires (empêcher l’infiltration des Saraceni et des manichéens), mais aussi à des considérations économiques et fiscales (douanes)15. Pour que le système fût imperméable, il fallait donc fermer les routes du désert de Syrie, et Dioclétien fit construire un véritable limes fortifié, la strata diocletiana, que nous révèlent les inscriptions et l’archéologie16. Une rocade stratégique flanquée de forts garnis de troupes romaines et indigènes conduisait ainsi de Damas à Circésium par Palmyre et Sura. Le succès de la campagne fut célébré par un triomphe aux Vicennalia de 303, ce qui remettait Galère à sa juste place au sein de la tétrarchie, malgré la gloire personnelle que sa victoire lui avait procurée.

Le régime sortit grandi et affermi de ces réalisations. La paix fut assurée à partir de 298 et permit à Dioclétien de mettre en route de nombreuses réformes. Malgré ses efforts, l’inflation persistante et la multiplication des fonctionnaires provoquèrent une hausse des prix et une sérieuse crise économique : il promulgua en 301 un Édit du Maximum dont les effets restent fort douteux. Il engagea peu après une violente persécution contre les chrétiens qui fit en Orient de nombreuses victimes, à cause du fanatisme de Galère, sans réussir à extirper le christianisme, fortifié par quarante années de tolérance. Le 20 novembre 303, Dioclétien célébra ses vingt ans de règne (les Vicennalia) et ceux de Maximien en mai 30517. A ce moment, et ce fut la dernière étrangeté de ce long règne, les deux Augustes abdiquèrent simultanément. Les Césars Constance et Galère devinrent Augustes et deux officiers illyriens, Sévère et Maximin Daia, furent nommés Césars, l’un de Constance en Occident, l’autre de Galère pour l’Orient. Dioclétien se retira en Dalmatie, à Salone, où il se fit construire un palais énorme et somptueux, et y vécut dans la retraite assez longtemps pour observer les difficultés de ses successeurs. Il s’entremit en vain comme arbitre à leur requête, refusant obstinément de reprendre le pouvoir et mourut à une époque incertaine, en 313 ou 31618, ayant assisté à l’échec politique de son système, puisque le monde était partagé (ou allait bientôt l’être) entre deux empereurs, Constantin et Licinius.

b) Le « système » tétrarchique

Les sources anciennes, contemporaines (Panégyriques gaulois et Lactance) ou postérieures (abréviateurs du IVe siècle), ont surtout retenu de Dioclétien qu’il partagea l’Empire, se fit adorer comme un dieu à la manière orientale, et abdiqua par suite du délabrement de sa santé et des pressions exercées sur lui par Galère. Les modernes, se fondant sur de subtiles interprétations des textes et aussi sur les monnaies, certains monuments (arc de Salonique), les papyrus et la confrontation des dates ont tenté de résoudre de nombreux problèmes délicats.

On a insisté longtemps, depuis O. Seeck, sur le caractère systématique du régime et considéré Dioclétien comme une sorte de Siéyès appliquant rigidement un plan longuement mûri. Cela ne semble correspondre ni à sa formation empirique de soldat sorti du rang, ni aux faits, ainsi que l’a montré avec force W. Seston, dont les thèses sont acceptées pour l’essentiel, avec des réserves de détail, par les historiens contemporains19. Dioclétien a d’abord pensé régner seul, sinon pourquoi aurait-il attendu de douze à dix-huit mois avant de faire appel à Maximien ? Ce dernier ne fut d’abord qu’un César chargé d’une mission militaire contre les Bagaudes. Mais l’usurpation de Carausius contraignit Dioclétien à rehausser sa position en face des prétentions de l’usurpateur breton, d’où son élévation à l’Augustat. Lorsque Carausius espéra se voir admis au sein de cette collégialité, Dioclétien donna au pouvoir impérial une consécration religieuse qui le mettait hors de la portée du rebelle, en le définissant comme une fonction divine placée sous la protection de Jupiter et d’Hercule (infra, p. 20). L’ampleur des tâches, l’échec de Maximien contre Carausius, la complexité des affaires d’Orient l’incitèrent, plusieurs années plus tard, à s’adjoindre encore deux Césars. W. Seston insiste sur le fait que Constance et Galère ne furent pas désignés en même temps, mais à près de trois mois d’intervalle, le 1er mars et le 21 mai20, ce qui démontre l’empirisme de Dioclétien. Le régime n’est donc pas un « système », mais une création continue, le fruit d’une nécessité avant tout militaire, une Notstandverfassung, selon J. Vogt. Il est également faux de penser que l’Empire fut partagé territorialement entre les différents empereurs. Sur ce point, les anciens ont été influencés par les partages postérieurs du IVe siècle. Dioclétien a toujours conservé une préséance qui était le gage de l’unité, les troupes ont été confiées aux Césars selon leurs besoins, les provinces n’ont pas été attribuées de façon définitive et sont demeurées de simples secteurs d’opérations. Enfin, si chaque empereur avait sa cour et ses bureaux, la préfecture du prétoire resta confiée à deux titulaires, comme sous le Haut-Empire, ce qui est décisif21.

Le pouvoir impérial des tétrarques est défini par leur titulature, qui conserve un aspect tout à fait traditionnel comme le montrent les inscriptions22. Chacun des Augustes est officiellement Pius, Felix, Invictus, Augustus, pontifex maximus, titulaire de cognomina de victoire (Sarmaticus maximus, etc.), revêtu de la puissance tribunitienne, consul, salué imperator, Père de la patrie et proconsul. La titulature des nobilissimi Caesares omet les titres de Pius, Felix, Invictus, Augustus, Père de la patrie, ainsi que le proconsulat. Dioclétien possède depuis 293 une puissance tribunitienne, un consulat et une salutation de plus que Maximien. Les Césars ont tous deux le même nombre de puissances tribunitiennes et de consulats, mais ne comptent aucune salutation impératorienne avant 305, c’est-à-dire avant leur accession à l’Augustat23. La prééminence du fondateur est donc inscrite dans les actes officiels. Mais les quatre principes mundi ont les mêmes insignes, les auspices, chacun participe aux victoires de tous en recevant les mêmes cognomina, car, si les Césars sont les exécutants, leurs succès sont dus à la protection divine qui s’étend sur tous. Les constitutions impériales ont un intitulé collectif, bien que les Augustes aient seuls le droit de légiférer, et il est probable que Dioclétien choisissait lui-même les consuls24. Ainsi le régime tétrarchique respecte les notions traditionnelles qui définissent le pouvoir impérial depuis le Haut-Empire.

Dioclétien a désigné lui-même ses trois collaborateurs sans consulter le Sénat ni même l’armée à laquelle ils furent simplement présentés solennellement. Le dies imperii de Dioclétien est celui de sa proclamation, le 20 novembre 284, celui des autres est le jour de leur désignation25. Les Augustes et les Césars n’avaient au départ aucun lien de parenté entre eux, mais Dioclétien imposa à Maximien ses deux gentilices (Aurelius et Valerius) et le considérait comme son frère. En 293, les Césars entrèrent dans la famille de leurs Augustes, Constance adopté par Maximien épousa sa belle-fille (après avoir répudié ou quitté Hélène, la mère de Constantin), tandis que Galère, adopté par Dioclétien, épousait Valeria, la fille de ce dernier. L’hérédité naturelle ne pouvait à cette date entrer en ligne de compte car Dioclétien n’avait pas de fils, tandis que celui de Maximien, Maxence, n’avait alors que treize ans environ. Mais la création artificielle de liens de parenté entre les Augustes et leurs Césars était comme un hommage au vieux principe de l’hérédité, toujours cher au cœur du peuple et de l’armée.

Les empereurs de la tétrarchie semblent avoir été, comme bien des officiers illyriens, des adorateurs de Sol Invictus et de Mithra plus encore peut-être26. Les anciens reprochèrent à Dioclétien d’avoir voulu diviniser son pouvoir par le rite de l’adoratio (la proskynèse) selon les coutumes orientales et perses, de s’être paré de vêtements d’or brodés de pierreries, d’avoir créé un cérémonial destiné à placer les empereurs au-dessus des autres humains. Ce n’était pas nouveau depuis Gallien et Aurélien et rien ne confirme par ailleurs l’influence perse27. Au contraire, pour asseoir son autorité et celle de ses collègues, Dioclétien eut recours aux plus grands dieux de Rome, Jupiter et Hercule. Dès le 21 juillet 287, les Augustes apparurent comme des descendants de ces dieux, sous les noms respectifs de Jovius et d’Herculius, et ensuite les Césars entrèrent dans la domus divina de leurs Augustes, Constance comme Herculius et Galère comme Jovius. La portée réelle de cette démarche est difficile à préciser. Pour W. Seston il s’agit d’une « épiphanie », c’est-à-dire d’une « manifestation » de la présence divine, attachée non pas à la personne des empereurs mais à leur fonction même : après son abdication Dioclétien a cessé d’être Jovius. Les tétrarques ne sont pas des dieux, mais ils sont engendrés par les dieux en accédant à l’Empire, et ils deviennent à leur tour des créateurs de dieux « Dits genitis et Deorum creatoribus »28. D’autres savants interprètent les mêmes faits d’une façon plus restrictive : les empereurs sont les protégés, les élus des dieux dont ils tiennent leur pouvoir, selon une conception qui en fait ne diffère guère de celles de Trajan, d’Hadrien et des souverains du IIIe siècle29. Quoi qu’il en fût, la référence à Jupiter suffit à laver Dioclétien de tout reproche d’orientalisme. En ce domaine comme en bien d’autres — législation, politique religieuse, hostilité aux religions chrétienne et manichéenne — cet Illyrien est bien l’héritier des traditions romaines, et l’on a dit justement que « les innovations de Dioclétien ne sont souvent que des méthodes révolutionnaires de conservation30 ».

Nul doute que par la création du régime tétrarchique Dioclétien ait voulu répartir mieux les tâches, militaires surtout, et supprimer le danger des usurpations. Ces deux buts furent réellement atteints, mais était-il prudent de maintenir les Césars en une position subordonnée, sans limitation de durée, alors que les victoires militaires éveillaient leur ambition ? Conscient du péril, Dioclétien recourut au procédé de l’abdication systématique, dont l’interprétation soulève néanmoins des difficultés. Les textes anciens sont formels : Dioclétien abdiqua en mai 305 et obligea Maximien à en faire autant, se sentant affaibli par l’âge et la maladie, et cédant également aux désirs de Galère, que sa victoire perse avait enorgueilli. Son influence, devenue très forte, aurait arraché au vieil empereur la décision prise en 303 de persécuter les chrétiens. Selon O. Seeck, dont la théorie a été reprise et améliorée par W. Seston, l’abdication ne serait nullement une décision de circonstance mais résulterait d’un plan prévu, soit dès le début de la tétrarchie (O. Seeck), soit plutôt quelques années seulement avant 305 (W. Seston). Le panégyrique de 307 (VI, 9, 2) semble très explicite : s’adressant à Maximien l’orateur dit qu’en abdiquant « tu es demeuré fidèle au dessein depuis longtemps, c’est un fait, arrêté entre vous ». L’étude des reliefs de l’arc de Salonique permet à W. Seston de donner à sa thèse une base religieuse : la présence des Dioscures révèle qu’un décret des dieux a fixé les limites de l’exercice de la fonction impériale, les Dioscures étant ici, comme sur les sarcophages, le signe d’une périodicité, une allusion au perpétuel retour des choses31. Ainsi serait résolue la difficulté de concevoir que des dieux puissent abdiquer. C’est la fonction seule qui est divine et sa durée est fixée au laps de vingt ans. Dioclétien aurait fait promettre à Maximien le jour de ses Vicennalia, en 303, d’abdiquer lorsqu’à son tour il aurait accompli ses vingt années de règne, en 305. Tous les savants n’acceptent pas cette séduisante théorie, car l’interprétation symbolique d’un monument reste toujours hypothétique32. De toute façon, Dioclétien et Maximien s’étaient mis d’accord, peut-être en 303, peut-être même plus tôt, pour abdiquer ensemble et pour deux raisons au moins qui ne font pas appel à la mystique religieuse : les Augustes plus âgés laisseraient à de plus jeunes souverains la charge si lourde du pouvoir, et mieux valait d’autre part procéder au changement des personnes par étape, en somme opérer à froid, pour satisfaire les ambitions légitimes des Césars en évitant les compétitions possibles. Ainsi l’abdication est-elle étroitement liée au problème de la succession.

En ce domaine aussi Dioclétien avait des idées arrêtées. A l’hérédité naturelle il préféra le choix des meilleurs, selon la tradition qui avait popularisé la dynastie des Antonins, et ce serait une nouvelle preuve de son attachement aux principes de l’ancienne Rome : rien n’est en effet plus étranger aux conceptions orientales que le refus de l’hérédité. Ainsi furent écartés en 305, quoique adultes et capables, le fils de Maximien, Maxence, et celui de Constance, Constantin. Deux officiers illyriens furent élevés au rang de Césars, deux amis de Galère, l’un Severus, le compagnon de ses débauches, dit-on, l’autre Maximin Daia, son propre neveu. Mais s’ils étaient privés de toute filiation naturelle avec les Augustes, ils furent, comme autrefois Constance et Galère, introduits dans la famille impériale par l’adoption de Sévère par Constance et de Maximin par Galère. De ce fait ils entraient aussi dans les dynasties divines des Jovii (Maximin) et des Herculii (Sévère). La seconde tétrarchie était fondée, mais les armées allaient bientôt montrer leur attachement au principe de l’hérédité, en proclamant empereurs Constantin et Maxence.

Dioclétien avait donc pris un gros risque par fidélité au système qu’il avait peu à peu mis sur pied. Si les débuts du régime obéissent, on l’a vu, aux nécessités du moment, il semble qu’en ses dernières années Dioclétien se soit laissé aller à une conception trop abstraite des choses, à moins qu’il n’ait été aveuglé par sa foi religieuse : les dieux protégeraient l’Empire qu’il avait reconstitué. Quel fut le rôle de Galère ? On l’a accusé d’avoir poussé à l’abdication son Auguste malade et vieilli, afin d’assurer sa domination personnelle sur Constance, d’esprit pacifique et de santé précaire (il devait mourir dès l’année suivante), et sur les nouveaux Césars choisis parmi ses créatures. Galère cependant apparaît comme le véritable héritier des conceptions du fondateur, il serait l’auteur, selon le témoignage très sûr de Lactance, d’une excellente définition de la tétrarchie33 et l’on a peine à croire qu’il ait voulu en être le fossoyeur.