Cette expression, peut-être trop moderne, signifie que par rapport au principat, relativement libéral en beaucoup de domaines et en particulier dans celui de l’économie, le régime du IVe siècle, fondé par Dioclétien et perfectionné par ses successeurs, pratique un interventionnisme mettant toutes les forces de l’Empire à la disposition de l’État. En fait, c’est l’Égypte lagide que ce système évoque, comme si, avec un retard de plusieurs siècles, les empereurs s’étaient mis à l’école des Ptolémées.
Durant tout le siècle se poursuit l’application de la réforme fiscale de Dioclétien. Malheureusement la documentation, sporadique et d’interprétation difficile, ne permet pas de résoudre tous les problèmes35. L’application du système complet jugatio-capitatio avec des unités fiscales additionnables est modulée selon les régions, et ne semble jamais avoir été généralisée. Il est difficile de dire si l’ancienne capitation, le tributum capitis en argent, a été maintenue ou si elle fut intégrée dans la nouvelle capitatio. Le terme caput-capita est souvent amphibologique, ce qui rend délicate l’exploitation de certains renseignements touchant par exemple l’allégement réalisé en Gaule par Julien César36. Au cours du siècle se précisent d’autres prestations, calculées pour chacun selon le nombre de ses juga ou capita, par exemple l’équipement des troupes, la susceptio vestium : en Égypte le possesseur — ou plusieurs, réunis en une sorte de consortium — de 2343 aroures devait équiper complètement un soldat37. Il en est de même pour la praebitio tironum : les contribuables doivent fournir une recrue pour un nombre de juga fixé à 30, ou payer l’aurum tironicum, évalué à 30 solidi pour un homme38. Le chrysargyre créé par Constantin était lourdement ressenti à l’époque de Théodose, selon Libanios39. Pour la collatio glebalis des sénateurs, le système de la jugatio-capitatio ne fut pas adopté : les sénateurs étaient classés en trois catégories selon leur fortune, chacune payant 2, 4 ou 8 folles par an (le follis ainsi compris équivalant à 100 000 nummi). Théodose créa une quatrième catégorie, pour les sénateurs les moins fortunés, dont la contribution se montait à 7 solidi seulement. Ils versaient en outre collectivement l’aurum oblaticium lors des avènements et des anniversaires : en 389, le Sénat de Rome versa ainsi au trésor de Valentinien II une somme de 1 600 livres d’or40. Enfin, on l’a dit, les curiales versaient l’or coronaire issu de la vieille coutume d’offrir au vainqueur, puis aux empereurs des couronnes d’or. Cette prestation, volontaire à l’origine, s’était transformée en un véritable impôt, d’autant plus lourd que le nombre des cotisants était restreint, que certains empereurs l’exigeaient arbitrairement à tout moment, et que les cités rivalisaient souvent de générosité pour se concilier la faveur des autorités. Julien, toujours modéré, fixa au poids des couronnes une limite à ne pas dépasser, et il précisa le caractère « volontaire » de l’impôt : il était obligatoire dans son principe mais volontaire en ce qui concerne la quantité d’or versée, qui était laissée à l’appréciation des curies. En 364 Valentinien Ier décida que l’or coronaire ne serait exigé qu’en cas de besoins extraordinaires41.
Il serait utile de connaître le poids relatif de cette fiscalité et l’importance des ponctions par rapport au produit national brut, comme on dit aujourd’hui. C’est évidemment impossible. Rien ne montre que l’autorité ait songé à l’influence de la fiscalité sur l’économie et par suite à proportionner le poids de l’une à la prospérité de l’autre. Les plaintes des contribuables s’expriment dans les témoignages littéraires du temps, mais le plus souvent en ce qui concerne les hautes classes, ou lors des levées supplémentaires, les superindictions, toujours très impopulaires, et qui suscitèrent en 387 la fameuse sédition d’Antioche. Dans l’ensemble, par rapport à la productivité et au niveau de vie, la fiscalité s’était alourdie au fil des siècles et son poids ne cessa encore de croître de Dioclétien à Théodose. Les empereurs dilapident aisément, comblent leurs favoris, construisent beaucoup et fournissent aux barbares annones et tributs. Seul Julien chercha à alléger ce fardeau en diminuant les dépenses de l’État, mais cette politique déflationniste ne lui survécut point. Les procès fiscaux sont très nombreux et la législation du Code Théodosien fort abondante en ce domaine. Les fonctionnaires sont les agents les plus actifs de l’oppression fiscale, car, s’ils ne sont pas pécuniairement responsables de la levée des impôts, leur carrière en dépend. En effet le système des fermes, cher aux Lagides, a été abandonné pour la perception directe. L’impôt foncier de base, la jugatio-capitatio, dépend de l’administration des préfets du prétoire : ils décident de son montant, c’est-à-dire des quantités à verser par unité fiscale, du taux de l’adaeratio éventuelle (conversion en argent des versements en denrées, infra, p. 165) et des superindictions. Les impôts en espèces sont du ressort des comites financiers. Il y a en somme quatre administrations distinctes : 1° celle des préfets du prétoire (impôts en nature) ; 2° celle du comes sacrarum largitionum, pour les impôts en argent, le revenu des fabriques d’État, des mines et des monopoles ; 3° celle du patrimonium, qui désigne à cette époque les biens privés des empereurs ; 4° celle du comes rerum privatarum, qui s’occupe des biens de la couronne.
Le système monétaire est déterminé par la révolution de Constantin qui, laissant se dévaluer la monnaie d’argent et celle de bronze, avait accroché à l’or toute l’économie de l’Empire. On a voulu considérer Dioclétien comme le défenseur des petites gens et des soldats (cf. le Préambule de son Édit du Maximum) et Constantin comme l’auteur de la ruine des pauvres et de la suprématie économique des riches, détenteurs de l’or, en se fondant sur les réflexions de l’Anonyme de rebus bellicis42. Mais Constantin, devant l’impossibilité de défendre la monnaie courante a dû choisir l’or pour sa stabilité, ce qui a effectivement permis à l’Empire de sortir de la grave crise monétaire des siècles précédents. Dans le même état d’esprit, bien des économistes modernes estiment l’étalon-or seul valable, ce qui n’empêche pas l’inflation d’être un phénomène universel. Le solidus qui devait demeurer inaltéré jusqu’aux Comnènes (XIe siècle) servait à la fois de monnaie réelle et de monnaie de compte : on évaluait le montant des amendes et des impôts en solidi et de plus en plus en livres d’or (correspondant à 72 solidi). La monnaie d’argent est représentée par le miliarensis, et, de poids moindre, un argenteus de 3,45 g, portant communément le nom de silique frappé à partir de 358-364, dont le poids ne cessa de diminuer. La monnaie courante est le nummus de bronze, appelé aussi parfois follis43. Il se produisit au IVe siècle une alternance de dévaluations, marquées par les frappes abondantes d’un bronze allant se dévaluant, et de déflations, marquées sous Constance et Julien par la mise en circulation de la majorina et du centenonialis. Sous Théodose, les pièces de bronze sont considérablement dévaluées, mais on assiste à une forte augmentation de la frappe de l’or et de l’argent : ce sont de petites pièces, le tremissis d’or de 1,51 g, et des pièces d’argent minuscules de 1,30 et même 0,68 g. De telles espèces pouvaient évidemment servir, plus que le solidus, à des transactions quotidiennes et semblent attester le désir d’assurer le maintien d’une économie monétaire44.
En effet, la dévaluation des espèces courantes et le primat de l’or avaient d’importantes conséquences : augmentation des prix et des salaires, aggravation de l’inégalité sociale, et, dans le domaine proprement économique, apparition de tendances « primitivistes ». A la limite, on allait vers une économie naturelle, fermée et autarcique, l’Oikoswirtschaft des savants de langue allemande45. Il est certain que l’inflation atteignit des niveaux élevés, notamment en Égypte : le solidus qui valait 65 000 deniers à la fin du siècle dans l’Empire aurait valu en Égypte 40 millions de deniers46. Les contrats de longue durée sont désormais stipulés en or et les prêts sont remboursables en nature, ce qui correspond à la vente sur pied anticipée de la récolte. Pourtant l’échange en nature, le troc, ne s’instaure jamais : on se protège contre l’inflation, tout en restant fidèle à l’économie monétaire, que les empereurs du reste défendent farouchement. Les textes des Pères de l’Église, étudiés par G. Mickwitz, ceux de Libanios, attestent l’aspect monétaire de l’économie : les paysans viennent à la ville vendre leurs produits au marché, les salaires des ouvriers agricoles, les honoraires et traitements des professeurs, le financement des liturgies et des Jeux représentent des dépenses en espèces. Il semble même, et c’est capital, que l’or et l’argent soient plus répandus à la fin du siècle et pas seulement pour la thésaurisation : si sainte Mélanie possédait 120 000 solidi thésaurisés, on voit dans Libanios de pauvres gens donner une pièce d’or au geôlier qui garde en prison un parent et des plaideurs offrir au juge des cadeaux en or et en argent, qui autrefois étaient en blé ou en denrées47. L’Empire ne manque donc pas d’or à la fin du siècle et l’économie monétaire progresse, bien qu’évidemment seuls les riches soient en possession de grandes quantités de métal précieux, et que les pauvres se contentent habituellement de la mauvaise monnaie courante48.
A cette économie monétaire d’ensemble se juxtapose cependant une économie naturelle d’État. L’impôt de base, la jugatio-capitatio, est payable en nature, les fonctionnaires sont payés en partie en nature par des bons de denrées à percevoir dans les magasins publics : ces « rations » sont également appelées « annones », et c’est pour Libanios la « nourriture impériale » (basilikè trophè). Un grand nombre de prestations et de réquisitions se font en nature, fourrage des animaux de l’armée, fourniture du bois de chauffage et de l’huile pour les thermes municipaux, à la charge des curiales, etc. Tout cela annonce-t-il une économie naturelle ? Non, car depuis toujours les distributions « frumentaires » se font en nature, de même que les réquisitions et certaines liturgies. Et comme l’État a trouvé plus sûr de percevoir les impôts fonciers en nature — déjà Pline le Jeune substituait pour ses colons le fermage en nature au fermage en argent, supra, tome 1, p. 237 — il lui faut bien utiliser les stocks de ses greniers. Ces pratiques entraînent beaucoup de pertes (rongeurs et dégâts divers), de surveillance, de manutention, de transports et de fatigues pour les contribuables. Certaines lois de Valentinien réglementant la livraison de denrées aux percepteurs des corporations étatisées sont d’une effarante complexité. On a cherché à expliquer le développement de cette économie naturelle d’État par les exigences des fonctionnaires préférant être payés en nature plutôt qu’en monnaie dévaluée : c’est la thèse de G. Mickwitz49. Mais il faut tenir compte d’un autre phénomène connexe : l’adaeratio, faculté de remplacer toute livraison en nature par le versement d’une somme en argent de valeur équivalente, qu’il s’agisse des impôts à verser à l’État, voire des recrues (aurum tironicum), ou inversement des paiements effectués par l’État. Par commodité sans doute, on continua à calculer les impôts et les salaires (annones) en nature, même quand ils étaient « adérisés », ce qui représente en somme une forme d’indexation. Mais en revanche on voit l’adaeratio se développer au cours du siècle, preuve évidente des progrès de l’économie monétaire. Le phénomène est plus complexe que ne l’avait cru G. Mickwitz qui opposait simplement les fonctionnaires, désireux d’être payés en nature, donc hostiles à l’adaeratio, aux contribuables, préférant payer leurs impôts en argent dévalué. S. Mazzarino, dans un travail fondamental, a précisé ce mécanisme50 : fixation du barème de l’adaeratio et préférences des diverses catégories sociales. Nous avons affaire à trois sortes de prix : 1° le prix du marché, qui varie avec l’ampleur de l’inflation et l’abondance de l’approvisionnement, car, en année de disette, le prix du blé décuple aisément ; 2° le prix fixé par le barème de l’adaeratio qui peut être voisin de celui du marché ou nettement plus élevé, mais ne lui est jamais inférieur : 3° le prix de la coemptio, c’est-à-dire de l’achat réquisitionnel forcé (ou « vente forcée à un taux imposé ») au bénéfice des officiers et de certains fonctionnaires : ce prix est toujours sensiblement inférieur à celui du marché et correspond à une réquisition partielle ou déguisée. Si le barème de l’adaeratio est élevé, les fonctionnaires recevant leurs annones en argent achètent ensuite au marché ou usent de leur droit éventuel de coemptio, et ils bénéficient alors de l’interpretium qui est la différence entre le prix de l’adaeratio et ceux du marché ou de la coemptio. Pendant longtemps, le barème de l’adaeratio fut anarchique, ce qui donnait lieu à des abus. A partir de Valentinien, des barèmes officiels furent établis, que l’on modifiait chaque année selon la situation des marchés et les intérêts de l’État. On conçoit ainsi que les différentes parties intéressées aient pu avoir des exigences opposées : les grands propriétaires, producteurs de denrées, préfèrent l’impôt en nature ou une adaeratio peu élevée ; le petit contribuable préfère l’impôt adérisé, si le barème prévoit des prix voisins de ceux du marché, car en cas de disette les prix du marché montent plus rapidement que la correction de l’adaeratio ; quant aux parties prenantes (fonctionnaires) elles acceptent une adaeratio élevée, qui accroît l’interpretium. Du reste, certains fonctionnaires savaient fort bien profiter de toutes les situations51. Pour éviter les abus, combattus déjà par Valentinien (C. Th., VII, 13,7 sur l’aurum tironicum), Théodose aurait voulu supprimer l’adaeratio, mais y renonça pour ne pas accabler les contribuables de corvées de transport. La meilleure politique était celle de Julien qui abaissa le prix de l’adaeratio, en Gaule du moins52. L’idéal eût été de fixer le barème au niveau du marché et cette solution prévalut au Ve siècle, avec la généralisation du procédé, ce qui montre le succès de l’économie monétaire.
Le totalitarisme étatique se traduit économiquement par le dirigisme, socialement par la fixité des conditions. A partir du IIIe siècle, avec le déclin des villes, les campagnes prennent une importance plus grande. Le monde romain se ruralise, tournant le dos à toute la tradition antique, favorable à la vie urbaine. Partout règne la grande propriété : d’abord, celle des empereurs universellement répandue, surtout en Égypte, en Italie, en Espagne et en Afrique. Les terres impériales vivent toujours sous le régime domanial du IIe siècle et des gérants (actores) y surveillent l’exploitation des tenures cultivées par des colons. On distingue, semble-t-il, les biens du patrimoine, concédés à des fermiers perpétuels et ceux de la res privata, exploités selon le système de l’emphytéose (baux de longue durée avec obligation de mise en culture)54. La main-d’œuvre est fournie par les colons et d’anciens esclaves impériaux. Dans certaines régions où les terres de l’empereur sont particulièrement nombreuses, en Cappadoce par exemple, où l’État romain s’est approprié à la fois les biens des temples et ceux des anciens rois, un comes domorum s’occupe de leur gestion. D’une façon générale, la propriété impériale semble en diminution car de vastes domaines ont été vendus ou donnés à des favoris ou grands dignitaires du régime.
La propriété privée latifondiaire atteint au IVe siècle son apogée, en Occident surtout et en Égypte, où elle s’est développée aux dépens du domaine public. Aux diverses catégories anciennes de gros possédants (sénateurs de Rome, Italiens immigrés, notables indigènes) s’ajoutent les hauts fonctionnaires qui constituent une noblesse rurale très influente, en Gaule particulièrement, où elle joint aux privilèges du clarissimat le prestige de la puissance économique. Depuis que Constantin a imposé le primat de l’or, la ruine des petits possessores, qui ne peuvent contre le fisc ni se défendre ni défendre leurs fermiers, fait tomber aux mains des grands propriétaires la plus grande partie du sol, en certaines provinces du moins, celles où la vie municipale affaiblie ne laisse subsister que le régime de type « seigneurial » : l’aristocratie sénatoriale possède d’immenses biens en Italie (les Symmachi), en Gaule (les Ausonii), en Égypte, en Afrique (le « seigneur » Julius)55. Ce ne sont pas en général des domaines d’un seul tenant mais des propriétés séparées, disséminées à travers tout l’Empire : sainte Mélanie et Pinianus possédaient des biens en Italie, en Sicile, en Afrique ; Paulin de Pella en Gaule et en Grèce. Ces terres sont administrées par des intendants (vilici), l’absentéisme du maître étant la règle, et exploitées par les colons, qui travaillent leur lot et en outre fournissent des corvées sur la partie que le maître s’est réservée. Pratiquée sur cette vaste échelle, malgré la persistance d’une réelle faiblesse technique — bien que la charrue à roues, la moissonneuse, le moulin à eau se répandent quelque peu —, l’agriculture enrichit le grand propriétaire qui sait stocker le produit de ses fermages pour le vendre à haut prix quand la disette sévit, et monnayer la protection qu’il accorde à ses clients56. Les grands domaines en outre échappent parfois au contrôle de l’État, tant aux collecteurs d’impôt qu’aux sergents recruteurs, de même que leur personnel « médiatisé ».
La petite propriété paysanne indépendante n’a pas disparu complètement en Occident57, mais elle y résiste mal à la pression des gros latifondiaires : le paysan libre est ruiné si la récolte est mauvaise plusieurs années de suite, ou par les invasions barbares qui ont si souvent désolé la Gaule, et, s’il vend à son créancier, il devient son colon. En Orient, les villages libres bien organisés, surtout en Syrie et en Asie Mineure, résistent mieux (infra, p. 201). Aux frontières, soldats et vétérans reçoivent des terres jouissant d’immunités. Enfin la propriété municipale est encore importante, en Orient surtout. Les cités elles-mêmes étaient propriétaires de biens, administrés par les curies qui les louent à des fermiers. Mais Constantin en a confisqué une grande partie, ne laissant aux cités que les terres acquises par legs, achats et donations diverses. Les curiales sont d’autre part, à titre individuel, des propriétaires fonciers, statutairement peut-on dire, car la possession d’un bien même de modeste étendue assujettit aux charges municipales (infra, p. 175). Dans les grandes cités, certains sont très riches et abusent de leur puissance. Ces terres sont travaillées par des fermiers libres ou des colons, depuis que l’esclavage qui caractérisait autrefois l’économie des villae, a pratiquement disparu des campagnes, sauf sur certains grands domaines. Enfin la grande propriété ecclésiastique s’accroît sans cesse grâce aux donations des empereurs et aux legs des particuliers.
Bien qu’il subsiste des fermiers libres, le régime du colonat domine partout et caractérise l’exploitation du sol au IVe siècle. Dans son détail, le colonat, connu par des textes législatifs nombreux mais difficiles à interpréter, est fort complexe. Le colon est un homme libre, mais attaché à la terre et placé sous la dépendance de son maître, le dominus, propriétaire du domaine. Le colon le plus dépendant, pratiquement déjà serf de la glèbe, est l’adscripticius, ainsi nommé parce qu’il figure sur les registres du cens « à côté » de son maître, qui paie son impôt avec le sien. Il ne peut pas avoir de terre à lui ni cultiver en même temps celle d’un autre ; il ne peut se marier sans autorisation, ne peut être clerc ni soldat, ni ester en justice contre son maître. Sa tenure est perpétuelle et héréditaire, ce qui a du moins l’avantage de lui assurer la sécurité de l’emploi. Il doit au maître une part de la récolte, la moitié ou le tiers, et des services (obsequia) ou corvées. Attaché à la terre par sa naissance (origo) et le cens (census), il est réputé de condition libre mais « esclave de la terre58 ». Les lois marquent fortement le rôle de l’hérédité en les qualifiant d’originales. Quant aux inquilini, leur condition est discutée : ce sont peut-être à l’origine des barbares « casés » qui ont conservé quelque temps le droit de se déplacer mais à la fin du siècle ils ne se distinguent guère des adscripticii. Certains auteurs ont cherché à préciser le statut des tributarii : ce sont des fermiers, également attachés à la terre, mais plus indépendants du maître, car ils paient directement leur impôt, se marient librement, peuvent cultiver d’autres terres ou posséder : leur sort dépend de la coutume (consuetudo) et ils peuvent contester en justice les prétentions du maître, tels les colons juifs de Libanios59. Au cours du siècle, l’évolution joue en faveur du maître et tous les fermiers libres, tributaires et inquilini, finissent par tomber sous le patronage et la dépendance étroite du propriétaire.
Bien que les empereurs aient senti le danger de cette évolution qui soustrait une foule de gens au contrôle de l’État, ils cédèrent aux nécessités fiscales, car il fallait éviter à tout prix que la masse imposable vienne à diminuer. Pour cela, Constantin décida en 332 que tout colon en fuite serait poursuivi, rendu à son maître et, c’était l’essentiel, que le propriétaire qui l’aurait recueilli devrait payer la capitation du fuyard (C. Th., V,17,1). D’autre part, le problème des terres désertes devint plus aigu, au point que certains auteurs considèrent que la diminution de la main-d’œuvre est une des causes essentielles de la chute de l’Empire60. Du point de vue de l’État, l’abandon des terres moins fertiles entraîne en principe une diminution du nombre des unités fiscales dans les régions les plus touchées. A cette menace, il répliqua en collectivisant l’impôt. Les villageois paieront même pour les terres incultes. On ne sait pas exactement pour le IVe siècle s’il s’agit simplement du transfert de l’impôt ou si la terre désertée elle-même est attribuée (en jouissance ou en propriété ?) au contribuable chargé de payer son impôt. En Égypte d’abord, et plus tard à l’époque byzantine, cette pratique est connue sous le nom d’epibolè ou adjectio sterilium61.
Ce procédé simpliste révèle que les besoins du fisc sont à l’origine du système agraire du IVe siècle, bien que le colonat considéré comme une forme d’exploitation du sol soit ancien. La combinaison qui unit la petite exploitation à la grande propriété existait en Orient de toute antiquité et s’imposa en Occident lorsque la régression de l’esclavage rural eut fait disparaître les grandes familiae serviles. Beaucoup d’esclaves ont dû prendre la fuite lors des invasions du IIIe siècle. Mais l’esclavage existe toujours, les lois en fixent les modalités et l’Église n’en demande pas la suppression. La marque au fer rouge interdite par Constantin est remplacée par le collier portant le nom du maître à qui on doit restituer le fuyard. La traite existe en pays barbare, les enfants exposés sont réduits à l’esclavage par celui qui les recueille. Mais l’esclavage rural a changé de forme : les esclaves, encore nombreux sur les grands domaines, sont installés sur des lots de terre et travaillent comme les colons, privés seulement de la liberté personnelle62.
Dans les villes en déclin vit une plèbe misérable qui travaille péniblement63. Dans les capitales, Rome et Constantinople, l’État l’entretient par les distributions de blé, de farine ou de pain, d’huile, de viande de porc, parfois de vin. Ailleurs, les curiales doivent assurer aux pauvres une existence supportable pour éviter les mouvements sociaux. Cette plèbe échappe en grande partie aux prises de l’État car son importance économique est réduite. L’activité libre des artisans et des marchands au détail subsiste : le chrysargyre frappe les ventes, les échanges, le produit du travail. L’État protège et met à son service les corporations, autrefois libres et florissantes et dont la seule obligation était d’obtenir l’agrément des autorités. Depuis les Sévères, on cherche au contraire à embrigader les travailleurs dans les collegia dont l’activité est plus facile à réglementer. Il est frappant de voir disparaître au IIIe siècle la fabrication si renommée de la céramique sigillée gauloise : c’est que les ateliers étaient trop dispersés et que les armées se sont mises à fabriquer pour elles-mêmes. Les grandes corporations, celles des textiles et des métaux, travaillent à la fois pour le marché libre et pour l’État qui exige chaque année une part des produits fabriqués, achetés à des prix imposés ou livrés au titre de l’impôt. Leurs membres sont héréditairement liés à leur métier ou à leur atelier, mais ils jouissent de privilèges : immunités, exemptions des charges municipales. Certaines corporations plus utiles à l’État sont très étroitement réglementées : leurs biens collectifs sont bloqués et forment des fundi dotales, une substantia, dont l’intégrité garantit le bon fonctionnement de l’entreprise ; tels sont par exemple les boulangers de Rome, les pistores, qui reçoivent leur blé des greniers de l’État et distribuent aux ayants-droit le pain gratuit (panis gradilis), tout en vendant aux particuliers dans leurs boulangeries64. Les membres de la corporation ne peuvent disposer de leurs biens, la fortune du boulanger est attachée au pétrin, celui qui épouse une fille de boulanger le devient à son tour, et son fils, s’il parvient à fuir le métier, doit laisser ses biens au consortium. Valentinien Ier est l’auteur des règlements les plus minutieux concernant les corporations de Rome, et ceux des marchands de viande de porc sont particulièrement compliqués : le suarius en effet reçoit au titre de l’impôt les animaux que livrent les éleveurs, mais il faut compter avec l’adaeratio dont les barèmes varient, avec les pertes dues au transport et celles qui résultent de la préparation des morceaux, d’où tout un système de compensations, et les suarii reçoivent des indemnités compensatrices sous forme d’amphores de vin livrées par l’arca vinaria, le tout placé sous le contrôle des bureaux, pas toujours honnêtes, de la préfecture de la Ville65. Ainsi se définit à la fin du siècle une économie d’État qui ressemble à celle des pays socialistes actuels. Il existe enfin de véritables manufactures d’État, parfois difficiles à distinguer des corporations, leur personnel est formé de corporati plutôt que de collegiati. Ce sont les fabricenses des arsenaux, des fabriques d’armes et de cuirasses, les barbaricarii des étoffes brodées d’or et d’argent, les ouvriers qui tissent la laine, le lin, les étoffes de pourpre, ceux des papeteries et des fabriques de papyrus, et bien entendu ceux des ateliers monétaires. Ils reçoivent des salaires fixés, obéissent à une discipline très dure, sous l’autorité supérieure du maître des offices ou du comes sacrarum largitionum66. La pourpre, le papier, les monnaies sont les seuls monopoles complets. Les autres manufactures, après avoir satisfait aux conditions imposées pour leurs livraisons à l’État, vendent au marché libre. Des particuliers peuvent même posséder des fabriques d’armes, tel le secrétaire de Libanios, au temps de Théodose, Thalassios (or. XLII). Les mines et carrières sont depuis longtemps un monopole de fait, bien que l’État n’ait pas de doctrine très ferme en ce domaine : en général les ouvriers sont embrigadés, sévèrement surveillés et contrôlés. Parfois le propriétaire du sol reçoit le droit d’exploiter le sous-sol, moyennant d’importantes redevances. Le sort des metallarii est très dur, ce sont des esclaves, des barbares, des condamnés. Dans l’ensemble, la production minière est en déclin, surtout en Occident et dans les provinces frontières, où les mineurs passent parfois du côté des barbares. Sans doute les mines ne sont-elles pas épuisées, comme on l’a cru, mais la main-d’œuvre est rare et les invasions perturbent son activité.
Il est probable que le commerce est moins important qu’autrefois, en dehors même des conséquences des invasions et des guerres. La structure de l’économie est plus favorable à l’autarcie qu’aux échanges, ce qui explique en partie la décadence des villes, qui sont toujours des centres de commerce. Cependant une activité libre subsiste un peu partout et, si l’État impose lourdement les marchands, les droits de douanes et les péages ne semblent pas s’être multipliés. Les communications sont fréquentes entre les villes et les campagnes où les grands domaines ont aussi des marchés. La navigation fluviale et maritime est active et ses règlements laissent une marge réelle de liberté. Cependant, ici aussi, au secteur libre se juxtapose un secteur d’État : ne disposant pas de moyens de transport « nationalisés » et autonomes, ni sur terre ni sur mer, il lui faut bien assurer l’acheminement des blés qui ravitaillent les capitales et de tous les produits que procure l’impôt de base. Le service de l’État est assuré par des particuliers travaillant sur réquisition ou sous contrat. Les transports terrestres sont l’affaire du cursus publicus : conçu à l’origine comme une poste officielle rapide pour la transmission des ordres et les voyages officiels, le cursus publicus s’est progressivement étoffé, surtout depuis l’apparition de l’annone militaire sous les Sévères. Il comporte un service du personnel (courriers, fonctionnaires, bénéficiaires des permis ou evectiones) et un service des marchandises, le cursus clabularis. Cela suppose des chevaux, des postillons et convoyeurs, des voitures et des chariots, des gîtes d’étapes (mansiones) servant également de magasins, des relais de poste (mutationes). Tout fonctionne par réquisition : l’impôt pourvoit au renouvellement du matériel, à la remonte des animaux, l’entretien des gîtes et des relais incombe aux municipalités riveraines, donc aux curiales ; le personnel de convoyage est fourni par la réquisition et les corvées (angaries). La direction du service appartient au maître des offices et à ses agentes in rebus. Cette machinerie compliquée autorise bien des abus : les permis sont trop libéralement distribués, les réquisitions sont anarchiques et frappent à l’aveuglette l’âne du paysan qui revient à vide du marché de la ville voisine, les animaux de trait ou de bât plus utiles ailleurs, les curiales qui doivent sans cesse désigner des praepositi pour les mansiones, des convoyeurs pour les denrées ou l’argent de l’État. De simples particuliers intriguent auprès des gouverneurs pour obtenir à leur profit des réquisitions illégales. Les lois sont nombreuses qui cherchent à réduire les abus d’une étatisation imparfaite67.
Depuis longtemps l’État s’est intéressé aux transporteurs maritimes, les naviculaires, et peu à peu leur condition s’est aggravée, car il faut pourvoir avec rigueur au ravitaillement de Rome, de Constantinople et des armées parfois. Leurs corporations sont au IVe siècle des consortia dont les biens sont bloqués comme ceux des boulangers et des curiales, sans doute à partir du règne de Constantin. Leur condition est héréditaire en fonction de leur naissance et de la possession de biens inscrits au consortium. En cas de besoin, sous Valens par exemple, en 371 (C. Th., XIII,5,14) on désigne d’office des naviculaires parmi les honorati, c’est-à-dire d’anciens fonctionnaires dont les biens sont aussitôt recensés et bloqués : ainsi la navigation n’est plus un métier de spécialistes, mais un impôt. Les règlements sont stricts en ce qui concerne le fret, la durée du voyage, les garanties à fournir et les périodes de congé, pendant lesquelles le naviculaire peut travailler à son compte, entre deux transports d’État. Les abus sont nombreux en tous sens : les naviculaires fraudent, spéculent, acceptent des marchandises non déclarées, font durer leurs voyages, mais sont à leur tour victimes des hauts fonctionnaires et de l’inobservation des lois68. Pourtant le système fonctionne, mais au prix d’une grande complexité qui paralyse les initiatives privées.
La vie urbaine n’a plus au IVe siècle son éclat d’autrefois, pour de nombreuses raisons qui ont déjà été examinées : invasions, destructions, inflation, transformations de l’économie agraire et surtout aggravation des charges imposées par l’État. Il sera plus loin tenu compte des différences qui, en ce domaine comme en bien d’autres, opposent l’Orient à l’Occident ; mais en toutes régions les villes petites et moyennes déclinent alors que les grandes métropoles conservent une réelle activité. Les institutions municipales sont en apparence inchangées et l’album de Timgad de 363 énumère toute une hiérarchie de patrons, de prêtres, de magistrats (duumvirs, édiles, questeurs) en charge ou honoraires69. Mais ces magistratures ne sont plus que des munera. Tout en conservant la dignité de l’ordre (ordo decurionum) qu’ils formaient autrefois70, les curiales sont désormais un collegium, un consortium, tout comme les boulangers et les naviculaires. Les biens curiales constituent une substantia bloquée dont la possession d’une parcelle, par héritage ou par la dot d’une fille de naissance curiale, assujettit aux charges : il en résulte que leurs terres ont perdu de leur valeur et que leurs filles se marient difficilement. Le recrutement ne résulte plus de la gestion d’une magistrature ni d’une élection ardemment briguée : il est automatique ou forcé. Automatique, car la naissance destine à la curie héréditairement (c’est le nexus, le lien curiale), avec la possession d’une fortune foncière parfois très faible, car on peut être curiale avec 25 jugera, soit moins de 7 ha ; forcé, lorsque la curie, à la recherche de nouveaux membres, ou les gouverneurs, obéissant aux ordres supérieurs, enrôlent tous ceux qui ont une fortune et une éducation suffisantes, sans exercer de métier réputé vil, ni être affranchis. Mais il est souvent difficile de trouver des propriétaires fonciers, de naissance convenable, qui ne soient ni marchands, ni collegiati, ni fonctionnaires ni protégés de quelque manière71. Les procédures de désignation (nominatio), d’exemption temporaire (vacatio) ou définitive (excusatio, atélie), d’appel en contestation (appellatio) sont très complexes72. La curie est un corps constitué qui administre la cité et ses biens, est responsable du ravitaillement et de l’ordre, mandate les ambassadeurs (choisis en son sein), les professeurs et les médecins publics, et surtout répartit entre ses membres les munera (liturgies) et les services d’État. Les assemblées populaires ayant disparu, les curies assument toutes les responsabilités de la vie municipale. L’organisation, la répartition, l’exécution des liturgies sous le contrôle pointilleux des gouverneurs, animent une certaine vie politique, mais représentent, au point de vue de l’État, la véritable raison d’être des curies. Les juristes, de Septime Sévère à Constantin (Arcadius Charisius), ont classé soigneusement les diverses catégories de munera, qui pèsent sur la fortune, la personne ou les deux à la fois. Le service de la cité comporte l’entretien des bâtiments publics, le chauffage des bains et la fourniture du bois nécessaire, leur éclairage et les soins des clients (fourniture de l’huile), la surveillance des prix, des marchés, des poids et mesures, le financement des spectacles et des Concours, l’exécution des ambassades, et le ravitaillement en blé, la sitegia en pays grec. En cas de disette, le responsable fournit son propre blé ou en achète à ses frais. Les services d’État sont plus pénibles, car ils s’accompagnent d’une responsabilité pécuniaire et individuelle. Pour la répartition et la collecte de l’impôt, le curiale se fait percepteur et inspecteur (susceptor, exactor, en grec praktôr). Certains d’entre eux désignés par la curie garderont les greniers de l’État, entretiendront les mansiones, feront réparer les routes, curer les canaux, endiguer les fleuves et assureront le convoyage des transports publics73.
L’ancienneté des familles, l’illustration de leurs alliances et la fortune surtout dégagent au sein de la curie une élite dirigeante : elle exécute les grandes liturgies et les ambassades qui ont gardé quelque peu de leur lustre d’autrefois, répartit entre les plus humbles les munera pénibles et sans prestige, fréquente les autorités impériales et parfois s’arrange avec elles sur le dos des plus faibles. Ce sont les principales, appelés encore dans les Codes primi, primores, primates, summates, en grec les prôtoi, qui forment une sorte de comité directeur souvent jalousé, parfois injuste ou malhonnête74. Libanios nous expose avec indignation les méfaits de Candidus, riche principales qui avait offert des Jeux lors des fêtes olympiques d’Antioche ; désigné par son ami, le gouverneur Icarios, pour surveiller les boulangers, il les maltraite honteusement et se conduit comme un potentat, un tyranneau de village75. Peut-être fut-ce pour éviter de tels abus que Valentinien avait créé en 368 le defensor plebis qui porte également le nom de defensor civitatis, en grec le syndikos. L’institution est assez mal connue. Les villes avaient depuis toujours des avocats publics (ekdikoi) chargés de les représenter en justice et d’y défendre leurs intérêts. Le defensor plebis fut-il créé pour protéger la plèbe contre les abus des potentes ou pour améliorer l’administration des cités ? Quoi qu’il en soit, il ne semble pas avoir eu l’importance prévue et cela tient au mode de son recrutement : le defensor, désigné au début par le préfet du prétoire parmi les honorati, qui étaient indépendants mais souvent en collusion avec les potentes et les principales, fut ensuite élu par les curies sous le contrôle du préfet et souvent choisi parmi des principales. Bien qu’un certain nombre de lois précisent ses attributions, qui visent le respect des règlements et des procédures administratives et fiscales, ce qui aurait pu lui donner une autorité de « médiateur », les textes littéraires sont presque muets à son égard, de même que Libanios76. L’ancienne institution du curator civitatis, née au Haut-Empire de la nécessité de contrôler plus strictement les finances des cités (supra, tome 1, p. 199), est également connue en Orient et en Égypte sous le nom de logistès (litt. comptable). Il est nommé par l’empereur et choisi parmi les curiales ayant accompli toutes leurs obligations. En Occident, les textes législatifs et les inscriptions lui attribuent une grande importance, au point qu’il prend la tête de la cité à la fin du IVe siècle, avant d’être souvent supplanté par l’évêque au temps des invasions. En Orient, les principales semblent avoir résisté avec succès à son emprise, et l’avoir réduit à peu de chose, tant la vie municipale y est dominée par le collège directeur des grands curiales77.
Les conditions économiques et politiques ont approfondi le fossé qui séparait les riches des pauvres et réduit les curiales à n’être plus guère que des fonctionnaires inférieurs gratuits. Les classes supérieures, privilégiées par l’État depuis Constantin, ont désormais une puissance irrésistible. Dans ce monde des « Puissants » se distinguent plusieurs catégories. D’abord la noblesse sénatoriale proprement dite, formée des clarissimes, dont une petite partie seulement siège au Sénat de Rome et quelques représentants à peine à celui de Constantinople, où ils y ont été transférés par Constantin et Constance78. La perte de ses pouvoirs politiques est définitive, les magistrats traditionnels de Rome ne sont plus que des « liturges » : les Jeux très coûteux sont financés par les préteurs, dont la fortune est bloquée dix ans à l’avance dans ce but ; le consulat accordé directement par les empereurs n’a qu’un rôle honorifique, c’est la décoration suprême des membres des grandes familles, mais aussi des chefs militaires et des hauts fonctionnaires79. Les aristocrates romains sont de souche récente car, depuis la fin de la République et l’Empire, trop de « purges » sanglantes ont fait disparaître les vieilles familles affaiblies par la dénatalité80. En fait les nobles du IVe siècle, les Symmachi, Anicii Probi, Nicomachi Flaviani, Vettii Agorii, Ceionii, etc., n’ont acquis leur dignité qu’au IIIe siècle au plus tôt, mais tiennent d’autant plus aux traditions. Cette aristocratie est une puissance sociale et non politique. Entre deux séjours dans leurs terres et les entretiens philosophiques au sein de leurs somptueuses villas, ils acceptent quelques postes officiels, gouvernements de provinces italiennes, proconsulats d’Afrique ou d’Achaïe, un consulat et surtout la préfecture de la Ville qui leur donne l’illusion de gérer les affaires de l’État : ce sont en réalité celles de Rome et du diocèse suburbicaire. Tous ont en commun l’orgueil de leur caste, le souci de la culture et des traditions païennes (avec des exceptions, car il y a des chrétiens parmi eux), une hostilité latente envers les fonctionnaires dont la concurrence a ruiné leur rôle politique, et le goût de la campagne où ils mènent une existence déjà seigneuriale. Les empereurs depuis Constantin leur témoignent une faveur mêlée d’un léger mépris pour leur peu d’ardeur au service de l’État et leur totale incompétence militaire ou juridique (sauf exception en ce dernier domaine, par exemple Symmaque). Poussé par son entourage de Pannoniens avides et sans doute jaloux, Valentinien s’est heurté violemment à cette aristocratie, mais Gratien et Théodose ont gouverné en bons termes avec ses plus grands représentants, malgré leur attachement au paganisme81. En laissant la noblesse acquérir une forte influence locale en Occident, les empereurs ont voulu peut-être se faire pardonner leur politique absolutiste et leur action contre le paganisme. Cette influence sociale ne présentait guère de danger au point de vue proprement politique, car, privée de la force militaire et tenue à l’écart des réalités administratives (mises à part les préfectures du prétoire d’un Petronius Probus), la noblesse était inoffensive. Elle ne joua même aucun rôle dans la résistance aux invasions barbares, malgré un réel patriotisme chez des éléments enracinés au sol de leur pays, comme Sidoine Apollinaire, au Ve siècle.
Le clarissimat, on l’a vu, est depuis Constantin et tout au long du siècle, libéralement accordé aux fonctionnaires impériaux. Ainsi se forme une autre classe supérieure, celle des hauts dignitaires du régime, qui ne se confond pas entièrement avec l’aristocratie sénatoriale. Leur standing social dépend avant tout, non de leur naissance ou de leur culture, mais de leur place dans la hiérarchie : en somme le « tchine » (Russie tsariste) des « apparatchiki » (URSS). Outre la puissance que l’État leur délègue, ils jouissent de privilèges, d’immunités et d’exemptions et échappent aux charges municipales : ce sont les honorait. Les plus élevés d’entre eux siègent au Sénat de Rome, mais ils peuplent surtout celui de Constantinople. S’ils ont des impôts assez lourds et un train de vie dispendieux, ils sont largement payés et le système fiscal qui leur fournit les annones de la « mangeoire impériale » (Libanios) les désigne facilement à la haine populaire car ils vivent ouvertement du travail des pauvres. Du haut en bas de l’échelle, le fonctionnaire est un pacha, redouté de tous, mais soumis à une stricte hiérarchie, exposé aux intrigues et aux renversements de fortune. Si leur genre de vie les rapproche de l’aristocratie sénatoriale, leur mentalité en diffère : ce sont en grande majorité des parvenus sans ancêtres qui se sont élevés à la force du poignet, par le travail et le mérite, l’intrigue souvent aussi. Ils se piquent eux aussi de culture littéraire et recherchent l’approbation et la louange des sophistes mais leur culture est souvent superficielle, acquise par snobisme82. Cependant beaucoup ont suivi l’enseignement de la rhétorique ou des écoles de droit, comme on l’a vu. Ce qui les sépare de l’aristocratie sénatoriale, c’est leur attachement à la vie urbaine, leur constance dans le service public et leur sens de l’État. Les lettres que Libanios échange avec certains d’entre eux parmi les plus grands, le préfet d’Illyricum Anatolius, le comes Orientis puis préfet d’Orient Modestus, le préfet d’Orient Tatianos, révèlent parfaitement leurs qualités et leurs défauts, sous les fleurs de la rhétorique et parfois une insolence cachée : ils sont travailleurs et capables, mais durs aux faibles et ambitieux83. A la mentalité « seigneuriale » des nobles de l’Occident s’oppose l’esprit légiste des grands commis orientaux : ils sont les héritiers des chevaliers du Haut-Empire et l’Orient leur doit en partie d’avoir survécu.
Une troisième catégorie de « puissants » prend de l’importance au IVe siècle, ce sont les chefs militaires. Rares sont désormais parmi eux les purs « Romains », bien que l’on en rencontre jusque sous Théodose (Timasius, Promotus). La séparation de la carrière militaire et de la carrière civile a porté ses fruits : les sénateurs de Rome méprisent l’armée inculte et en partie barbare, les élites instruites préfèrent l’administration, la vieille tradition romaine de la polyvalence de l’honnête homme a disparu. Aussi les grands militaires sont-ils presque tous des barbares, des Germains (Francs surtout), voire des Sarmates et des Vandales, sortis du rang comme les empereurs pannoniens du IIIe siècle. Leur origine leur interdit de briguer la pourpre, ce qui a limité les usurpations, si fréquentes au IIIe siècle à cause de l’origine pannonienne des grands chefs. Ces généraux furent de bons serviteurs de l’Empire : Dagalaifus, Nevitta et surtout Merobaud, Arbogast, tous Francs, ainsi que le Sarmate Victor et Stilicon, Vandale par sa mère. Certains sont instruits ou du moins veulent qu’on le leur dise, et pour cela ne manquent pas de faire visite aux sophistes des villes qu’ils traversent. Au-dessous d’eux, les cadres supérieurs, duces, tribuns, protectores domestici (Ammien Marcellin fit partie de ce corps) sont également honorés, bien payés, en contact fréquent avec la population civile par les missions qu’on leur confie. Si l’armée est une caste par suite de l’hérédité de son recrutement, car là aussi la fixité des conditions entre en jeu, et si elle coûte cher aux peuples qu’elle défend non sans parfois les maltraiter, il est excessif de dire qu’elle ressemble déjà à un corps d’occupation barbare (A. Piganiol). Elle exécute en fait de nombreux travaux d’utilité publique et ses cadres s’intègrent à l’administration, elle-même militarisée, au point d’en prendre les défauts : arrivisme, intrigues, corruptions, brutalité, et patronage militaire (infra, p. 183)84. En Occident, plus exposé au danger barbare, les grands chefs, plus nombreux et plus occupés qu’en Orient, étaient assez bien vus par la population et les nobles même auxquels ils tentaient de s’assimiler. En Orient, où le régime conservait un caractère plus civil, et où la bourgeoisie des villes n’avait jamais eu grand goût pour l’armée, on ressentait davantage les excès des militaires et l’on se plaignait de l’enchérissement de la vie quand une armée se concentrait dans la région (Antioche au temps de Julien). Lorsque les militaires voulurent jouer un rôle politique, à la suite de Stilicon ou pour le combattre, une violente réaction anti-germanique éclata dans les milieux dirigeants de Constantinople, qui eut des conséquences importantes.
Il y a certes quelque chose de grandiose dans cet effort des empereurs, depuis Aurélien jusqu’à Théodose, pour tendre au maximum tous les ressorts de l’Empire en vue d’en assurer la défense contre les barbares et la survie malgré les crises politiques, l’inflation persistante et les difficultés de l’économie. Les moyens employés étaient drastiques : militarisation, technocratie, fiscalisme à outrance et surtout peut-être attachement de tous à la condition de leur naissance. Des résistances actives ou passives ne pouvaient manquer de se produire85. Au temps du principat, l’Empire avait connu ses brigands, ses hors-la-loi, ses « déchets sociaux ». M. Rostovtzeff croyait que la crise du IIIe siècle était due à l’alliance des paysans et des soldats contre les villes, privilégiées par le régime « humanistique » des Antonins. Au Bas-Empire, une partie serrée se joue entre les contribuables, le fisc et les « puissants » et une autre alliance contre nature développe ses effets, le patronage86. Les pauvres, aux prises avec les agents de l’État, se placent sous la protection de ceux qui peuvent les défendre, sénateurs, hauts fonctionnaires, officiers, parfois même curiales influents. Ce patrocinium (patronage) se paie, évidemment. En cadeaux, en argent, en obligations diverses, mais surtout par l’aliénation de l’indépendance du « protégé ». Sous la République, le « client » donnait sa voix (électorale), aujourd’hui le paysan cède sa terre à son « patron » dont il devient le colon. Il travaille pour son maître au lieu de peiner pour l’État et le fisc, mais sa condition n’en est guère améliorée, bien au contraire, car la dépendance privée est plus lourde que les obligations publiques. Mais au moins il sera à l’abri des percepteurs, des menaces, des amendes, de la prison et enfin des mauvais traitements. Le patron arrondit ses biens, se procure un travailleur supplémentaire fort utile en ces temps de main d’œuvre rare, et un homme qui lui est attaché par des liens personnels, presque un « fidèle » enfin. Ainsi s’étend dans les campagnes la domination de quelques-uns sur des villages entiers, d’où le nom officiel de patrocinia vicorum. L’État a de plus en plus de mal à faire appliquer ses lois, car les clients sont en somme médiatisés, soustraits à son contrôle direct. Les curiales qui font dans ces villages leurs tournées de perception sont impuissants, bafoués, frappés parfois, et doivent compenser sur leurs biens le manque à gagner du fisc. Ces patronages de villages, nés vers 360, se développent aux IVe et Ve siècles, malgré les nombreuses lois dirigées à l’époque de Valentinien et de Théodose contre protecteurs et protégés. La création du defensor plebis a pu avoir, entre autres buts, celui de contrecarrer le patronage en assurant aux pauvres la protection officielle de l’État. Cependant le phénomène étendit ses ravages, surtout en Occident, où la puissance sociale des grands propriétaires était plus forte, et aussi en Égypte, où la fiscalité et l’administration étaient dures aux fellahs et la tradition des « protections » invétérée87. Les Romains eux-mêmes ont toujours eu un goût pour les liens de dépendance entre le fort et le faible : l’affranchi doit à son ancien maître devenu son patron des devoirs de client ; les chefs de la nobilitas républicaine ont toujours disposé de vastes clientèles (Sylla, Pompée) et le principat est en partie fondé sur de tels rapports (thèse de A. von Premerstein, supra, tome 1, p. 33) : les citoyens sont en quelque sorte les clients d’Auguste, le premier princeps. Bien que sous l’Empire les clientèles privées se soient perdues dans celle du prince, les grands personnages du régime, les anciens fonctionnaires, les notables ayant des relations et de l’entregent acceptaient volontiers de devenir les patrons des cités : ce « patronat sur les collectivités publiques » a été considéré par le savant qui l’a étudié dans son détail érudit, L. Harmand, comme à l’origine du patronage du Bas-Empire. Cela paraît discutable car le patrocinium vicorum, comme son nom l’indique (textes de lois) s’exerce exclusivement sur le monde rural, et qu’il annihile la force de l’État, tandis que l’ancien patronat de cité était un facteur de cohérence sociale et ne fut jamais combattu par le gouvernement impérial. Le patronage est le résultat de l’oppression fiscale et de la montée des puissants. Il en est de même du patronage militaire, exercé par les duces, les officiers, voire les sous-officiers, sur les villageois vivant aux alentours de leur garnison : le paysan, traqué par le curiale exacteur de l’impôt et que son maître légitime, le propriétaire civil, souvent un curiale lui-même, ne peut soustraire aux prises de l’administration, se met moyennant cadeaux et finance sous la protection du militaire local. Des villages autonomes (metrocomiae) et de nombreux colons échappent ainsi à tout contrôle légal. Mais il ne semble pas y avoir en Syrie de cession de la terre au patron, ce qui limite les effets désagrégateurs du phénomène88. Telle est du moins la situation que nous dépeint, en termes indignés pour en être lui-même la victime, Libanios dans son célèbre discours Sur les Patronages (or. XLVII). Les lois n’insistent pas spécialement sur ces agissements des militaires et ils doivent être limités aux provinces frontières, à la Syrie, où l’atteste le sophiste, et à l’Égypte, selon de nombreux papyrus89.
Le brigandage, quand il est endémique, est le signe infaillible d’un malaise social. Il ne semble pas plus répandu au Bas-Empire qu’aux époques prédédentes, qui connurent Marie, Maternus, Bulla, les Boukoloi égyptiens et les Bagaudes gaulois, dont le mouvement dure depuis la fin du IIIe siècle jusqu’au milieu du Ve siècle, car les Bagaudes sont cités par Salvien de Marseille. Pour les auteurs anciens, ce sont toujours des criminels, des rebelles à tout ordre établi, qui préfèrent la rapine au travail. De tels asociaux existent certainement, comme en toute société, mais leur participation à ces mouvements ne les explique pas. Certains vocables semblent désigner plutôt des malheureux qui cherchent à échapper à une existence menacée par le fisc, le maître et les agents recruteurs : ce sont des « déserteurs », des aratores, des pastores (laboureurs et pasteurs). Plutôt que des colons au sens plein du terme, que leur maître sait protéger tout en les exploitant, ce sont de petits propriétaires ruinés, privés de leur terre et qui refusent de servir leur créancier, des ouvriers agricoles salariés, qualifiés d’ « errants » (vagi) parce qu’ils cherchent du travail sans en trouver, sinon en se laissant intégrer dans le système étouffant du colonat. Révoltés par la société qu’on leur impose, ils se tournent parfois vers les barbares. Le fait est attesté en Pannonie, en Mésie, en Thrace à l’époque du désastre d’Andrinople. Le barbare est pauvre et souvent affamé, mais il est libre et fier, il ignore le fouet, les chaînes et la corruption des riches : ce thème du « bon barbare » (cf. le « bon sauvage » de notre XVIIIe siècle), cher à Tacite et aux auteurs moralisants, réapparaît au IVe siècle dans les discours de Themistios, certaines homélies des Pères de l’Église, et au Ve siècle dans les invectives de Salvien, opposant la pourriture de Rome, cause de sa chute, aux vertus des Germains. Les cas de trahison caractérisée ne sont pas nombreux et il serait imprudent d’insister sur de prétendues tendances « nationales » ou sur la « résistance populaire » à l’occupation romaine. En Syrie, on apprend par Ammien Marcellin et Libanios que des marchands de Nisibe ou des curiales écrasés d’impôts et de liturgies injustes, se réfugient chez les Perses, agissant contre Rome en véritables transfuges90. En Afrique enfin, le mouvement des circoncellions est plus complexe, car aux causes profondément religieuses (le donatisme, supra, p. 95) se joignent certainement des antagonismes sociaux : des esclaves sont libérés par la force, les maîtres bafoués, les créances brûlées. Des aspirations à l’indépendance ont existé chez des caïds locaux, excédés des injustices impunies (c’est le cas de Firmus, sous Valentinien). Malgré les jugements partiaux des catholiques africains, Optat de Milev, saint Augustin, ces circoncellions ont quelque chose des camisards du XVIIe siècle et des bandes de Mandrin au XVIIIe. En défendant leur foi, ils veulent redresser les torts du régime en prenant le parti des pauvres de la campagne : en Afrique le tissu urbain très dense laissait, chez les chrétiens même, peu d’influence aux communautés purement rurales, car les évêques sont tous dans les cités91.
L’Église, dont les clercs jouissaient de privilèges et que les évêques protégeaient efficacement, est aussi le refuge de ceux qui souffrent : sous Constantin et surtout Constance, bon nombre de curiales ont fui leurs charges en devenant clercs. Par la suite, les lois posèrent des conditions sévères à l’entrée des curiales dans l’Église92. Le monachisme, dont les motivations religieuses ne sont pas discutables, fut cependant dans une certaine mesure, en Orient du moins, le refuge des asociaux et des opprimés : l’anachorèse ne désignait-elle point depuis toujours la fuite des paysans dans le désert ? La rigueur de la vie érémitique avec ses austérités est facilement acceptée par ceux qui préfèrent vivre libres au désert, où ils sont à l’abri des servitudes sociales. Beaucoup de moines sont des pauvres, des analphabètes d’origine indigène, d’abord autour de saint Antoine, puis dans les communautés d’artisans de Pachôme et de Schenoudi, qui vivent en marge de la société. Ces moines, on l’a vu, ne sont cependant pas indifférents au monde et descendent parfois dans les villes où ils opèrent gaillardement de pieux saccages. Les autorités s’en inquiètent et Théodose veut sévir en 388 contre les moines de Callinicum sur l’Euphrate ; qui ont incendié une synagogue, et il déplore leurs crimes. Une loi de 390 leur interdit de pénétrer dans les villes, mais elle fut abolie dès 392. L’État chrétien ne pouvait guère réagir contre le développement du monachisme qui privait pourtant l’économie de forces de travail et dépitait les légistes par son mépris des valeurs séculières, son refus du « système »93.
Sans vouloir lui échapper aussi radicalement, beaucoup cherchent à se libérer de leurs obligations héréditaires et un certain nombre y parviennent : il existe au Bas-Empire une « mobilité sociale » qu’on ne soupçonnerait pas au premier abord94. Les lois qui imposent l’hérédité des conditions sont comme un filet dont les mailles, sans cesse rétrécies par des dispositions nouvelles, laissent passer les obstinés. Sans doute le paysan, le colon ne disposent-ils que de moyens très limités et l’armée même, le grand facteur de promotion sociale d’autrefois, leur est fermée, à moins que le maître n’accepte de fournir une recrue choisie parmi ses colons. La fuite des marchands et des artisans est difficile, surtout s’ils sont intégrés dans une corporation surveillée. Cependant on connaît, notamment par les discours et les lettres de Libanios, de hauts personnages qui étaient fils de marchand, de cordonnier, de boucher : d’après le sophiste, l’intrigue et de honteuses protections leur ont permis d’échapper à la condition de leur naissance d’où ils n’auraient jamais dû sortir95. Mais lui-même veut en revanche faire entrer au Sénat de Constantinople un de ses amis, Thalassios, son secrétaire, qui possède d’autre part une fabrique d’armes : d’obscures oppositions firent échouer ce projet, et cette fois Libanios ne tarissait pas d’éloges sur le compte de son protégé, qui voulait surtout en fait échapper aux charges curiales dont il était menacé (or. XLII). L’armée dans ses cadres supérieurs et le fonctionnariat à tous les niveaux sont le refuge idéal des classes moyennes ainsi que le professorat, qui exempte (s’il est officiel) des charges municipales, et les professions libérales. La correspondance de Libanios est pleine de recommandations en faveur de ses amis, de ses élèves et anciens élèves, et ses lettres bien tournées obtiennent des succès. Assurément, plus on s’élève dans la hiérarchie sociale, plus les possibilités sont larges, mais le désir est moins vif de s’enfuir. La fuite des riches est plus aisée que celle des pauvres et il subsista toujours des otiosi, des vacantes parmi les habiles96. Mais si l’on veut avoir un échantillonnage de tous les procédés permettant de fuir un sort imposé, il faut prendre pour exemple la classe curiale. Les curiales en effet sont particulièrement assujettis et d’autant plus désireux de s’échapper. Ils possèdent de la culture, des relations, des capacités qui leur ouvriraient toutes les portes en une société libre. Mais les empereurs multiplient les dispositions législatives, leur ferment une à une toutes les issues et posent à leur libération des conditions draconiennes. Le livre XII, 1 du Code Théodosien est le catalogue complet de ces lois : leur répétition même tend à prouver qu’elles sont souvent inopérantes. L’armée tente un petit nombre d’entre eux, dont Ammien Marcellin est un des bons exemples. Le professorat a libéré Libanios et certains de ses amis, mais l’accès de la carrière est long et difficile. Restent des professions libérales, d’où l’on peut être délogé si l’origine curiale est détectée ou dénoncée. Le fils de Libanios, pas très doué il est vrai, et desservi par une naissance illégitime, eut toutes les peines du monde, malgré l’entregent de son père, à devenir avocat auprès du tribunal d’un gouverneur, les avocats libres en effet n’étant pas à l’abri de la récupération par les curies. Enfin le fonctionnariat est le meilleur refuge, au moins sous les empereurs qui recrutèrent beaucoup, Constantin et Constance. Mais plus tard il faut laisser un fils à sa place, avec une part de la fortune curiale, et les petits fonctionnaires peuvent être rappelés au sein de leurs curies même après de multiples années de services97. Il en est de même des clercs dans la seconde moitié du siècle. Quand on considère que, sur une cinquantaine de curiales que Libanios nous fait connaître à Antioche, une vingtaine ont fui la curie ou ont tenté en vain de le faire, on songe avec mélancolie aux évergètes des siècles humanistiques et l’on mesure le chemin parcouru.