L’étude de ces provinces, présentée au cours des chapitres précédents, a besoin de quelques retouches car, après la longue crise du IIIe siècle, est intervenue l’œuvre de restauration des Illyriens et de leurs successeurs du IVe siècle, dont le succès fut inégal. L’archéologie aux résultats très dispersés, l’épigraphie moins abondante qu’autrefois, quelques allusions dans les Codes et les textes littéraires offrent une matière suffisante qui n’a pas été jusqu’ici aussi commodément rassemblée que pour le temps du Haut-Empire. Ammien Marcellin a beaucoup voyagé et bien observé, Libanios nous fait connaître Antioche et à un moindre degré les provinces de l’Orient, mais le récit d’un simple marchand ou entrepreneur de spectacles ambulants, connu sous le nom d’Expositio totius mundi est un document de premier ordre98.
La décadence de Rome et de l’Italie se poursuit et les régions les plus prospères sont les confins militaires du Rhin et du Danube, au moins jusqu’en 378, et les provinces épargnées par les invasions et les troubles, comme la Bretagne et l’Espagne. Ailleurs la dépopulation affecte la production économique99. Partout l’activité des villes a diminué au profit des centres militaires, des manufactures d’État, des grands domaines où s’organise une production autonome. La difficulté et le coût des transports, trop souvent monopolisés par l’État, engendrent une certaine autarcie, une contraction des échanges, les grands secteurs cherchant à se suffire à eux-mêmes, d’autant plus que le commerce des objets de luxe est limité, que les fabrications locales de peu de valeur marchande ne voyagent guère. Les grands axes commerciaux de l’Occident sont les mêmes qu’autrefois, mais l’axe méditerranéen, Gadès-Narbonne ou Arles-Rome, a perdu de son importance au profit de la route continentale du nord qui unit la Bretagne aux rives du Rhin depuis Londres et Bononia (ancienne Gesoriacum) par Bavai, Tongres et Cologne, comme au Haut-Empire. Un itinéraire de repli, plus à l’intérieur, évite le danger barbare, de Bononia à Milan par Langres et Lyon. Un axe sud-nord demeure important qui mène d’Arles à Chalon-sur-Saône et de là à Bononia ou à Trèves.
Au sein de la grande préfecture du prétoire des Gaules (capitale Trêves) se trouvent les diocèses des Bretagnes, des Gaules, des Sept-Provinces et des Espagnes. Le diocèse des Bretagnes comprend cinq provinces, Valentia, Flavia Caesariensis, Maxima Caesariensis, Britannia I et II, et Londres acquiert enfin la qualité de capitale qui lui fut si longtemps refusée. Son éloignement des centres vitaux, qui a ralenti son développement, protège aujourd’hui la Bretagne des invasions, malgré la menace des pirates francs et saxons. Vaincus par Julien, ils laissèrent de nouveau libre la voie maritime qui permettait aux convois de blé la remontée du Rhin jusqu’à Bâle. Au nord subsistent des tribus insoumises, les Pictes et les Scots. La Bretagne n’avait jamais été un pays de brillante vie urbaine et au IVe siècle ses villes déclinent. La vie économique s’est réfugiée dans les villae des grands propriétaires, du sud et du sud-est notamment, et la population de nombreux villages est venue travailler pour les latifondiaires. La culture du blé et l’élevage du mouton sont essentiels. La fabrication d’une céramique locale commune n’empêche pas l’importation de la poterie rhénane. Les mines de plomb argentifère et d’étain, sacrifiées longtemps à celles de l’Espagne, sont remises en activité depuis le IIIe siècle. La métallurgie du fer est prospère et une nouvelle industrie textile prend un essor d’avenir grâce à la laine des moutons. Londres possède un atelier monétaire et le pays vit dans une autarcie relativement prospère. Le christianisme commence à toucher l’île et trois évêques siègent au concile d’Arles, en 314100.
Le diocèse des Gaules, capitale Trèves, comprend le nord du pays et neuf provinces, les deux Germanies, les deux Belgiques, quatre Lyonnaises et la Maxima des Séquanes. Le sud forme un autre diocèse, appelé les Sept-Provinces et plus couramment à la fin du siècle l’Aquitaine, dont Bordeaux est devenue la capitale aux dépens de Vienne101. Les empereurs de Trêves, Constance Ier, Constantin, son fils Crispus, puis Valentinien, firent beaucoup pour la défense, la protection et la restauration de la Gaule, ainsi que Julien qui préférait sa chère Lutèce102. La Gaule avait toujours été une contrée agricole, dominée par une noblesse terrienne très enracinée, et il en est encore de même, bien que sa noblesse se soit renouvelée au cours du IIIe siècle. Ses grands représentants sont même plus nombreux relativement qu’au Haut-Empire, Flavius Salustius, Secundus Salutius, Ausone et Rufin sous Théodose, parmi ceux qu’étudie dans son travail prosopographique K. F. Stroheker103. La vie agricole est prospère sur les grands domaines, les fundi, autour des magnifiques villae que le maître se fait construire non loin des communs et des ateliers : le grand domaine en effet se suffit à lui-même, grâce à ces ateliers qui vendent à tout le voisinage, et se livrent aux travaux de charpente, menuiserie, charronnerie et même parfois à la métallurgie et au tissage des textiles. Les puissants exercent leur patronage sur les villages et leurs domaines ont une telle individualité qu’ils ont souvent donné leur nom aux communes actuelles104. De grandes villas ont été fouillées, depuis celle d’Anthée en Belgique jusqu’à celles de Chiragan et Montmaurin en Aquitaine, et ce sont de vastes complexes, pouvant abriter plusieurs centaines d’habitants, vivant en autarcie : à Chiragan, 10 000 ha et 1 000 habitants environ. La technique agricole a fait des progrès, selon les descriptions de Palladius, le dernier des agronomes romains, et les trouvailles archéologiques : moissonneuse de la Gaule du Nord, adaptée à de vastes champs aux sols lourds, charrue à roues (carruca), moulin à eau : celui de Barbegal en Provence est une véritable usine, destinée sans doute à moudre le grain des horrea (greniers) impériaux d’Arles105. La partie la plus active de la Gaule est le nord et le nord-est, grâce à la présence des empereurs et des armées, et l’Aquitaine, de Bordeaux à Arles. Mais partout les villes se sont rétrécies entre leurs remparts hâtivement construits : une ville moyenne ne couvre plus guère que 7 ha environ et Bordeaux très vaste en atteint 32. On y trouve cependant un artisanat varié, une activité textile à Trèves, Amiens, Bourges, en Aquitaine, et des fabriques de vêtements militaires à Trèves, Reims, Autun, Tournai, Vienne, des fabriques d’armes et de cuirasses à Trèves, Autun, Mâcon, Reims, Arles. La poterie à molette de l’Argonne, aux dessins géométriques, a remplacé dans le nord-est l’ancienne sigillée, et la verrerie de luxe s’est considérablement répandue depuis le Haut-Empire, dans le Bourbonnais, l’Argonne et à Cologne surtout, où les ouvriers qualifiés, vitriarii et diatretarii (qui fabriquent les beaux vases à filigrane gravé appelés diatrètes) sont protégés par Constantin106. Après la décadence de Lyon, détruite en 197, de Narbonne, de Marseille et de Vienne, les grandes villes de la Gaule sont au IVe siècle Trèves, ornée de beaux monuments par Constantin (aula palatina, thermes, amphithéâtres), ville administrative, industrielle (quartier des potiers) et disposant d’un riche terroir agricole sur la Moselle ; Bordeaux, la ville d’Ausone, enrichie par le commerce terrestre vers le nord-est (par Saintes et Limoges), ou le sud-est (par la Garonne), et les relations maritimes, le long des côtes de la Gaule et de l’Espagne ; Arles, centre commercial du Rhône, plaque tournante des transports d’État vers les régions rhénanes, également embellie par Constantin : en 407, la préfecture des Gaules abandonnant Trèves s’installera à Arles. Le christianisme a fait bien des progrès depuis les fastes sanglants de l’Église de Lyon sous Marc Aurèle, mais la conversion massive du pays fut tardive. Saint Hilaire de Poitiers fut un grand combattant de l’orthodoxie et chassa l’arianisme des Gaules, saint Martin de Tours poussa l’évangélisation des campagnes et fonda les premiers monastères107.
Le diocèse des Espagnes comprend cinq provinces, Tarraconaise, Gallice, Lusitanie, Bétique et Carthaginoise, et la Maurétanie tingitane au-delà du détroit de Gibraltar. La capitale administrative est la vieille colonie militaire de Merida (Emerita). Sur la côte orientale Tarragone, ravagée au IIIe siècle par les Francs, a été supplantée par Barcelone. L’économie repose comme autrefois sur l’huile d’olive toujours exportée, avec le garum (ou muria) et les chevaux. Les mines sont en décadence — celles de la région de Carthagène cessent de produire après 200 —, et la Péninsule ibérique, autrefois riche en argent, est le seul diocèse sans atelier monétaire. Un peu à l’écart des grandes routes commerciales, tout en conservant ses relations avec les Gaules, l’Afrique et Rome même, vivant aisément d’une économie variée, l’Espagne a fourni moins de dignitaires qu’autrefois, sauf à l’époque de Théodose, né en Gallice (Callaecie), dont le plus dangereux compétiteur fut un autre Espagnol, Maxime. La romanisation est loin d’être achevée dans les régions de l’intérieur où survivent bien des traits indigènes, les tribus et les cultes. Les villes les plus actives sont Mérida, Barcelone, Cordoue, Bracaraugusta et Gadès qui bénéficie de ses relations avec la Tingitane : celle-ci est désormais incluse dans le diocèse espagnol, ce qui officialise d’anciens contacts, encore resserrés depuis que les Maures ont coupé définitivement les communications avec le reste de l’Afrique, par la trouée de Taza108. Le christianisme espagnol est aisément fanatique : en face des orthodoxes intransigeants, d’Ossius de Cordoue à Théodose, se dressent à la fin du siècle les hérétiques de Priscillien, que fit exécuter leur compatriote Maxime, alors empereur en Occident109.
L’Afrique forme un diocèse de six provinces, les deux Maurétanies, Césarienne et Sitifienne, la Numidie, la Proconsulaire, la Byzacène et la Tripolitaine, avec pour capitale Carthage, où réside, à côté du vicaire du diocèse, le proconsul qui ne dépend pas de lui. L’Afrique ne connut qu’une invasion extérieure, celle des Vandales de Genséric qui lui fut fatale, entre 407 et 431, mais les mouvements des Maures nomades étaient fréquemment inquiétants : Maximien lutta contre eux avec succès et le limes fut soigneusement entretenu110. Le donatisme fut plus dévastateur, les campagnes et quelques villes en furent sérieusement troublées et la situation s’aggrava du fait de l’intervention de caïds berbères qui supportaient mal les exactions et les injustices des administrateurs romains, et la guerre de Firmus fut très dure. La prospérité des campagnes ne se démentait pas et les inscriptions attestent que Valentinien fit exécuter de nombreux travaux dans les villes. Les monuments chrétiens sont nombreux à Sétif, Hippone, Tipasa, Carthage. Le blé et l’huile sont toujours les principales ressources de l’Afrique et l’on sait par les Tablettes Albertini que les « cultures manciennes » se sont perpétuées jusque sous les Vandales. Le ravitaillement de Rome dépend de la flotte de Carthage et les troubles africains étaient la terreur des préfets de la Ville. L’Afrique d’autre part entretient des relations suivies avec la Gaule. Le chameau a facilité les déplacements dans les zones subdésertiques mais contrecarré la sédentarisation des nomades, qui ne fut jamais achevée. Une multitude de petites villes ont gardé leur activité et la culture intellectuelle est très prisée : on commence ses études sur place, on les poursuit à Carthage pour les terminer à Rome (saint Augustin). Sur cette terre violente, où s’organisa la première Église chrétienne de langue latine de l’Occident (supra, tome 2, p. 247), les passions religieuses sont fortes et de grands évêques nous ont laissé des œuvres de premier plan. La romanisation de la population berbère ne fut jamais totale, sous un vernis plus brillant que profond, et l’on demeure confondu de la facilité avec laquelle Genséric, avec ses 30 000 guerriers, s’empara de l’Afrique111.
L’Italie formait un diocèse (dioecesis italiciana) divisé exceptionnellement en deux vicariats. Le vicariat de Milan comprenait de huit à neuf provinces « annonaires » (selon les dédoublements qui ont varié) : Vénétie, Istrie, Émilie-Ligurie, Alpes cottiennes, deux Rhéties, Flaminie. La Péninsule comprenait les régions « suburbicaires », Tuscie-Ombrie, Picenum, Valérie, Campanie-Bruttium, Apulie-Calabre, Sicile, Sardaigne et Corse. Son vicaire fut tantôt un vicaire des préfets du prétoire, tantôt un vicaire de la préfecture urbaine, puis, à partir de 357, un des vicaires du préfet du prétoire, le vicarius Urbis Romae112. Au Haut-Empire, l’Italie du Nord résistait à la crise qui frappait le reste de la Péninsule grâce à ses cultures riches et variées, à son élevage, au petit nombre relatif de ses grands domaines, à la stabilité de sa population et aux relations commerciales avec les pays alpins et danubiens (Aquilée). Cette prospérité demeure au Bas-Empire dans les provinces centrales, Ligurie, Vénétie, favorisées par la présence d’une cour à Milan et la proximité des armées à ravitailler. Les spécialistes ne s’accordent pas sur l’état de l’agriculture italienne au IVe siècle : pour les pessimistes (K. Hannestad), elle a végété jusqu’aux invasions barbares, pour d’autres (F. M. de Robertis), l’Italie se relève dès le IIIe siècle de sa crise économique113. La grande propriété là aussi s’est développée depuis le IIIe siècle au profit de magnats ouverts aux activités spéculatrices : le blé est l’objet d’un important commerce libre aux mains de marchands locaux, il n’y a guère d’Orientaux ni de Syriens. Les gros propriétaires, pour qui travaillent des colons, des salariés libres et des esclaves encore savent jouer des différences de prix saisonnières : stockage et spéculation sur la baisse des prix, la vilitas, et leur cherté, la caritas, bien que le prix de la céréale sur de longues périodes demeure stable. Les exigences de la fiscalité et les abus de la coemptio irritent ces riches, souvent hostiles aux fonctionnaires, très nombreux dans ce secteur. Le marché du blé atteint Rome même, car le blé de l’Égypte alimente maintenant Constantinople, tandis que l’arrivée de celui d’Afrique est soumis à des conditions irrégulières : sinistres maritimes, troubles locaux et, à la fin du siècle, manœuvres de Gildo et arrivée des Vandales par la suite. On voit travailler à Rome des importateurs de blé cisalpin. La Vénétie et l’Istrie sont favorisées par la facilité des transports fluviaux et maritimes. Les gros producteurs ont des intérêts directs dans le commerce car ils savent s’introduire dans les corporations de mercatores. Les exigences du fisc — Théodose fait appliquer la coemptio sur les marchands — auraient détourné les riches du commerce et favorisé plus tard les tendances autarciques. Les deux grandes villes de l’Italie annonaire sont Aquilée, à l’activité déjà ancienne, et surtout Milan qui a fait au IVe siècle des progrès surprenants, tant à cause de sa situation centrale en Lombardie que du fait de la présence de la cour aux temps de Valentinien II et de Théodose. Sous l’impérieuse direction de saint Ambroise, l’évêché de Milan est le second de toute la Péninsule, et à certains moments, après la mort du pape Damase en 384, son rayonnement dépasse celui de Rome. L’Italie suburbicaire est moins prospère : le latifundium y est plus développé, les terres abandonnées ou en friche sont nombreuses, même en la riche Campanie, et la malaria s’installe sur les côtes de l’Étrurie et de Latium, où elle ne sera définitivement extirpée que par le fascisme mussolinien. Certaines cités de la côte, Terracine, Puteoli, autrefois ravitaillées par le blé local, dépendent maintenant des importations. Mais c’est pourtant en Lucanie et dans le Bruttium que les suarii de Rome vont chercher les porcs livrés au titre de l’impôt pour le ravitaillement de la Ville. Une petite industrie locale subsiste, textile surtout à Canusium, Tarente, mais les grandes fabriques d’armes de l’État sont dans le Nord, à Aquilée, Milan, Pavie. L’Italie du Sud pâtit donc comme toujours de sa pauvreté naturelle (Campanie exceptée), de l’excessive prédominance de la grande propriété, d’une démographie faible : l’Italie antique a connu déjà son « mezzogiorno ». Mais en outre, au IVe siècle, elle subit les conséquences de la décadence politique et économique de Rome. Les centres du monde romain et par suite les grandes artères commerciales se sont déplacés vers le nord et les frontières, ou, depuis Dioclétien et Constantin, vers l’Orient.
La population de Rome a diminué et ne dépasse peut-être plus 350 000 habitants114. La plèbe entretenue par l’État s’adonne à de petits métiers ou vit des salaires du bas-fonctionnariat : manutentionnaires des entrepôts, greniers et marchés de l’État, services très étoffés de la préfecture urbaine, du vicaire, des distributions alimentaires, de l’entretien de la ville et des rives du Tibre115. Il n’y a pas d’industries, tout est importé, le chômage est endémique, la famine menace souvent, ce qui provoque des émeutes contre les hauts fonctionnaires incapables ou malhonnêtes (scandale de l’arca vinaria)116, et entraîne parfois l’expulsion des étrangers, la funeste xenelasia. L’aristocratie dépense dans ses somptueux palais, au nombreux personnel servile, le produit du travail des colons de ses immenses domaines. La vie politique est mesquine et des incidents comme celui de l’autel de la Victoire sont démesurément grossis, tandis que l’anxiété de réunir à temps les capitaux que réclament les Jeux des préteurs occupe longuement les esprits. Mais on sait bien que le quorum nécessaire au Sénat pour la validité d’un vote est de 50 présents seulement117. Les lettres de Symmaque, les critiques d’Ammien nous font connaître cette société artificielle, tournée vers un passé révolu mais qui conserve le goût des choses littéraires et défend avec ténacité le paganisme traditionnel. Si les inscriptions religieuses païennes sont encore assez nombreuses, parfois importantes (Vettius Agorius Pretextatus), on ne construit plus de temples, on entretient péniblement ceux qui existent, les bibliothèques même sont vides, à en croire Ammien. C’est que sur les ruines de la Rome païenne s’édifie la grandeur de la Rome chrétienne, gardienne des tombeaux des apôtres Pierre et Paul. Peu à peu son évêque, le successeur de Pierre, devient le pape, grâce à de fortes personnalités, Silvestre sous Constantin, Libère sous Constance et surtout Damase sous Valentinien et Théodose. Aux monuments païens, encore magnifiques et qui impressionnèrent Constance, en 357, s’ajoutent les grandes basiliques constantiniennes du Latran et du Vatican. La Ville conserve fière allure et reste le symbole sentimental de la grandeur de l’Empire : le sac d’Alaric en 410 fit une impression énorme, sans altérer l’enthousiasme, quelques années plus tard, de Rutilius Namatianus118. Aux bouches du Tibre, le port d’Ostie s’ensable et la ville décline doucement. Cependant les besoins du ravitaillement de l’agglomération romaine entretiennent l’activité de Portus, l’ancien port aménagé par Claude et Trajan, devenu sous Constantin le centre unique des importations119.
Le diocèse des Pannonies, capitale Sirmium, comprend sept provinces, la Dalmatie, les deux Pannonies, la Savie, la Valérie et les deux Noriques. Cet Illyricum occidental a peut-être moins souffert que d’autres régions de la crise de l’économie esclavagiste et sa prospérité fut tardive, sous les Sévères. Au IIIe siècle, les Pannoniens ont joué un rôle décisif dans la restauration de l’Empire et au IVe siècle encore, à deux reprises en 363 et 364, l’état-major pannonien fut l’arbitre de la situation et choisit Jovien, puis Valentinien. Mais la menace barbare est constante. Pour assurer la remise en culture des terres désertées, Constantin a introduit dans la région de nombreux colons sarmates, dont les descendants suivirent vers l’Occident en 406 les Goths de Radagaise, ce qui montre la dureté de la condition paysanne120. Le déplacement des voies commerciales vers le Danube favorise les cités riveraines et Sirmium surtout, résidence de Constance, point de passage des troupes engagées dans les guerres civiles : plusieurs batailles décisives eurent lieu en Pannonie II (Cibalae, Mursa). Les troubles fréquents, dus aux mouvements de peuples dans l’Europe centrale, ont mis fin au grand commerce qui suivait la route de l’ambre et nui à l’activité de Carnuntum et d’Aquincum121. Le christianisme s’est solidement implanté dans ces régions où l’arianisme occidental a trouvé de grands défenseurs, Valens de Mursa et son collègue Ursace, évêque de Singidunum, en Mésie voisine122. Les campagnes sont encore frustes et la présence de nombreux colons militaires n’a pas empêché le développement des grands domaines dont l’archéologie explore les villas.
L’Orient de langue grecque commence officiellement avec les diocèses de Dacie et de Macédoine qui firent partie de la grande préfecture centrale (Afrique-Italie-Illyricum), avant de passer à l’Orient avec le diocèse de Thrace, en formant une préfecture séparée d’Illyricum123. Toutes ces provinces européennes connurent un pénible destin au IVe siècle et la plupart, foulées par les Goths, furent finalement occupées par eux après le traité de 382, ce qui ruina leur économie. Les provinces asiatiques en revanche, bien protégées des entreprises perses par le limes de Dioclétien et la prudence diplomatique de Valens et de Théodose, ne connurent pas l’invasion des barbares européens : l’Asie semblait si sûre qu’on y cantonna des Goths prisonniers. L’armée d’Orient se renforce même d’éléments venus de l’Occident et trouve localement chez les Isauriens de l’Asie Mineure un recrutement de valeur, qui fera, durant un moment, la force de l’Empire byzantin. Les conditions politiques et sociales y sont plus favorables qu’en Occident : l’armée est moins envahissante et en revanche la présence d’une forte bureaucratie civile à Antioche et à Constantinople y préserve mieux le sens de l’État. Les riches et les puissants sont avant tout des fonctionnaires et non des « seigneurs », ils vivent dans les villes, plus actives et prospères qu’en Occident. Dans les campagnes, les villages de paysans libres sont plus nombreux, le colonat moins développé. Au Haut-Empire le grand commerce oriental jouait un rôle considérable (supra, tome 2, p. 158 sq.), qui a diminué sans disparaître. La ruine de Palmyre, après la fin du royaume de Zénobie, a favorisé l’essor des cités de Mésopotamie comme Nisibe, et d’Antioche surtout. En Arabie, Gérasa (Djerash) se développe aux dépens de Pétra. L’Égypte, toujours à part, ravitaille de son blé Constantinople et parfois Antioche. Avec l’Occident, les relations sont actives quoique en déclin, avec pour point de départ Constantinople, Éphèse, Antioche et Séleucie son port, Alexandrie enfin.
La Péninsule balkanique est un secteur sacrifié. Le diocèse de Dacie (le nom lui fut donné, hélas, pour mémoire) comprend cinq provinces, les deux Dacies (ripuaire et méditerranéenne), la Dardanie, la Prévalitane et la Mésie Première, et sa capitale Sardique (Serdica) a vu son importance croître sensiblement sous le règne de Constance qui y fit tenir plusieurs conciles. Le diocèse de Macédoine comprend cinq provinces, la Macédoine avec Thessalonique, résidence du vicaire, les deux Épires, la Thessalie et l’Achaïe, dont le proconsul, résidant à Corinthe, est indépendant du vicaire. Le diocèse de Thrace comprend six provinces, la Mésie Seconde, la Thrace, le Rhodope, l’Hemimontus, la Scythie Mineure (Dobroudgea) et la petite province d’Europe dont la capitale, Constantinople, abrite les bureaux du vicaire, et aussi le proconsul jusqu’en 359, puis le préfet de la ville, indépendant en fait du vicaire. Ces provinces sont montagneuses et pauvres, très exposées aux raids barbares, souvent ravagées et finalement en grande partie occupées par les Goths. Sardique et Thessalonique, capitales administratives, sont situées sur des routes commerciales, celle du Danube qui aboutit à Constantinople, et l’ancienne via Egnatia qui conduit à Dyrrachium. En Grèce propre, les cités sont en pleine décadence et partout règne la grande propriété, sauf peut-être en Laconie, où le port de Gytheion garde quelque activité. Corinthe, en Achaïe, a supplanté Athènes au point de vue administratif et commercial, mais la vieille métropole de l’Attique a conservé son prestige intellectuel, philosophique et religieux, grâce aux Mystères d’Éleusis. Ses écoles sont agitées mais très achalandées et l’on y coudoie des étudiants de tout l’Empire124. Les provinces de Thrace proches de Constantinople connaissent un sort meilleur : des mines d’or y sont exploitées par des hommes dont la condition est si dure qu’ils se joindront aux Goths en 378 et des fabriques d’armes sont actives à Andrinople. Les villes de la mer Noire entretiennent des relations commerciales avec les Goths au temps d’Ulfilas125. Constantinople appartient tout autant à l’Asie qu’à l’Europe, et sa fonction de capitale impériale l’exterritorialise : elle a obtenu peu à peu le même statut que Rome, un préfet de la ville, un sénat, des distributions frumentaires, des jeux, un hippodrome célèbre et de beaux monuments126. Les passions politiques, jointes à l’agitation des factions du cirque, rendent sa population difficile à gouverner. Célébrée par les thuriféraires de Valens et de Théodose, elle est jalousée des grandes métropoles orientales dont elle éclipse l’éclat : Libanios en particulier, qui y connut des déboires, la traite de « mangeuse d’hommes ». Il y a réellement quelque chose d’artificiel dans la grandeur de cette ville où, selon Themistios, convergent toutes les richesses de l’univers, mais elle n’a qu’une chose à exporter, dit-il, sa beauté et son éloquence127…
La préfecture du prétoire d’Orient se compose — sans oublier ses diocèses d’Europe — durant la majeure partie du siècle de trois diocèses, l’Asie, le Pont, l’Orient, et d’un quatrième sous Théodose, l’Égypte ayant été détachée de l’Orient pour former un diocèse spécial. Le diocèse d’Asie comprend onze provinces, Galatie, Lycaonie, Pisidie, Pamphylie, Lycie, Carie, Lydie, les deux Phrygies, Hellespont et la province d’Asie proprement dite, très diminuée, dont la capitale Éphèse est aussi celle du diocèse. La prospérité de l’intérieur ne se dément guère car le calme règne. L’agriculture variée nourrit la forte population des vallées fertiles, les plateaux se livrent à l’élevage, les forêts de Pamphylie et de Lycie sont exploitées, des mines de fer exportent même en Perse, si les conditions politiques ne s’y opposent pas. Les villes situées le long de la route « royale », Laodicée, Apamée, Synnada, connaissent une vie municipale active. En Asie, des trois grandes métropoles du Haut-Empire, Éphèse seule a gardé sa prospérité grâce à la présence de nombreux fonctionnaires. Dans cette province que dirige une bourgeoisie cultivée, le paganisme survit, Julien fréquenta des philosophes à Pergame, et à Éphèse le théurge Maxime qui le convertit. Valens fit régner la terreur dans ces cercles païens, coupables de se livrer à la divination et qui peut-être complotaient pour le renverser. En revanche, l’intérieur est très fortement et depuis longtemps christianisé, parce que l’hellénisme y était superficiel : ici les campagnes furent gagnées avant les cités, contrairement à l’Occident, mais elles étaient couvertes de villages peuplés et plus faciles à catéchiser que les colons dispersés des grands domaines. Il en est de même dans le diocèse du Pont qui comprend dix provinces, avec Nicomédie pour capitale : Bithynie, Paphlagonie, Hellénopont, Pont polémoniaque, les deux Cappadoces, les deux Arménies Mineures, l’Arzanène et l’Arménie Majeure (acquises définitivement sous Théodose, lors du partage de 387). Sauf la Bithynie, très urbanisée et hellénisée, dont la capitale Nicomédie fut ravagée en 358 par un terrible tremblement de terre, ce sont des régions agricoles peu évoluées où se maintiennent des traditions locales iraniennes. De grands domaines impériaux couvrent la Cappadoce et partout les familles riches et enracinées dominent une paysannerie formée de colons et de fermiers libres. La propriété des temples, autrefois puissante, a été démembrée par les empereurs chrétiens. Les villes frontières, Satala, Mélitène, Samosate, ont une importance militaire et de fortes garnisons. A l’intérieur, Césarée de Cappadoce est un centre chrétien de premier plan, dont le siège épiscopal fut illustré par saint Basile128.
A l’autre extrémité de la préfecture d’Orient, l’Égypte fit longtemps partie du diocèse d’Orient et comprit ensuite, sous un préfet spécial, six provinces : les deux Libyes, l’Égypte, l’Augustamnique et les deux Thébaïdes. Sous Théodose, elle fut érigée en diocèse indépendant en 382 et son vicaire porta le titre de préfet Augustal129. La grande époque de l’Égypte semble alors passée, et Péluse, Pétra, l’Arabie du Nord, liées au commerce oriental, dont Alexandrie tirait grand profit, sont en déclin. L’Égypte a été surexploitée durant des siècles et trop de règlements et de monopoles la ligotent. Son blé ravitaille aujourd’hui Constantinople, mais c’est toujours un blé tributaire. Les carrières de Syène, basalte noir et granit rouge, ont servi à construire les monuments de la capitale, mais c’est aussi un monopole d’État. Sous les Sévères, l’Égypte était encore prospère, mais la crise du IIIe siècle y a déclenché une inflation énorme qui l’a appauvrie. La municipalisation a imposé à la bourgeoisie des métropoles de ses nomes de lourdes charges supplémentaires. Les pillages des Blemmyes du Sud ont été difficilement réprimés sous Dioclétien. C’est en Égypte qu’une loi de Constance dénonce pour la première fois le patronage (C. Th., XI,24,1). La grande propriété a fait des progrès surprenants, souvent au profit des militaires, dont le patrocinium s’étend à mesure130. Alexandrie a sans doute perdu au IVe siècle sa suprématie commerciale, au profit d’Antioche, mais son Église chrétienne, longtemps menée au combat par Athanase, lui a donné un nouveau lustre. Le paganisme cependant y maintient ses positions, autour du Serapeion, une des forteresses du parti païen, que Théodose fit fermer, puis, devant les résistances, détruire en 391 ou 392131. Les écoles de médecine et de sciences y étaient encore célèbres et au Ve siècle la grande Hypatie, une lumière mathématique, y fut martyrisée pour sa fidélité au paganisme.
Le diocèse d’Orient, composé de quinze provinces (sans l’Égypte), Chypre, Isaurie, les deux Cilicies, Euphratensis, Osrhoène, Mésopotamie, les deux Syries, les deux Phénicies, l’Arabie et les trois Palestines, est le plus important de l’Empire et la capitale de son vicaire, le comes Orientis, Antioche, est au IVe siècle la troisième ou la quatrième ville du monde romain, après Rome, Constantinople et peut-être Carthage ou Alexandrie. Toutes ces provinces sont très actives, sauf l’Isaurie sauvage. L’Expositio totius mundi insiste sur la prospérité de ces villes, fondée avant tout sur le commerce, au point que le nom de « Syriens » désigne des marchands de façon générique : mais à côté de vrais Syriens figurent nombre de Phéniciens de Tyr, des habitants d’Ascalon, de Gaza, de Tarse également. La Syrie est la plus riche des provinces et aussi la mieux connue grâce aux textes de Libanios, aux fouilles d’Antioche, de certains massifs montagneux de l’intérieur132. La grande propriété existe surtout dans les zones subdésertiques (domaine d’El-Touba)133. La présence de gros villages, metrocomiae, dont les paysans propriétaires sont protégés par l’État, par un droit de préemption des consortes sur les terres du village, est un élément caractéristique de la Syrie. Comme on l’a vu, le patronage n’implique pas ici la cession de la terre au patron. Près des villes, la propriété curiale domine, cultivée par des fermiers, syriens et juifs parfois (Libanios, or. XLVII). Ses revenus permettent aux principales de faire face aux charges municipales avec une certaine aisance qui n’empêche pas les récriminations134. Cependant Libanios affirme que les cités moyennes et petites se dépeuplent au profit des plus grandes. La plaine de l’Oronte, d’Apamée à Antioche, est livrée aux cultures fruitières et maraîchères, de haut rendement : le caput, la surface de terre constituant une unité fiscale, est en Syrie plus petit que partout ailleurs. On exporte par mer l’huile d’olive et le vin. Le blé partout cultivé suffit juste à la consommation locale, et la famine parfois menace, ce qui fait croître la cherté des prix de façon dangereuse (émeutes populaires) : en 363, Julien dut ouvrir les greniers impériaux et faire venir du blé d’Égypte, mais la présence inhabituelle de la cour et de l’armée (préparatifs de la campagne perse) était une cause de spéculation135. L’industrie de transformation de la Syrie est la plus prospère de l’Empire : ce sont avant tout des industries textiles, à Laodicée, Apamée, Damas, Berytos, Tyr, Scythopolis, où l’on trouve une linyfia (étoffes de lin) impériale ; les armes et les métaux sont travaillés à Damas, à Antioche (trois fabriques d’armes d’État sous Dioclétien, et des ateliers privés), où l’on travaille également l’or et l’argent pour l’orfèvrerie. En Phénicie, l’industrie de la pourpre est réglementée, la verrerie enrichit encore Sidon et Arad. Le commerce, actif dans tous les ports, fait la fortune d’Antioche et de Séleucie de Piérie dont les installations furent améliorées par Constance. La ville se trouve au centre de plusieurs voies commerciales et au IVe siècle, la principale, depuis la chute de Palmyre, est celle qui par Béroé (Alep), Hiérapolis et Batnae en Osrhoène, conduit en Perse. Mais la ville est également reliée à Zeugma sur l’Euphrate par Cyrrhus, à Tarse par les passes du Taurus, aux villes de Palestine et de Phénicie, à Alexandrie enfin136. Il demeure surprenant que Libanios, qui vante longuement dans son Antiochikos (or. XI) la prospérité de sa patrie, ne parle guère des riches marchands d’Antioche : sans doute ne faisaient-ils point partie de la curie, et par suite n’intervenaient pas directement dans la vie municipale137. La vie de la cité, dont la population, environ 350 000 habitants, était particulièrement agitée et frondeuse, nous est bien connue par les œuvres de Libanios, le Misopogon de Julien et les récits d’Ammien Marcellin. Ses monuments le sont moins, bien que l’on puisse reconnaître le plan de la ville avec assez de détails, et que de magnifiques mosaïques aient été mises au jour. L’urbanisme était superbe, grande artère à portiques, Palais impérial dans l’île de l’Oronte, nymphée de Valens138. La vie intellectuelle est brillante, illustrée par Libanios, le sophiste officiel de la ville et ses collègues, amis ou ennemis. Le paganisme y décline et Julien se désole d’y trouver les temples fermés et en ruine, parfois vendus sous Constance. Mais il survit dans l’élite des professeurs et de leurs élèves. La curie, dont Libanios est le plus fervent défenseur, était sans doute chrétienne en sa majorité : mais ses lettres montrent que dans la cité les tenants des deux religions vivaient souvent en bonne intelligence, au sein des mêmes familles parfois, dont celle du sophiste lui-même est un bon exemple. Antioche est pourtant une des grandes métropoles de la nouvelle religion, agitée de passions violentes et qui voit les moines du désert syrien descendre parfois dans ses rues. Saint Jean Chrysostome y fut prêtre en ses débuts, après avoir vécu quelque temps dans l’érémitisme, et il fustige durement dans ses homélies l’avidité, le luxe, l’égoïsme et l’immoralité des chrétiens riches139.
A la fin du siècle, l’Orient était incontestablement plus riche et plus peuplé que l’Occident, et la diffusion plus large de la monnaie d’or en ses provinces suffirait à attester cette prospérité. Il dispose également de bons soldats (les Isauriens), d’une armature étatique plus solide, d’une élite de hauts fonctionnaires plus attachés au service de l’État, d’une paysannerie plus libre, d’une vie municipale plus active : tous ces facteurs expliquent sa longue survie au sein de l’Empire byzantin.