Au lendemain de la mort de Constantin, l’Empire fut privé d’Auguste pendant plusieurs mois. L’empereur défunt avait partagé le monde entre ses trois fils et deux neveux sans que la probable prééminence accordée à l’aîné se soit transcrite sur le plan institutionnel. Les événements sont obscurs et la chronologie incertaine, jusqu’en septembre 337. De nombreuses intrigues de palais aboutirent alors à un massacre familial déjà byzantin. L’armée ayant apparemment refusé sa confiance aux neveux de Constantin, les trois frères se réservèrent le pouvoir et firent ou laissèrent massacrer Delmatius César, son père Delmatius et son oncle Jules Constance, des demi-frères de Constantin, d’autres parents encore pour plus de sûreté, sauf les fils trop jeunes de Jules Constance, les futurs Césars Gallus et Julien, quelques hauts dignitaires dont le tortueux préfet Ablabios et plus tard Hannibalianus. On accusa Constance, alors présent à Constantinople et qui confisqua à son profit les biens des victimes, d’avoir organisé la tuerie, qui est peut-être due seulement à une sédition militaire. Les frères survivants se rencontrèrent le 9 septembre à Viminacium en Mésie et se répartirent les diocèses : Constance II conserva l’Orient, qu’il gouvernait déjà, en y joignant le diocèse de Thrace ; en Occident, Constantin II reçut tout le reste de l’Empire jusqu’à la Macédoine. La situation de Constant le plus jeune est discutée : il est probable qu’il resta sans terres, sous la tutelle de l’aîné et privé de pouvoir effectif, en raison de son jeune âge, quatorze ans2. Mais, trois ans plus tard, dès 340, il dut se révolter et réclamer sa part, car Constantin II marcha contre lui, gagna l’Italie du Nord et tomba dans une embuscade près d’Aquilée. Constant recueillit tout son domaine et l’Empire n’eut plus que deux maîtres, sans que Constance ait reçu de compensation.
Jusqu’en 350, les deux frères régnèrent chacun de leur côté en bonne intelligence. Le cadet se montrait le plus décidé et imposa à son frère sa politique religieuse (infra, p. 94). Constant était un jeune homme actif, vaillant combattant sur le Rhin et le Danube, mais dépensier pour ses compagnons de plaisir et très porté sur la discipline militaire, ce qui lui aliéna une partie de l’armée. Moralement, il était torturé entre ses passions physiques (pédérastie) et la forte éducation chrétienne imposée par son père et sa politique manque d’équilibre. Il se montra brutal envers les donatistes, haineux envers le paganisme dont il interdit les sacrifices (C. Th., XVI, 10, 2) et malveillant pour l’aristocratie de Rome. Au début de 350, il succomba à une conspiration d’état-major, peut-être née de griefs privés, mais qui réussit aisément par suite de son impopularité. Il fut tué en s’enfuyant vers l’Espagne. Constance restait seul empereur légitime mais avec la lourde tâche de réprimer l’usurpation de Magnence.
C’était un demi-barbare, fils d’une mère franque qui le suivit dans son aventure, brillant officier, commandant avec le titre de comes des unités d’élite, beau parleur et rusé comme un barbare. On ne peut lui attribuer aucun programme politique. Sa fiscalité fut lourde pour les riches mais il était contraint à une guerre ruineuse. Il conféra à son frère Decentius le titre de César et lui confia la défense du Rhin. La partie était difficile pour Constance, retenu en Orient par les affaires perses, et il dut laisser lui aussi la défense et l’administration de l’Orient à un parent, qui fut son cousin, Gallus, nommé César et installé à Antioche. Magnence avait été reconnu sans difficulté en Gaule3, en Afrique et même en Cyrénaïque. Rome et l’Italie lui furent gagnées par son complice et son bras droit, le maître des offices Marcellinus, qui avait pu écraser à Rome un parent de Constantin, Nepotianus : sans doute pour devancer Magnence, il avait pris la pourpre sans appuis. Pour enrayer ses progrès, une sœur de Constance, veuve pourtant d’Hannibalianus, une des victimes du massacre de 337, suscita en Pannonie l’usurpation du vieux général Vetranio qui, n’osant prendre le diadème, se contenta de la couronne de lauriers. Magnence tenta en vain de le gagner. A l’arrivée de Constance qui sut habilement jouer auprès de ses soldats de la mémoire prestigieuse de Constantin, Vetranio sentit son armée l’abandonner et se rendit docilement avec la vie sauve. Restait à éliminer Magnence lui-même. La guerre dura deux ans, car l’usurpateur était bon général et avait une forte armée en bonne partie composée de Germains. Constance de son côté emmena avec lui l’armée d’Illyrie, de tout temps hostile à celle du Rhin, et des contingents orientaux. Tous deux réunirent de gros effectifs, ce qui dégarnissait les frontières. De plus Constance n’hésita pas à susciter en Gaule, sur les arrières de Magnence, l’invasion des Alamans du roi Chnodomar et ce crime contre Rome eut de graves conséquences. Finalement, Magnence vaincu à Mursa en Pannonie (septembre 351), au prix de lourdes pertes de chaque côté, fit retraite sur l’Italie, à Aquilée. Constance, meilleur stratège qu’entraîneur d’hommes, arma une grande flotte qui ferma les côtes à son adversaire et le coupa de l’Espagne en débarquant des troupes à Narbonne. Magnence recula en Gaule et fut définitivement battu près de Gap (Mons Seleucus, Montsaléon). Il se tua à Lyon et son frère Decentius se pendit à Sens, en août 353. Comme tous les usurpateurs malheureux, Magnence est très maltraité par l’historiographie antique. Sa religion a fait l’objet de discussions : il devait être chrétien, car ses monnaies portent le chrisme et le labarum et même le symbole nouveau de la croix entre l’alpha et l’oméga. En revanche, il passe pour avoir autorisé de nouveau les païens à célébrer des sacrifices nocturnes, interdits par Constant. Ces contradictions laissent à penser qu’il voulait rallier à sa cause toutes les familles spirituelles du temps et qu’en somme il trompait tout le monde4. Cet épisode eut d’importantes conséquences : Constance, seul empereur et vainqueur, se montra désormais plus décidé dans son gouvernement ; réconforté à la veille de Mursa par un évêque arien, Ursace, il prend violemment parti pour cette hérésie ; traumatisé par l’usurpation et sa rapide propagation, il devient soupçonneux, facilement cruel et particulièrement méfiant à l’égard de ses généraux et de ses Césars ; enfin la Gaule envahie par les Alamans allait connaître plusieurs années difficiles.
Né en 317 ou 318, il avait environ vingt-cinq ans à la chute de Magnence, quand il commença à affirmer sa personnalité. Élevé pour le trône et très strictement par Constantin, il était instruit, mais d’esprit étroit, soucieux de ses devoirs mais sans envergure ni brillant, général hésitant mais obstiné, bureaucrate appliqué : en somme une sorte de Philippe II d’Espagne, dont il avait la piété, la chasteté laborieuse, le caractère soupçonneux et l’orgueil du porphyrogénète. Il fut le premier des empereurs byzantins, par son goût d’un faste froid et hiératique, son éloignement de ses sujets, sa faiblesse devant les intrigues des eunuques et des femmes. De ses trois épouses successives, la seconde, Eusébie, eut une forte et bonne influence sur lui, et sut plaider la cause de Julien. Sa piété sincère et étroite était facilement superstitieuse, celle d’une vieille femme, dit Ammien, qui nous fait de cet empereur peu attirant un portrait sévère et complexe. Dans son gouvernement, il se méfiait des militaires et des grands fonctionnaires, se confiant en revanche à des favoris de basse extraction et aux eunuques de la Chambre (Eusèbe) ou à des notaires intrigants (Paulus dit Catena, la Chaîne, appelé ainsi parce qu’il savait « entortiller » ses ennemis) et à bien d’autres courtisans obscurs que fustige Ammien. Il recruta cependant parmi ses notaires technocrates de bons fonctionnaires, ainsi que quelques juristes (Anatolius, préfet du prétoire, Modestus, comte d’Orient) imbus de l’esprit légiste. Envers les généraux, il eut rarement la main heureuse, la plupart étaient des courtisans incapables (Marcel, Arbetio, Barbatio), au dire d’Ammien toujours, qui ne leur pardonne pas la disgrâce de son « patron » Ursicin, dont la conduite, il est vrai, est parfois discutable5.
Constance n’eut guère d’idées politiques et suivit les traces de son père, qui avait fortement impressionné sa jeunesse craintive. Tout en étant comme lui conscient de sa dignité et des avantages de l’unité du pouvoir, qu’il avait à grand-peine préservée, il sentit que la tâche parfois le dépassait et lui aussi nomma des Césars. Ceux de Constantin étaient ses propres fils, dont il voulait surtout parfaire l’éducation politique. Ceux de Constance, qui n’avait pas de fils (et n’eut une fille que très tard, posthume), furent ses cousins, seuls rescapés du massacre familial de 337 : il s’en savait détesté et ne se résigna à les désigner que lorsque des circonstances extrêmes l’y contraignirent. C’est ainsi qu’en 351, pour lutter contre Magnence, il confia l’Orient au jeune Gallus, fils de Jules Constance et de sa première femme, Galla, qui s’installa à Antioche, flanqué, pour mener la guerre contre la Perse, de plusieurs généraux dont Ursicin, et pour l’administration intérieure du préfet du prétoire d’Orient, Thalassios, un Antiochéen parent de Libanios. Il semble s’être montré, ainsi que sa femme Constantina, une vraie « Mégère » selon Ammien, cruel, brutal et maladroit mais il est difficile de le juger impartialement, car les sources (Ammien, Libanios) en majorité orientales et païennes, l’accablent. Une grave sédition éclata à Antioche en 354 : à la suite d’une famine, la foule massacra le gouverneur de Syrie, désigné à la fureur publique par une réflexion maladroite de Gallus, qui déclencha ensuite une violente répression, dirigée surtout contre les curiales, tenus pour responsables de l’ordre et aussi de la famine. Constance envoie un nouveau préfet du prétoire que Gallus déchaîné fait périr, ainsi que le questeur du palais. Il est alors convoqué à Milan et s’y rend non sans angoisses : dépouillé de ses insignes impériaux, il est jugé près de Pola, en Istrie, par une commission expéditive et décapité. En cette affaire le pouvoir de Constance ne fut jamais menacé, et il avait traité Gallus sans ménagement, comme un simple fonctionnaire à ses ordres, un apparitor, dit Ammien6.
Il pensa agir de même lorsqu’en novembre 355 il nomma César en Gaule le demi-frère de Gallus, fils de Jules Constance et de sa seconde femme Basilina, le jeune Julien, âgé pour lors de vingt-cinq ans. La défense des Gaules, après une campagne personnelle de Constance en 354, avait été confiée au magister peditum Silvanus, fils d’un officier franc qui avait servi Constantin. En butte aux intrigues de son collègue, le magister equitum Arbetio, et desservi à Milan par une cabale de fonctionnaires civils hostiles aux militaires, l’honnête Silvanus ne trouva d’autre issue que dans une usurpation, en somme une fuite en avant. Ursicin, envoyé en hâte par Constance, réussit, après l’avoir dupé, à le faire assassiner par ses propres soldats (août-septembre 355)7. Ces troubles aggravèrent la situation de la Gaule : après plusieurs années de pillages et de massacres, les Alamans avaient mené le pays au bord de la ruine. L’ampleur du désastre, et par suite de la tâche à accomplir, avait été cachée à Julien, qui apprit à Turin seulement que Cologne était tombée. Il avait été présenté aux troupes à Milan, acclamé par elles après un discours de Constance et revêtu du manteau et de la couronne de César8. Malgré la sanction officielle donnée par l’armée, ses pouvoirs n’étaient au début que ceux d’un délégué. Les armées étaient commandées par des chefs nommés par Constance et ses hauts fonctionnaires furent choisis avec soin, autant pour l’espionner que pour le servir. La méfiance de Constance était avivée par l’échec de Gallus. Julien se plaignit longtemps de sa dépendance, des généraux incapables qui contrecarraient ses plans, et entra en conflit violent avec son préfet du prétoire Florentius, une créature de la cour milanaise. Devant les succès que malgré tout il remporta (infra, p. 108), Constance dut à regret lui laisser les coudées franches, non sans de fréquentes manifestations de mauvaise humeur. Quand il voulut l’affaiblir, sans doute par jalousie, en lui retirant certaines unités et en rappelant le seul de ses collaborateurs qui lui fût dévoué, Salutius Secundus, ce fut la catastrophe : malgré lui, Julien fut acclamé Auguste par les soldats à Lutèce. La conception constantinienne des Césars ne survécut pas à ces échecs et le pouvoir désormais fut unitaire ou collégial9.
Sous Constance, les affaires religieuses passent au premier plan ainsi que la guerre contre les Perses. Cependant il ne négligeait pas les autres frontières et se fixa successivement à Arles et Milan, puis à Sirmium, enfin à Constantinople, à partir de 359. Il avait mené deux campagnes en Gaule contre les Alamans du Brisgau en 354, et ceux du Bodensee (lac de Constance) en 355. A l’intérieur, sa législation, en accord avec celle de Constant, reflète les soucis moralisateurs de leur père : lois contre le rapt et l’adultère, séparation des sexes dans les prisons, primat de l’équité sur le droit strict par la suppression de la procédure formulaire10. En matière administrative il fixa des règles strictes à l’avancement des fonctionnaires et maintint les civils à l’abri de l’influence des militaires. Mais son tempérament soupçonneux lui fit multiplier les organes de contrôle et d’espionnage, notamment les notaires qu’il recrute parmi des tachygraphes de basse origine, et surtout les agentes in rebus très nombreux auxquels fut confiée la gestion du cursus publicus. Le nombre des bureaucrates augmente sensiblement et le sophiste d’Antioche Libanios se moque de ceux qui se précipitent à la « mangeoire impériale ». Une préfecture séparée fut temporairement créée en Illyricum et confiée entre 357 et 360 au brillant juriste Anatolius. En Orient, il combla de faveurs Constantinople, y achevant nombre de monuments commencés par son père (église des Apôtres). Le proconsul reçut en 359 le titre de préfet, comme celui de Rome, et le rhéteurphilosophe Themistios fut chargé, on ne sait exactement à quel titre, de porter le nombre des sénateurs de 300 à 2 00011. Malgré les lourdes dépenses causées par le faste de la cour, les guerres et l’affaire de Magnence, la politique financière de Constance fut très probe : il s’efforça de limiter l’inflation issue des réformes de Constantin et fit frapper des pièces plus lourdes en cuivre pur ou saucé, la majorina de 5,18 g, et le centenonialis qui valait en principe le 100e du solidus. Ces pièces furent rapidement thésaurisées, ce qui annula en partie les avantages de cette politique de déflation. Malgré ses besoins d’argent, Constance eut l’honnêteté de restituer aux villes le quart des revenus de leurs anciens biens communaux, autrefois confisqués par Constantin12.