B. Les réformes de dioclétien.


a) Les réformes militaires

Dioclétien, soucieux avant tout d’assurer la défense de l’Empire dans les meilleures conditions, était hostile à la politique offensive d’un Trajan. Aussi consacra-t-il, comme Hadrien, beaucoup d’efforts et d’argent au renforcement du limes. Tous les fronts furent garnis de forts, de castella et de garnisons, selon une technique partout identique ainsi que nous en assure l’archéologie, et que Dioclétien, bâtisseur passionné, aurait lui-même imposée, du désert de Syrie à la Numidie et au Rhin. Son limes est une zone fortifiée sur une certaine profondeur avec des routes de rocade. Sur le Danube, des avant-postes sont poussés sur la rive barbare, ailleurs le désert servit de glacis, parcouru par des patrouilles d’auxiliaires barbares au service de Rome.

Une forte augmentation des effectifs parut nécessaire, pour garnir les nouvelles fortifications et renforcer les troupes de l’intérieur, créées auparavant. Lactance affirme que Dioclétien a quadruplé le nombre des soldats en voulant que chaque empereur eût une armée égale à celle des anciens principes. En réalité, les effectifs furent au maximum doublés selon certains, et selon d’autres, avec plus de vraisemblance, augmentés d’un quart34. Le nombre des légions passa de 39 à 60 environ, mais avec un personnel réduit. Les troupes auxiliaires furent moins nombreuses car certaines furent promues au rang de légions, et les cavaliers prirent une importance croissante, comme Gallien l’avait déjà voulu. Les nouvelles unités servirent d’abord à renforcer les frontières sur lesquelles chaque province reçut deux légions et des auxilia35, ceux-ci plus particulièrement installés dans les fortins isolés. Le problème essentiel est le suivant : Dioclétien a-t-il poursuivi les efforts de Gallien, créateur d’une armée de manœuvre à l’intérieur, formée alors uniquement de la grande unité de cavalerie confiée à Aureolus (supra, tome 2, p. 195) ? Le danger de ce commandement unique était évident et l’on n’en retrouve plus trace sous Dioclétien, attentif à prévenir toute possibilité d’usurpation. L’idée même d’une masse de manœuvre faisait cependant son chemin : malgré les réserves de certains savants — car la documentation est rare et d’interprétation délicate —, Dioclétien semble avoir prévu auprès de chaque empereur un comitatus, une armée mobile d’opération formée de fantassins, de prétoriens détachés de leur garnison romaine, et naturellement de cavaliers36. Mais ce comitatus fut placé sous le commandement direct de chaque empereur et plus tard Constantin, qui le développa, plaça à sa tête les deux magistri peditum et equitum. Nous avons donc affaire sous Dioclétien à un embryon de comitatus et cette troupe qui « accompagne » l’empereur n’est autre qu’une « Garde impériale élargie ». En bref, selon W. Seston, « l’armée des comitatenses du Bas-Empire est donc née d’une conception stratégique de Gallien, dont le danger politique a été supprimé par Dioclétien, et dont Constantin a perfectionné l’organisation technique37 ».

Dans les provinces et sur les frontières les troupes de couverture, légions et auxilia (cohortales et alares, à pied et à cheval), sont normalement commandées par des duces ou des praepositi limitis provinciae, qui dirigent parfois de plus vastes secteurs, par exemple la côte Atlantique de la Belgique à l’Armorique, ou l’ensemble Égypte-Thébaïde-Libye, et s’occupent des fortifications du limes. Se pose alors de nouveau, comme sous Gallien (supra, tome 2, p. 197), le problème des pouvoirs militaires des gouverneurs des provinces. Certains d’entre eux sont encore des sénateurs, et alors le commandement des troupes est en général assuré par un dux ou un praepositus, mais sans application rigoureuse du principe de la séparation des carrières civile et militaire. D’abord, beaucoup de gouverneurs sont des chevaliers issus de la carrière des armes ; ensuite on voit des sénateurs commander les troupes de leur province et posséder une juridiction militaire, comme en Coelé-Syrie ou en Afrique ; enfin, même dans des provinces gouvernées par des chevaliers, les troupes sont parfois commandées par un dux ou un praepositus, qui peut du reste recevoir des ordres, à propos de défenses ou de fortifications, de la part des gouverneurs38. Rien n’est donc systématisé, mais l’évolution se poursuit vers la séparation des carrières, tandis que l’opposition entre sénateurs et chevaliers perd de sa signification.

Le recrutement de cette armée nombreuse, dont l’effectif doit avoisiner 450 000 hommes, est assuré, à l’exclusion de tout volontariat à cette époque, par le recours aux fils de soldats, les ex-castris et par l’enrôlement des barbares. Il semble que les soldats, au moins les légionnaires et cavaliers des frontières, aient reçu des terres au titre de colons à partir de Probus, avec l’obligation de faire entrer leurs fils dans l’armée, mesure qui commence à produire son effet sous Dioclétien39. Mais, devant l’ampleur des besoins, celui-ci recourut à un procédé plus efficace : la fourniture des recrues devient une obligation fiscale pour les propriétaires fonciers, au même titre que le versement de l’annone. L’unité fiscale correspondant à la fourniture d’une recrue était le capitulum, formé de plusieurs juga ou capita (infra, p. 33) et les petits propriétaires formaient une sorte de consortium quand leurs biens n’avaient pas l’étendue suffisante. L’un d’entre eux était chargé de fournir la recrue (protostasia) ou de collecter une somme suffisante à l’achat d’un mercenaire barbare40. Ces versements en argent, souvent préférés par les autorités, devinrent au IVe siècle l’impôt spécial appelé aurum tironicum. L’inconvénient fut d’alourdir encore la fiscalité et de séparer davantage l’armée de la population qu’elle était chargée de protéger.

b) L’organisation territoriale de l’Empire

Malgré la présence de quatre souverains, l’Empire garde son unité. Chaque empereur reçut comme un secteur privilégié d’opérations, Dioclétien l’Orient, Galère l’Illyricum, Maximien l’Italie, l’Afrique et l’Espagne, Constance la Gaule et la Bretagne. Ils n’eurent pas de capitales officielles, mais des résidences, alors que Rome était pratiquement abandonnée : Dioclétien résida le plus souvent à Nicomédie, mais parfois à Antioche, Galère de préférence à Sirmium, Maximien à Milan ou Aquilée et Constance à Trèves. Ils mènent une politique autonome et disposent des revenus fiscaux des régions dont ils ont la charge, pour l’entretien de leurs armées et de leurs fonctionnaires. Cependant Dioclétien, désireux de renforcer l’action du pouvoir et de rapprocher les sujets de leurs administrateurs, opéra de profonds changements dans l’organisation territoriale de l’Empire.

Les provinces furent morcelées, « volèrent en éclats », dit Lactance, leur nombre passa de 48 à 104 environ et leurs noms sont connus par la Liste de Vérone dont la date et l’interprétation sont discutées41. Dans le détail, ni les peuples ni les conditions locales ne furent alors respectés. Beaucoup de provinces furent découpées, certaines en revanche regroupées, chaque fois pour des raisons apparemment militaires. L’Afrique fut divisée de façon très complexe et certaines dispositions furent de courte durée42. L’Égypte perd son statut particulier et est divisée en trois provinces dont des papyrus récemment découverts nous précisent les contours. Ce remue-ménage permit de réduire l’Italie au régime commun, ce que n’avaient pas osé faire les empereurs du IIIe siècle : elle fut divisée en une douzaine de petites unités, Rome seule restant en dehors de cette « provincialisation » qui n’osa pas dire son nom, car ces régions, à peu près celles d’Auguste, ne reçoivent qu’une dénomination géographique (Campania, Lucania, etc.)43.

Les provinces ainsi rapetissées furent gouvernées par des sénateurs ou des chevaliers, sans que Dioclétien là encore se soit soucié de mener à son terme l’évolution commencée sous les Sévères : les sénateurs ne furent pas exclus des gouvernements, d’autant moins que désormais, comme on l’a vu, les troupes y étaient confiées en cas de besoin à des militaires professionnels. L’Asie et l’Afrique conservèrent même leurs proconsuls44. Les plus importantes parmi les anciennes provinces impériales virent leurs legati Augusti pro praetore remplacés par des consulares dont le titre, même s’ils ne sont pas réellement d’anciens consuls, indique l’appartenance à l’ordre sénatorial. Les nouvelles divisions de l’Italie furent confiées à des correctores également sénatoriaux (p. ex. Dessau, ILS, 1212.2941). Les autres provinces étaient sous les ordres de praesides équestres45. Quels que soient leur titre et leur origine sociale, ces gouverneurs, même dépouillés de fonctions militaires, ce qui est le cas le plus fréquent, virent leur rôle considérablement accru : toute l’administration leur incombe désormais, car il n’y a plus ni questeur ni procurateur dans les provinces, et par suite ils ont la haute main sur les finances, le budget des cités, comme les anciens curateurs, et surtout la perception des impôts qu’ils répartissent et dont ils surveillent la levée par les autorités municipales ; enfin ils rendent la justice personnellement car une loi leur interdit de se faire remplacer par des pedanei (Code Just., 111, 3, 2 de 294), tandis que la diminution de l’étendue de leur ressort les contraint à une activité plus minutieuse : aussi sont-ils souvent appelés simplement judices. Les cités perdirent toute autonomie, bien que Dioclétien ait recommandé de respecter leurs anciennes chartes. En fait, de nombreuses lois précisent les devoirs des décurions et les enserrent dans un étroit réseau d’obligations dont nul ne se peut aisément dégager.

Le morcellement des provinces fut compensé par leur regroupement au sein d’une circonscription originale et promise à un bel avenir, le diocèse. Il y en eut une douzaine, comprenant en moyenne huit provinces, le plus petit, celui des Bretagnes, en ayant quatre, le plus grand, celui d’Orient, dix-huit. Cette création, des années 297-298 sans douté, avait pour but d’affaiblir la position des préfets du prétoire et de permettre aux empereurs de contrôler directement, chacun dans son secteur, l’administration locale. En effet ces diocèses étaient confiés à de hauts fonctionnaires équestres qui obéissaient directement aux ordres des empereurs et non des préfets du prétoire, et dont le nom même — les « vicaires », s.e. des préfets du prétoire — précise exactement la position. L’Italie fut ainsi divisée en deux diocèses, au nord celui de l’Italie annonaire dont le ressort ne dépasse pas le Rubicon, et au sud l’Italie dite plus tard suburbicaire, qui comprend le reste de la péninsule (infra, p. 193)46.

Ces vicaires équestres avaient-ils autorité sur les gouverneurs de provinces qui appartenaient à l’ordre sénatorial ? Cette anomalie choquante a suscité des discussions. Peut-être étaient-ils appelés au Sénat quand ils avaient des sénateurs sous leurs ordres ? D’autre part, ils semblent inférieurs en dignité aux consulares car d’anciens vicaires deviennent consulares sans démériter. Enfin les proconsuls d’Asie et d’Afrique, des sénateurs de haut rang, ne dépendent pas d’eux mais directement des empereurs47. Le rôle de ces vicaires est considérable à l’époque de Dioclétien : ils contrôlent et surveillent les gouverneurs, répartissent les impôts de leur diocèse, interviennent en matière militaire (fortifications du limes), jugent directement et en appel des causes privées et des procès administratifs et municipaux, l’empereur seul pouvant casser leur décision. Cette importance diminuera sensiblement après la création par Constantin des préfectures du prétoire régionales qu’ils préfigurent eux-mêmes en une certaine mesure.

c) L’administration centrale

Les préfets du prétoire sont toujours au nombre de deux seulement, ce qui exclut toute division territoriale officielle de l’Empire entre les quatre empereurs. Ils accompagnent les Augustes et parfois sont affectés à celui des tétrarques qui engage une campagne importante et ils jouent alors un rôle de chef d’état-major. Leur rôle militaire est cependant réduit car en général les cohortes prétoriennes restent à Rome. Une inscription de Cherchel permet cependant de penser que certaines d’entre elles accompagnèrent Maximien en Afrique lors de ses guerres contre les Maures48. Les préfets sont toujours membres du Conseil impérial où leur influence est en régression (ci-dessous) mais leurs pouvoirs se sont accrus en matière législative, judiciaire et surtout financière. Par le biais de l’annone, l’impôt de base généralisé par Dioclétien pour assurer l’entretien de l’armée, ils contrôlent l’économie de l’Empire, supplantant ainsi, en ce qui concerne la fiscalité, le rationalis directeur du fiscus Caesaris, qui ne reçoit plus guère que des impôts en argent dévalué. Leur puissance est telle que Dioclétien a réduit leur pouvoir sur les provinciaux par la création des vicaires des diocèses. Leur prestige personnel est considérable, ils reçoivent les ornamenta consularia, entrent au Sénat et deviennent même souvent préfets de la ville49.

Le Conseil impérial (consilium principis) eut sous Dioclétien une grande importance par ses fonctions juridiques et administratives. Le préfet du prétoire y fut souvent remplacé par le vicarius a consiliis sacris, le plus ancien et le plus élevé en grade des conseillers ordinaires, dont la carrière fut détachée des filières administratives et rendue autonome. Siégeaient encore au Conseil les chefs des grands bureaux et des juristes professionnels, qui préparaient les très nombreux édits et rescrits de la tétrarchie : on en connaît plus de 1 300 par les Codes conservés. Le Conseil travaillait en liaison avec le bureau a memoria, dont le chef est une sorte de secrétaire privé de l’empereur. Les autres bureaux appelés désormais scrinia sont peuplés d’officiales dont les chefs (les magistri) complètent, avec les hauts fonctionnaires déjà nommés, le corps d’élite des palatini. Il n’est pas certain que Dioclétien lui ait donné un chef, qui sera plus tard le magister officiorum50. Tous les membres de la haute administration, chevaliers ou non, étaient de purs civils, dont la carrière demeurait civile d’un bout à l’autre. Cependant, selon le témoignage formel de Lactance (De mort. pers., 31) ils formaient une militia, l’armée des serviteurs de l’État, dont la hiérarchie et la discipline ne devaient cesser de se renforcer au cours du IVe siècle. Au moment où se dessine la séparation des carrières civile et militaire, la bureaucratie tend à se militariser : Dioclétien voulut, en une situation d’urgence, insister sur la mobilisation de tous au service de l’État.