B. La politique religieuse de constance.


Constance et Constant avaient reçu la même éducation chrétienne. Constant resta favorable à l’orthodoxie nicéenne, sans doute sous l’influence de l’évêque de Trêves Maximin, et d’un converti qui prêchait la persécution des païens, Firmicus Maternus13. Constance ne semble pas avoir eu de véritable politique religieuse avant 353 : absorbé par la guerre perse, il se résigna à accepter celle de son jeune frère, plus déterminé que lui. Après la fin de Magnence, il subit l’influence des évêques ariens de l’Occident, Ursace et Valens, et se montra dès lors fort passionné.

a) Constance et le paganisme

Sur ce point les deux frères agirent de concert, mais Constant fut le premier, semble-t-il, à vouloir exterminer radicalement l’ancienne religion par une loi de 341 (C. Th., XVI, 10, 2) contre les sacrifices, suivie d’une autre (C. Th., XVI, 10, 4) en 346, ordonnant la fermeture de tous les temples14. Ces mesures, dont nous ignorons les effets, furent abolies par Magnence qui aurait même autorisé les sacrifices nocturnes, interdits par Constantin. Après Mursa, Constance reprit avec vigueur la lutte contre le paganisme et en 356-357 plusieurs lois proscrivirent les sacrifices, la magie, la divination et ordonnèrent de nouveau la fermeture des temples15. En Orient, les lois furent appliquées avec vigueur, et de nombreux temples furent vendus et détruits : des chrétiens achetèrent les édifices désaffectés ou récupérèrent leurs colonnes pour leur usage privé, ce qui provoqua plus tard sous Julien d’inextricables difficultés lors de leur récupération et des brutalités en sens contraire, que Libanios nous fait connaître16. En Occident et en Italie, l’application de ces mesures fut brève car l’empereur, venu visiter l’ancienne capitale de son Empire, fut très impressionné par la grandeur et la beauté de ses monuments et des temples. Il se montra affable envers les sénateurs païens et s’acquitta sans sourciller de ses tâches de pontifex maximus, désignant pour les sacerdoces les aristocrates de Rome. Une sorte de renaissance païenne se manifeste alors : le préfet de la Ville Vitrasius Orfitus, un païen, fit pour la première fois frapper ces médaillons « contorniates » que les riches sénateurs distribuaient à leurs amis au premier de l’an, et dont les images et légendes exaltent l’ancienne religion de Rome au temps de sa splendeur17. Constance ne réagit point, peut-être parce qu’il était alors au plus fort de sa politique arienne.

b) La lutte pour l’orthodoxie ; Constance et l’arianisme

En Afrique, le donatisme, condamné en 316 puis toléré en 321 par Constantin qui se déjugeait facilement, était en pleine vigueur au temps de Constant. Ce schisme, né d’une querelle à propos de la légitimité de l’évêque Cécilien de Carthage, s’était développé en une dispute doctrinale, voire théologique, sur la validité du baptême — faut-il rebaptiser ceux qui ont reçu le sacrement des mains d’un évêque indigne ? — et sur l’unicité de l’Église18. Se maintenant strictement dans son cadre africain, le donatisme avait gagné de nombreux évêques et une bonne partie de la population locale et des facteurs « nationalistes » (tendances populaires hostiles à Rome) et sociaux l’avaient considérablement favorisé. Les classes inférieures, dans les campagnes notamment, voyaient dans l’agitation donatiste un moyen de se révolter contre l’exploitation des grands propriétaires, ce qui explique le mouvement des circoncellions, ouvriers agricoles et asociaux divers contre les riches et surtout les créanciers19. Constant, soucieux comme son père de rétablir l’unité de la foi et de mettre fin aux troubles, usa d’abord de la douceur ou plutôt de la corruption, puis, devant la résistance du vieux Donat, de la force : les commissaires Paul et Macaire, des notaires, firent régner la terreur après une émeute à Bagai, en Numidie, et il y eut de nombreuses victimes que les donatistes honorèrent comme leurs « martyrs ». L’ « Édit d’Union » de 347 et le concile de Carthage en 348 mirent fin pour un temps aux progrès du schisme et ranimèrent l’Église catholique en perdition. Mais le donatisme se réveilla lorsque Julien eut abrogé toutes les mesures d’exil prises contre les schismatiques20.

L’arianisme, contrairement au donatisme, ne devait pas rester confiné en une seule région, mais il se répandit dans tout l’Orient, et même en certains diocèses occidentaux et provoqua des troubles dévastateurs dans l’Église, les consciences et l’État, sans donner lieu pourtant à de si sanglantes persécutions. C’est une hérésie caractérisée et non un simple schisme : le prêtre alexandrin Arius, remarquable par son ascétisme et sa force dialectique, avait prêché au début du règne de Constantin une doctrine originale sur la Trinité, en un temps où à vrai dire l’orthodoxie n’était pas encore officiellement précisée. Pour lui, le Christ est subordonné à son Père, ne lui étant ni co-éternel ni consubstantiel. Contrairement à l’opinion générale sur la Trinité, qui comprend un seul Dieu en trois personnes, Arius défend une sorte de subordinationisme, l’Esprit-Saint étant créé par le Verbe (le Christ) et le Verbe étant engendré par le Père. De telles doctrines, s’opposant au sabellianisme déjà condamné (qui insistait exagérément sur l’unité divine), satisfaisaient la subtilité des dialecticiens de langue grecque et soulignaient la primauté du Père, selon une démarche monothéiste parfaitement adaptée aux tendances d’un clergé violemment hostile à tout relent polythéiste21. A la même époque, un schisme dit « mélétien » (du nom de l’évêque Meletios-Mélèce, de Lycopolis en Égypte), dont l’origine rappelait celle du donatisme, avait déjà créé une atmosphère troublée propice aux déchaînements des passions et aux querelles de personnes. Arius, dont la prédication peut avoir commencé vers 318, fut d’abord plusieurs fois condamné par son évêque Alexandre et des synodes égyptiens. Il recruta alors de nouveaux partisans en Syrie et en Asie Mineure, Eusèbe de Césarée (qui le soutient non sans réserves) et surtout l’intrigant Eusèbe de Nicomédie. Constantin en prit conscience après sa victoire sur Licinius et, sans bien saisir l’ampleur et l’enjeu de la querelle, voulut une fois encore rétablir l’unité et réconcilier les adversaires. Sur le moment, il était plutôt hostile à Arius, fauteur des troubles et dont la théologie éveillait l’hostilité de ses conseillers occidentaux, notamment Ossius de Cordoue (supra, p. 65). Il finit par convoquer à Nicée, en Bithynie, un synode qui rassemblerait tous les évêques de la chrétienté, et ce fut en 325 le premier concile « œcuménique » qui se réunit du 20 mai au 25 août. Il y vint sur l’invitation de l’empereur environ 270 évêques, ce qui ne s’était encore jamais vu, dont la quasi-totalité était d’origine orientale, à l’exception d’Ossius, de Cécilien de Carthage, de l’évêque de Die en Narbonnaise et de deux représentants du pape Sylvestre. Le concile prit quelques mesures de discipline intérieure de l’Église, sur les rapports entre les évêques et leurs métropolitains et sur l’interdiction de se faire transférer d’un diocèse à un autre, et surtout il condamna nettement Arius et sa doctrine, en précisant pour la première fois la nature du dogme trinitaire : le Fils était inengendré, co-éternel au Père et de la même substance, en grec « homoousios », d’où le nom d’homoousiens donné aux partisans des décisions du concile, appelés aussi les nicéens. Le Credo de Nicée modifié en 381 devint le symbole de la foi orthodoxe. Constantin, dont le rôle exact est difficile à définir, aurait sans doute préféré une position plus conciliante mais il mit la puissance de l’État au service de la nouvelle orthodoxie, envoyant en exil Arius et ses principaux partisans. Beaucoup d’Orientaux cependant avaient souscrit au Credo nicéen par crainte des sanctions et non sans arrière-pensées. Peu de temps après, Constantin, sensible à l’influence d’Eusèbe de Nicomédie sur sa sœur Constantia et sa belle-sœur Basilina, se déjugea tranquillement, rappela les exilés et les fit rétablir dans leurs fonctions, après une vague adhésion à la profession de foi de Nicée22, dès 327. Cette palinodie relança la querelle au moment où parvenait sur le siège d’Alexandrie le plus grand adversaire d’Arius, saint Athanase, à la foi intangible, au caractère indomptable, dont les ennemis fort nombreux devaient durant des décennies dénoncer les manœuvres parfois obliques et les procédés arbitraires. Il refusa toutes les compromissions que lui suggérait l’empereur, de plus en plus désireux de « dédouaner » la doctrine d’Arius, et fut finalement exilé à Trèves en 335, après avoir été entendu et déposé par le concile de Tyr. Arius mourut vers la même époque, mais les troubles continuaient.

Au lendemain de la mort de Constantin, Athanase libéré par Constantin II revint à Alexandrie, mais le nouvel empereur d’Orient, Constance, avait des sympathies ariennes comme son père et Athanase, en butte à ses ennemis et à l’action hostile du préfet d’Égypte Philagrios, abandonna la place une fois encore et vint à Rome chercher l’appui du pape Jules, en 339. Un concile romain le réhabilita mais un synode réuni à Antioche en 241 contesta le droit de l’évêque de Rome et proposa des formules conciliatrices (synode de la Dédicace ou des Encaenies)23. Des troubles se produisirent à Antioche, où une compétition entre deux évêques suscita un schisme durable et à Constantinople, après la mort d’Eusèbe de Nicomédie qui s’y était fait transférer au mépris d’un des canons du concile de Nicée, une émeute provoqua la mort d’un magister militum et l’intervention brutale de Constance. Mais son frère Constant, très nicéen, lui imposa de réunir un nouveau concile : l’entente fut impossible entre les évêques, les nicéens se réunirent à Sardique, les ariens à Nicopolis et ils s’excommuniaient mutuellement, chaque concile étant soutenu par l’un des empereurs. Le pape, qui avait envoyé présider à Serdique le vieil Ossius, voyait sa primauté violemment attaquée par les Orientaux et paradoxalement défendue par Athanase. Le schisme semblait conduire à la guerre civile entre les deux frères, mais Constance céda : Athanase revint en triomphe à Alexandrie en 246 et l’arianisme parut en déclin. Sur le plan doctrinal, il se divisait : aux ariens extrêmes qui niaient toute ressemblance entre le Fils et le Père (les anoméens ou encore eunomiens du nom d’un des leurs) s’opposaient les semi-ariens, plus modérés, qui acceptaient que le Père et le Fils fussent de substance semblable, homoiousia, d’où leur nom d’homéousiens24.

A partir de 353, Constance reprit la lutte contre les nicéens, étant débarrassé de Constant et conforté dans sa conviction par le secours reçu d’Ursace à la veille de Mursa. Il devait consacrer désormais aux affaires religieuses une bonne partie du temps que lui laissait la guerre perse, et ses interventions répétées dans le domaine spirituel, l’emploi de la force publique et le mépris de l’évêque de Rome devaient faire de lui, bien avant Justinien, le premier tenant du « césaro-papisme » : il prétendait être « l’évêque des évêques » alors que Constantin n’avait voulu être que l’évêque de ceux du dehors. La doctrine arienne qui exaltait la supériorité du Père plaisait davantage à un souverain et à des fonctionnaires légistes, imbus d’un esprit d’absolutisme. La querelle prit des proportions énormes, en Orient surtout, car la population y prenait part avec délectation, Arius ayant mis sa doctrine en chansons que fredonnaient les marins d’Alexandrie, tandis que les Nicéens, en minorité mais menés vigoureusement par Athanase, recevaient l’appui des moines qui commençaient à se multiplier dans le désert égyptien. A Rome, le pape Jules, énergique partisan d’Athanase, avait été remplacé par Libère, plus souple et enclin à accepter certains compromis. Ossius de Cordoue lui-même, qui atteignit sa centième année en 356, se montrait moins intransigeant. Mais apparut alors en Occident un nouvel Athanase, l’évêque de Poitiers, saint Hilaire. Ce vaillant combattant, dont la dialectique s’aiguisa au contact de l’Orient où il fut exilé durant quelques années, sut préserver la Gaule de l’infection arienne et s’éleva avec violence contre la politique de Constance25. De nombreux conciles furent convoqués et les voyages des prélats ruinaient le cursus publicus, aux dires des païens naturellement. Enfin un arianisme relativement modéré s’était développé dans les provinces occidentales proches de l’Orient, sous la direction de Valens de Mursa et d’Ursace de Singidunum, dont un ouvrage récent a précisé la doctrine et l’activité26. En 356, Constance voulut faire arrêter Athanase qui s’enfuit et se tint caché jusqu’à la mort de l’empereur. Plusieurs synodes et conciles furent réunis à Sirmium en 357-358, obtinrent l’accord plus ou moins extorqué de Libère pratiquement séquestré, et définirent enfin le « Credo daté » (22 mai 359) : la notion de substance était abandonnée, le Fils était seulement considéré comme « semblable au Père sous tous les rapports », ce qui créait une quatrième nuance, celle des homéens, pour laquelle Constance se prononça. La même année, le concile de Rimini imposa la doctrine homéenne, malgré l’opposition des nicéens (homoousiens), des semi-ariens (homéousiens) et des ariens extrémistes (anoméens ou Eunomiens). Constance fit emprisonner, exiler ou déposer les récalcitrants et laissa à sa mort l’Église très divisée.