DE L’IRRÉDUCTIBILITÉ DU PROGRÈS
La relation de l’histoire et de la morale selon Kant
Au début de la seconde section du Conflit des facultés, au centre de laquelle apparaîtra l’idée depuis devenue célèbre du « signe historique », Kant se moque d’un certain genre d’historiographie prédictive. Il raille tous les prophètes, les hommes politiques et les ecclésiastiques qui se targuèrent dans le passé d’annoncer le déclin des mœurs ou une décadence politico-culturelle ; de telles prédictions, déclare Kant avec une ironie non dissimulée, ne sont rien d’autre que des prophéties autoréalisantes, puisque ces auteurs, par leurs propres méfaits, n’ont pas peu contribué à ce que l’histoire prenne précisément ce tour négatif qu’ils croyaient pouvoir anticiper 1. Ce n’est pas par l’effet de quelque hasard, d’une rencontre étrangère à l’œuvre même de Kant, que l’on croit distinguer dans de telles phrases une soudaine proximité avec Walter Benjamin : dans la couche la plus profonde de sa philosophie de l’histoire, où il est question de la résonance affective des événements factuels, Kant partageait avec l’auteur des « Thèses sur le concept d’histoire » la conviction que tout découle d’une même « origine […] à laquelle [l’interprète] ne peut songer sans effroi 2. » Comme Benjamin, Kant considère l’évolution historique jusque dans le temps présent comme le résultat des desseins et des actes des vainqueurs : sous leur « contrainte inique 3 », les abominations et les « crimes contre la nature humaine 4 » s’amoncellent et s’élèvent jusqu’au ciel, de sorte que le contemporain doué de quelque sensibilité ne perçoit dans tout ce matériau, tant qu’il n’a pas été ordonné par l’histoire, qu’un long « soupir » de l’humanité. Mais Kant, en cela encore semblable à Benjamin, ne pouvait se contenter d’entériner cette histoire des vainqueurs : il se demandait s’il n’était pas possible malgré tout de tirer de la vallée de larmes du processus historique l’indice d’un « progrès vers le mieux 5 », et cette question allait le tenailler au moins pendant les trente dernières années de sa vie. Sa philosophie de l’histoire est sans doute née pour une grande part du désir de réparer l’injustice du passé, en faisant de celle-ci « l’aiguillon de son activité [de l’homme], pour qu’il progresse sans cesse vers un état meilleur 6 ». Avant toute fonction systématique dans l’architectonique de l’œuvre, elle représente la tentative ambitieuse de brosser l’histoire à rebrousse-poil pour l’arracher aux mains des prétendus vainqueurs 7.
Certes le chemin par lequel Kant poursuit ce but diffère totalement de celui qu’empruntera Walter Benjamin. Si l’auteur du Livre des Passages cherche à résoudre le problème en construisant des images mnémoniques à caractère magique, censées rétablir la communication interrompue avec les innombrables victimes du passé 8, le philosophe de Königsberg aborde sa tâche avec de tout autres moyens méthodologiques. Il ne connaît pas la perspective d’une histoire d’en bas, et ne soupçonne pas davantage les dangers idéologiques d’une foi irréfléchie dans le progrès : il s’en prend plutôt à une forme de philosophie de l’histoire qui partage involontairement le regard condescendant des vainqueurs, dans la mesure où elle ne reconnaît au commun des mortels aucune aptitude à l’amélioration morale, et voit donc toute chose sous un jour négatif, emportée dans un processus de déclin permanent. C’est à ce triomphalisme négatif — ou, comme il dit : à cette « façon terroriste de se représenter l’histoire des hommes 9 », qui nie nécessairement la responsabilité des puissants dans l’« amoncellement d’abominations » — que Kant oppose sa tentative de construction du progrès. Je me demanderai dans les pages suivantes quelle signification théorique une telle hypothèse peut encore avoir pour notre présent. Afin de répondre à cette question, je dois bien sûr me détourner des sédiments affectifs de la théorie kantienne de l’histoire, et considérer son ancrage systématique dans l’architecture de l’œuvre. Je procéderai en deux temps, en reconstruisant d’abord (I) les différentes manières dont Kant justifie l’hypothèse d’un progrès historique, puis (II) en rapportant la description qu’il donne du processus lui-même. Dans chacune de ces deux parties, je serai amené à distinguer entre une lecture conforme au système kantien et une lecture en quelque sorte hétérodoxe, en porte-à-faux avec le système, pour finalement montrer que seule une combinaison des deux lectures déviantes permet de redonner aujourd’hui à la philosophie kantienne de l’histoire une signification systématique. J’espère que cette approche jettera en même temps une lumière nouvelle sur la relation de la philosophie kantienne de l’histoire avec celle de Hegel.
On sait que Kant a donné deux, voire trois raisons pour lesquelles nous sommes méthodologiquement en droit de comprendre l’histoire de l’humanité dans son ensemble comme un progrès orienté vers un but ; il n’est pas rare de trouver dans le même texte deux de ces justifications mentionnées côte à côte, de sorte qu’on a quelque raison de penser qu’il a jusqu’à la fin de sa vie balancé entre les différentes possibilités 10. Parmi les projets concurrents, la proposition qui a certainement le plus de poids aujourd’hui est celle qu’une série d’interprètes a désignée à juste titre comme la proposition « théorique » ou « cognitiviste 11 », parce qu’elle est basée sur un intérêt théorique de notre raison. Selon cette approche, nous sommes animés d’un besoin tout à fait légitime d’unifier notre perception du monde, déchirée entre déterminisme et liberté, en reconstruisant la succession désordonnée des événements du passé à partir de l’hypothèse heuristique d’un dessein de la nature, de manière à pouvoir y lire une progression dans l’ordre politique et moral. Kant a développé les grandes lignes de cette argumentation dans son article « Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique » (1784), mais c’est seulement dans le § 83 de la Critique de la faculté de juger (1790) qu’apparaissent les formulations qui lui auront paru ne serait-ce qu’à demi satisfaisantes sur le plan méthodologique. Si l’on fait abstraction de leurs différences, ces deux écrits offrent le support textuel à partir duquel il est possible de se représenter le premier modèle kantien de justification de l’hypothèse du progrès.
Le point de départ de la construction est fourni par la thèse selon laquelle notre raison ne peut se résoudre à laisser subsister une faille entre le règne des lois naturelles et la sphère de la liberté morale. Nous avons au contraire un intérêt purement cognitif à donner au monde des phénomènes, régi par des lois naturelles, une unité qui le relie après coup aux principes de notre autodétermination pratique. Ce besoin de rattacher les deux mondes est servi par notre faculté de juger réfléchissante, qui, à la différence de la déduction déterminante, n’infère pas le particulier de principes universels, mais associe à une multitude de phénomènes particuliers un universel 12. Le principe conceptuel dont elle dispose a priori pour cette opération, comme la raison pratique dispose de la loi morale, ou la raison théorique de la causalité, c’est la catégorie de la « finalité ». Si nous appliquons maintenant au domaine de l’histoire humaine cette idée d’une « finalité » forgée par la faculté de juger réfléchissante, comme Kant le fait au § 83 de la Critique de la faculté de juger, il en résulte cette justification méthodologique consistant à comprendre la « marche absurde 13 » de l’histoire dans un sens pour ainsi dire contrefactuel, comme le résultat d’un dessein que la nature nourrit à notre endroit, et qu’elle poursuit à travers tant de regrettables détours. De là, il ne reste plus qu’un petit pas à franchir pour arriver à l’hypothèse du progrès, à laquelle Kant fait aboutir sa théorie de l’histoire : à la question de savoir quelle fin la nature heuristiquement érigée en sujet pourrait bien avoir assignée à l’histoire humaine, il répond — en accord avec son système — que ce ne peut être le bonheur humain, mais seulement notre capacité à « [nous] proposer à [nous-mêmes] en général des fins 14 », c’est-à-dire notre liberté pratique. Nous retournant sur notre propre histoire, nous pourrions donc utiliser le fil directeur heuristique d’un dessein de la nature pour concevoir l’apparent chaos des calamités humaines comme une unité ordonnée, dans laquelle il serait possible de reconnaître le motif d’un processus orienté vers l’amélioration de nos capacités d’instaurer des fins. Kant résume sous le nom de « culture 15 » tout ce qui contribue à rendre possible une telle liberté pratique. Le développement de cette culture s’opère, à ses yeux, selon le double axe de la civilisation de notre nature d’êtres de besoins, et de l’accroissement de nos « aptitudes » spirituelles. Mais cette image d’un dessein de la nature déterminant un progrès dans la culture humaine reste incomplète, tant qu’on n’y ajoute pas l’idée de Kant selon laquelle le dressage des besoins, tout comme l’élargissement des capacités mentales, ne peuvent vraiment s’effectuer que dans le cadre d’un État de droit, voire d’un dispositif de paix à l’échelle mondiale 16.
Kant, cependant, ne s’est manifestement jamais satisfait de ce premier mode de validation de l’hypothèse du progrès ; le simple fait qu’il a ajouté au titre de son article sur « L’idée d’une histoire universelle » la formule « au point de vue cosmopolitique » indique qu’il tente de donner aussi à sa construction une justification pratico-morale 17. Une telle alternative apparaît dans les écrits de Kant à chaque fois qu’il veut fonder non pas dans un intérêt théorique, mais dans un intérêt pratique de notre raison, l’hypothèse contrefactuelle d’une action finalisée de la nature au sein de l’histoire humaine. À cet égard, il faut citer en premier lieu les articles « Sur le lieu commun… » (1793) et « Projet de paix perpétuelle » (1795), tous deux rédigés après l’achèvement de la Critique de la faculté de juger. De fait, Kant argumente ici autrement que dans le cadre de son premier modèle de justification, puisqu’il tient maintenant l’hypothèse d’un progrès historique pour indispensable à la possibilité et à l’accomplissement de la loi morale. Le respect de l’impératif catégorique nous oblige en effet à considérer que ce qui est moralement prescrit a déjà pu opérer dans le passé historique. Encore une fois, il faut faire abstraction des différences entre les deux articles concernés, pour cerner brièvement le noyau de l’argument kantien.
Le point de départ des réflexions, cette fois-ci, n’est plus fourni par le point de vue d’un observateur qui souhaite établir une articulation d’ordre cognitif entre la nature et la liberté, mais par la perspective d’un acteur qui se sait lié à la loi morale. Aussi tout ce que Kant dira par la suite ne vaut qu’avec cette restriction préalable qu’on suppose la position morale déjà atteinte. Des sujets dans une telle position doivent tenir pour possible ce que la morale leur prescrit, s’ils ne veulent pas échouer d’emblée dans leur tâche. Dans la Critique de la raison pratique, déjà, il était dit que le devoir moral ne pouvait rester un concept vide, pour ainsi dire sans objet, s’il ne devait pas être considéré comme totalement inaccessible 18. Le pas décisif de l’argumentation est franchi avec l’hypothèse que cette présupposition d’une accessibilité du bien moral possède une dimension à la fois intersubjective et temporelle, parce qu’elle doit être étendue à tous les acteurs moraux dans le passé, le présent et le futur : nous qui partageons cette position morale, nous devons nous représenter non seulement les contemporains avec lesquels nous coopérons, mais aussi les membres bien intentionnés des générations passées et futures, comme des sujets convaincus de la réalisabilité du bien. Or par un tel geste d’universalisation, que Kant manifestement jugeait indispensable, le sujet qui agit moralement se met dans une position où il ne peut plus éviter d’attribuer à l’histoire humaine une tendance au mieux : la conviction que les intentions des personnes animées des mêmes sentiments que lui dans le passé n’ont pu rester sans résultat va nécessairement de pair, à ses yeux, avec l’idée d’un bénéfice accumulé, de génération en génération, des bonnes actions. De ce sujet moral, Kant croit donc pouvoir dire qu’il est tellement intéressé à la réalisabilité du bien, qu’il ne peut se représenter l’histoire autrement que comme une progression « jamais rompue 19 » vers le mieux.
Toutefois, Kant lui-même semble avoir si peu confiance en cette seconde construction, qu’il se sent obligé de lui appliquer à elle aussi cette opération que le sujet, pris d’un doute épistémique face à la fracture entre la liberté et la nécessité, effectue à l’aide de sa faculté de juger réfléchissante. Le sujet qui agit moralement acquiert la certitude du progrès, parce qu’il attribue à tous ses prédécesseurs la force de volonté dont il doit lui-même disposer. Cette certitude ne suffit pourtant pas, aux yeux de Kant, à lui donner effectivement une assurance suffisante. C’est pourquoi il lui prescrit finalement à lui aussi de faire un usage mesuré de sa faculté de juger, pour le prémunir contre les doutes qui pourraient le gagner quant à la possibilité de voir une finalité naturelle « apparaître visiblement 20 » dans le chaos de l’histoire. C’est finalement cette caution d’un dessein de la nature qui, en dernier ressort, donne à l’acteur moral l’assurance de contribuer par ses propres actes à prolonger un mouvement de progrès vers le mieux. Comme il le faisait dans son premier modèle pour le sujet pris d’incertitude sur le plan cognitif, Kant dans son deuxième modèle donne au sujet moralement désorienté la tâche de s’assurer par un procédé heuristique de l’existence dans l’histoire d’un progrès voulu par la nature : il lui faudra pour cela ajouter « réflexivement » à la multitude chaotique des événements historiques le plan d’un processus orienté vers un but.
Les deux modèles de justification que nous avons rencontrés jusqu’à présent sont liés de la manière la plus étroite aux prémisses théoriques résultant de l’articulation des trois Critiques kantiennes. Ce qui signale cette relation interne, dans le premier modèle, c’est le fait que l’idée d’un progrès voulu par la nature est présentée comme la construction par laquelle notre faculté de juger réfléchissante réagit à la dissonance cognitive entre la loi naturelle et la liberté morale ; dans le deuxième modèle, en revanche, une relation similaire se dessine lorsque Kant fait douter l’acteur moral de l’efficacité pratique de son action, d’une manière si absolue qu’elle paraît nécessairement présupposer un pur respect de la loi morale, libre de tout penchant empirique. Chacun de ces deux modèles de construction est à sa manière marqué par l’alternative posée dans la doctrine kantienne des deux mondes : aussi ne s’étonne-t-on pas de les voir pareillement recourir, quoique pour des raisons différentes, à la faculté de juger. La construction hypothétique d’un dessein de la nature garantissant le progrès satisfait dans le premier cas un intérêt de notre raison théorique, dans le deuxième cas un besoin de notre raison pratique. Le troisième modèle, ébauché dans les écrits de Kant sur la philosophie de l’histoire, semble relativement libre de tels mélanges : les présupposés problématiques de la doctrine des deux mondes n’y jouent plus en effet qu’un rôle extrêmement réduit.
Une première référence à ce modèle apparaît déjà dans le texte sur le « lieu commun » qui servait de base à la deuxième proposition de construction qui vient d’être esquissée. Dans un passage assez anodin de cet article, Kant disait de Moïse Mendelssohn, à ses yeux le représentant typique d’une conception « terroriste » de l’histoire, qu’il devait quand même avoir « compté » sur un progrès vers le mieux, « s’il s’est employé avec tant de zèle aux lumières et à la prospérité de la nation à laquelle il appartenait 21 ». L’argument utilisé à cet endroit peut sans doute être qualifié au premier chef d’« herméneutique », mais il présente aussi un caractère « explicatif » : Kant cherche en effet à montrer à quelle idée de l’histoire doit s’être assujetti quelqu’un qui comprend sa propre activité d’écrivain comme une contribution au progrès de la raison. Il veut démontrer qu’un sujet qui se fait une telle conception de lui-même est tenu de comprendre de la même manière l’évolution antérieure, comme l’avènement progressif d’un mieux, et inversement, de comprendre le temps qu’il a devant lui comme l’occasion de poursuivre cette amélioration. Car les critères normatifs d’après lesquels il mesure dans son engagement pratique la qualité morale du temps présent exigent aussi qu’il juge inférieures les conditions passées, supérieures les conditions potentielles du futur. C’est dans le sens d’une telle orientation « transcendantalement » nécessaire qu’il faut aussi interpréter la remarque par laquelle Kant, quelques lignes plus loin, tente à nouveau de réfuter la conception que Mendelssohn se fait de l’histoire. Il note en effet que :
tout le bruit qu’on fait de [l’]avilissement irrésistiblement croissant [du genre humain] vient justement de ce que, quand il se tient à un degré supérieur de moralité, il voit encore plus loin devant lui, et que son jugement lorsqu’il compare ce qu’on est à ce qu’on devrait être, par suite le reproche que nous nous adressons à nous-mêmes, deviennent toujours d’autant plus sévères que nous avons déjà gravi plus de degrés de moralité dans l’ensemble des événements du monde dont nous avons eu connaissance. 22
Or il est frappant que les éléments mobilisés pour construire le modèle de justification herméneutique ou explicatif, tel qu’on le devine à travers ces lignes, se trouvent dans les deux seuls textes de Kant qui traitent de la philosophie de l’histoire sans renvoyer à un « dessein de la nature ». Ils recourent certes à l’idée, aujourd’hui encore non dénuée de plausibilité, d’une disposition naturelle de l’homme pour la liberté, mais ils n’évoquent nulle part cette finalité voulue par la nature qui jouait un rôle si important dans les écrits examinés jusqu’à présent. Le premier de ces textes, « Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ? » (1784), est paru six ans avant la Critique de la faculté de juger, le deuxième, Le Conflit des facultés (1798), huit ans après. Il se peut donc que ces deux contributions aient été composées à une assez grande distance de cette œuvre maîtresse pour ne pas subir l’attraction de la proposition d’un « dessein de la nature ». La différence du nouveau modèle relativement aux approches esquissées plus haut transparaît déjà dans le fait que l’argumentation de Kant semble s’adresser à un tout autre cercle de destinataires : il ne se tourne plus vers un observateur assailli par le doute cognitif devant le spectacle de l’histoire universelle, pas davantage vers un sujet moral pour ainsi dire déraciné, sans lieu propre dans l’histoire. Il s’adresse cette fois à un public éclairé, qui d’une manière ou d’une autre participe à un processus de transformation politico-moral. Mais le déplacement ne concerne pas seulement l’instance de destination, il affecte aussi le rôle dans lequel Kant se place en tant qu’auteur pour démontrer le caractère irréductible de l’idée d’un progrès historique : il parle maintenant comme un observateur certes distancié, mais pourtant en accord et en sympathie avec les événements, qui veut montrer aux personnes engagées quels présupposés implicites elles devraient pouvoir trouver dans leurs propres actes et leurs propres déclarations, si elles prenaient vis-à-vis d’elles-mêmes la place du spectateur. Le point de référence historique qui permet d’interpeller le lecteur en tant que concrètement impliqué dans le processus est à peu près le même dans les deux textes, avec naturellement quelques différences liées à leurs dates de composition respectives : dans le premier article, c’est la lente cristallisation politique des Lumières sous le règne de Frédéric II, dans la deuxième section du Conflit des facultés, c’est la césure opérée dans l’histoire des mentalités par la Révolution française. Beaucoup en effet ont suivi avec approbation, voire enthousiasme, ce dernier événement, qui trouve sa justification au plan de la raison pratique ; Kant veut montrer que, par là même, ces personnes se sont implicitement engagées à comprendre le cours apparemment chaotique de l’histoire humaine comme un progrès pratico-moral. Au moment où elles apportent leur adhésion à ce mouvement, elles réorientent leur conscience historique, qui doit désormais intégrer tous les faits et les événements antérieurs selon la perspective ouverte par les nouveaux développements, et les fondre en un processus finalisé dans lequel les acquis moraux du présent représentent une étape intermédiaire. L’identification à l’idée des droits universels de l’homme et du citoyen, telle qu’elle s’est traduite dans les réformes politiques de Frédéric II ou dans le projet de Constitution de la République française, donne d’un seul coup à notre image de l’histoire humaine un principe d’orientation relativement fiable. Car les critères implicitement mis en œuvre dans cette démarche nous obligent aussi à voir dans l’esclavage, dans les régimes despotiques, dans toute forme de restriction de l’autonomie juridique, les degrés dépassés d’un processus qui pointe vers un avenir dont notre action doit encore déterminer la forme morale. Le schéma téléologique, que Kant jusque-là n’était parvenu à expliquer qu’en recourant à l’artifice d’un dessein de la nature, devient ainsi un principe d’organisation narratif qui ancre dans l’histoire le mouvement des Lumières et ses prolongements politiques.
Certes, ce troisième modèle de justification reste tributaire des prémisses de la Critique de la raison pratique : Kant, autrement, serait bien en peine d’expliquer comment l’adhésion aux processus de réforme et de révolution pourrait prétendre à une légitimité morale. Mais les principes sur lesquels repose la loi morale sont désormais d’une tout autre nature, parce qu’ils ne sont plus envisagés comme des impératifs coupés du temps et de l’espace : ils sont la source de transformations institutionnelles, et l’on pourrait dire qu’ils possèdent à présent une part de réalité empirique ou historique. Dans ce troisième modèle, comme s’il s’avançait déjà d’un pas vers Hegel, Kant a commencé à situer avec une extrême prudence la raison pratique sur un plan historique ; c’est cette détranscendantalisation mesurée qui lui permet de comprendre l’hypothèse du progrès comme le résultat d’un changement de perspective des sujets historiques eux-mêmes. On pourrait peut-être dire que Kant se rapproche de l’idée hégélienne d’une réalisation historique de la raison, sans aller jusqu’à assumer la conséquence d’une téléologie objective du processus historique 23. Ce qui l’en préserve, c’est la pensée pour ainsi dire herméneutique que la diversité chaotique de l’histoire ne peut apparaître comme un progrès orienté vers une fin qu’à ceux qui cherchent à se situer historiquement, parce qu’ils sont intéressés aux effets d’une amélioration politico-morale dans leur présent. Ce troisième modèle de justification trouve-t-il cependant aussi des points d’appui dans les déterminations matérielles par lesquelles Kant caractérise le processus du progrès ?
II
Si Kant, dans ses écrits sur la philosophie de l’histoire, n’a finalement accordé qu’une attention assez limitée à la justification de l’hypothèse du progrès, il a consacré incomparablement plus d’énergie et de soin à chercher comment il convenait de qualifier le cours matériel de cet hypothétique processus. En certains endroits, il semble même avoir été tellement captivé par cette tâche d’une réinterprétation morale de toute l’histoire jusqu’à lui, qu’il a lâché la bride à sa propre imagination — ce qui n’était pourtant guère dans son tempérament. Un tel déchaînement spéculatif se manifeste toujours dans les passages où Kant, construisant l’idée d’un dessein de la nature, tente de révéler le plan secret qui serait à l’œuvre derrière la succession des faits et des méfaits du genre humain. Dans ce contexte, il déploie toutes les ressources de son imagination pour suggérer qu’il décèle jusque dans les détours les plus abjects et les plus déplorables de notre histoire l’intention secrète avec laquelle la nature poursuit notre avancement moral. Pas plus que les deux figures de justification renvoyant à l’idée d’un « dessein de la nature », ce modèle descriptif n’est sans rival dans les écrits kantiens sur la philosophie de l’histoire : c’est précisément dans les deux articles qui ne font aucun usage de cette construction heuristique de notre faculté de juger, que se dessine une tout autre tendance, consistant à décrire la progression historique vers le mieux non d’après le schéma d’une téléologie naturelle, mais comme le produit d’un processus d’apprentissage humain. Les rares remarques que Kant consacre au modèle alternatif ainsi ébauché s’inscrivent dans le prolongement de sa tentative pour détranscendantaliser la raison pratique en la situant historiquement ; mais cette approche clandestine, qui rompt pour ainsi dire le cadre systématique de sa pensée, se tient naturellement dans l’ombre de l’entreprise dominante, et de son effort pour reconstruire l’histoire humaine comme si elle était basée sur le projet téléologique d’un dessein de la nature.
Kant suit rigoureusement la pensée fondamentale de ses deux premiers modèles de justification quand il se fixe pour but, dans de longs passages de ses écrits sur la philosophie de l’histoire, de découvrir une téléologie naturelle dans la confusion de l’histoire du genre humain ; il s’appuie, pour cela, sur l’hypothèse que la nature a dû utiliser comme moyen d’éducation le mécanisme du conflit social. Même si Kant, à la différence de Hegel, n’a jamais montré de penchants particuliers pour la théorie sociale, il apparaît ici comme un auteur doué d’une bonne dose d’imagination sociologique. Selon le contexte, on rencontre sous sa plume deux versions différentes de cette hypothèse. La première, qui se trouve surtout dans l’article « Idée d’une histoire universelle », procède de la prémisse d’une « insociable sociabilité des hommes 24 », signifiant que nous sommes mus en même temps par un profond désir d’appartenance sociale, et par une tendance non moins élémentaire à l’isolement. De cette nature hybride il résulte pour Kant, sous l’influence manifeste de Rousseau, que les sujets humains cherchent inlassablement à se distinguer par de nouveaux accomplissements, à seule fin d’obtenir, dans leur « vanité jalouse 25 » et égocentrique, la reconnaissance de la communauté sociale. Mais une fois engagé ce chemin de la lutte pour la distinction, le développement intellectuel de l’espèce ne connaît plus de limites, car le désir de performance, par manque de débouchés, finit par déterminer un accroissement de la faculté de discernement moral. Nous pouvons donc résumer cette première version en disant que le progrès historique dans la « façon de penser » de l’homme résulte d’une lutte sociale pour la reconnaissance, à laquelle la nature nous a voués en nous dotant d’une « insociable sociabilité 26 ». Mais les réflexions de Kant sont tellement tributaires de la critique rousseauiste de la civilisation, selon laquelle l’égoïsme et la vanité sont les moteurs d’une course toujours plus âpre à la distinction, qu’on ne peut leur trouver beaucoup de points communs avec la conception hégélienne d’un conflit fondé sur des motifs moraux.
Dans la seconde version du modèle kantien, la guerre endosse le rôle que la lutte sociale pour la distinction jouait dans la première ; on se reportera avant tout au « Projet de paix perpétuelle » et aux « Conjectures sur le commencement de l’histoire humaine ». Dans ces deux textes, Kant déplace la fonction aiguillonnante qu’il attribuait auparavant à la vanité humaine, et la transfère à la soif d’honneur, qui selon lui a été constamment entretenue dans l’histoire par la menace de guerre permanente 27 ; comme le désir de distinction, le besoin de faire ses preuves en tant que collectivité face à l’ennemi suscite constamment de nouvelles réalisations culturelles, conduisant à « l’accroissement mutuel 28 » du bien-être social, et même à l’élévation du degré de liberté dans le pays. Mais Kant a visiblement quelque difficulté, à partir de ces hypothèses sur les « bienfaits » internes de la guerre, à tirer des conclusions quant aux effets positifs qu’elle aurait aussi sur la moralité humaine ; car il peut peut-être encore expliquer comment la menace de guerre permanente a pu nourrir historiquement la volonté de paix, mais certainement pas montrer que cette situation allait de pair avec une intelligence approfondie de la loi morale universelle, c’est-à-dire valable pour tous. C’est peut-être la raison pour laquelle cette seconde version du modèle du conflit ne joue dans l’œuvre de Kant qu’un rôle périphérique ; tant qu’il recourt à l’artifice d’un dessein de la nature, il privilégie clairement l’hypothèse selon laquelle la volonté naturelle de nous distinguer nous oblige à progresser dans la moralisation de nos mœurs et de nos comportements.
Mais les écrits de Kant sur la philosophie de l’histoire offrent aussi une option alternative, qui renonce entièrement à la construction d’une téléologie naturelle. Certes ce modèle descriptif ne peut pas non plus se passer tout à fait du mécanisme du conflit social, mais celui-ci n’a plus rien à voir avec ce qu’il était dans le cadre de l’existence suggérée d’une Providence naturelle. Kant joue avec cette possibilité alternative à chaque fois qu’il introduit la nature comme la simple source d’une disposition particulière en l’homme, et non comme l’auteur d’un plan nous concernant. C’est le cas dans les deux articles que nous avons cités à propos du modèle de justification herméneutique ou explicatif. Ils proposent un concept de progrès fondé sur la conviction que parmi les dispositions naturelles de l’homme ne figure pas seulement l’« insociable sociabilité », mais aussi la libre intelligence, qui ne se laisse déterminer que par des raisons : c’est « l’inclination et la vocation pour la pensée libre 29 », par laquelle la nature nous a distingués des animaux. Kant montre dans sa Pédagogie 30 que cette intelligence rend inévitable un processus ontogénétique d’apprentissage, parce que chaque enfant placé dans des conditions de socialisation un tant soit peu favorables est incité à s’approprier les justifications rationnelles accumulées dans son environnement culturel. Sa raison se constitue par intériorisation du savoir amassé par la société dans laquelle il s’est intégré en grandissant, avec l’aide de ses parents ou d’autres éducateurs. Or si toutes les sociétés disposent d’une certaine provision de savoir rationnel, il n’est que conséquent d’admettre aussi sur le plan phylogénétique une certaine capacité d’apprentissage. Car chaque génération ne se contentera pas de répéter le processus d’acquisition du savoir que la génération précédente a parcouru avant elle : elle repartira du point où celle-ci était arrivée pour à son tour enrichir le fonds, de sorte que la quantité globale de savoir s’accroît au fil des générations. En admettant un tel mécanisme d’apprentissage transgénérationnel, on pourrait envisager l’histoire humaine dans son ensemble comme un processus de progrès cognitif, comme un mouvement de rationalisation morale.
Esquissant son modèle alternatif, affranchi de toute téléologie naturelle, Kant n’a cependant pas la naïveté de vouloir fonder le progrès historique sur cette image idéale d’un apprentissage collectif. Comme je le disais en commençant : dans la mesure où il nourrit, à un niveau préthéorique, une vision extrêmement sombre de l’histoire humaine, il n’y a rien d’étonnant que son modèle fasse la part des contreforces susceptibles de bloquer ou d’interrompre le processus, parfaitement plausible au point de vue anthropologique, d’un élargissement progressif de la raison. Dans les deux textes significatifs à cet égard, Kant évoque deux difficultés de cet ordre qui viennent compléter le tableau de ce processus d’apprentissage. D’une part, il faut tenir compte de certaines dispositions habituelles de la nature humaine, qui peuvent faire que l’intelligence acquise au fil des générations ne porte pas ses fruits, et que le transfert cumulatif du savoir devient impossible. On connaît les fameuses formules de l’article sur les Lumières, selon lesquelles la « paresse » et la « lâcheté » sont causes « qu’un si grand nombre d’hommes, alors que la nature les a affranchis depuis longtemps de toute direction étrangère […], restent cependant, leur vie durant, mineurs 31 ». Le processus d’apprentissage de l’espèce s’effectue dans un lien de dépendance historique avec les structures caractérielles et les mentalités qui modèlent différemment chaque membre d’une même société. Aussi l’intelligence de l’être humain ne montre-t-elle d’effets cumulatifs que lorsqu’elle est relayée par une culture sociale qui favorise les vertus et les comportements correspondants. Kant doit donc adosser le processus cognitif de l’apprentissage à un deuxième processus de formation lié à l’habitude, qui fournit au cours de l’histoire les sensibilités et les schémas comportementaux nécessaires à la réalisation de notre faculté d’intellection 32. Dans ce contexte, toutefois, il semble aussi se fier largement aux effets socialisants de l’usage public de la raison, par lequel les sujets sont encouragés à penser toujours plus par eux-mêmes. À la différence de Hegel, qui ne renvoie guère aux conditions politico-publiques de l’exercice de notre pensée, Kant est profondément convaincu que les capacités réflexives de l’homme augmentent à mesure qu’il est soumis à la pression de la justification publique.
Le modèle alternatif de Kant prend en compte une deuxième contreforce susceptible de faire obstacle à l’apprentissage, et qui est elle aussi étroitement liée à cette tendance de l’homme à s’enfermer, par conformité ou pusillanimité, dans un fonds de pensée purement conventionnel. La structure hiérarchique de toutes les sociétés jusqu’à présent permet en effet aux dominants de tenir leurs sujets dans un état social qui leur ôte toute chance de faire un usage libre et droit de leur propre intelligence. La puissance culturelle des « vainqueurs », pour reprendre encore une fois la formule de Walter Benjamin, empêche les couches sociales inférieures d’avancer dans le processus d’apprentissage cognitif. On croit avoir ouvert un livre de Bertolt Brecht quand on lit, toujours dans le texte sur « les Lumières » : « Après avoir rendu tout d’abord stupide leur bétail domestique, et soigneusement pris garde que ces paisibles créatures ne puissent oser faire le moindre pas hors du parc où ils les ont enfermées, ils leur montrent ensuite le danger qu’il y aurait à essayer de marcher tout seul 33. » L’intimidation, la menace physique et la censure d’État ont été au cours de l’histoire humaine les instruments avec lesquels les puissants surent à chaque époque empêcher que la capacité d’apprendre des opprimés n’entraîne la ruine morale de leur propre domination. Dans cette mesure, Kant montre assez de réalisme sociologique pour discerner les obstacles que la répartition inégale du pouvoir culturel oppose au processus d’apprentissage transgénérationnel. C’est pourquoi la matérialisation historique de la raison, sous la forme d’une élévation du degré d’intelligence ou de rationalité, ne dessine pas un mouvement continu, mais constitue au contraire un processus profondément discontinu.
À ce niveau, Kant semble cependant spéculer sur un recours qui permettrait à chaque instant de remettre en marche le processus d’apprentissage bloqué ou interrompu par des instruments de pouvoir. Si nous la généralisons de quelques degrés, l’idée de « signe historique » développée dans la deuxième section du Conflit des facultés signifie que les acquis moraux porteurs d’une valeur universelle laissent nécessairement des traces dans la mémoire sociale ; car la faculté d’apprentissage de l’espèce ne permet pas que des événements de cette importance, qui touchent à un « intérêt de l’humanité 34 » et aux affects qui lui sont liés, tombent à nouveau dans l’oubli : ils marquent comme les paliers ou les degrés dorénavant irréversibles dans le processus humain d’émancipation. Ce sont des verrous moraux contre le passé, dont le souvenir suscitera dans toutes les époques de l’histoire, dit Kant, des peuples qui « à l’occasion de quelconques circonstances favorables [seront réveillés] pour la répétition de nouvelles tentatives de ce genre 35 ». C’est sans doute en raison de son insistance sur les conditions publiques de l’usage de la raison humaine qu’il souligne si fortement la fonction liminale de certains événements dans le processus historique : de tels événements, qui signalent des progrès d’ordre politico-moral, établissent aux yeux du public tout entier un niveau de justification auquel on ne pourra désormais manquer sans se discréditer aux yeux de tous.
Ces fragments d’un modèle d’explication alternatif dans les écrits kantiens ne suffisent certainement pas à dégager une vision satisfaisante du progrès historique. Mais nos quelques remarques seront peut-être parvenues à suggérer que Kant, dans la partie inofficielle de sa philosophie de l’histoire, table sur un progrès vers le mieux qui se présente comme un processus d’apprentissage régulièrement interrompu par force, mais en définitive inenrayable. L’idée d’un tel processus d’apprentissage conflictuel ne convient certes qu’à la justification du progrès historique que Kant propose dans son modèle herméneutique-explicatif. Car les améliorations d’ordre civilisationnel et moral auxquelles renvoie la capacité d’apprentissage de l’être humain ne peuvent en aucun cas être conçues, ne serait-ce qu’à titre d’hypothèse, comme le fruit d’un dessein de la nature, mais seulement comme l’ouvrage des efforts conjugués des sujets humains. Kant, tout comme Hegel après lui, admet donc une téléologie du progrès, mais il ne la confie pas au déploiement anonyme de l’Esprit. Il l’envisage plutôt comme une construction que les sujets impliqués dans l’avancement des Lumières doivent introduire pour prendre conscience de la valeur historique de leurs projets. De la combinaison de ces deux éléments en porte-à-faux avec le système kantien il résulte donc que l’idée d’un processus d’apprentissage transgénérationnel doit être comprise comme la forme sous laquelle les partisans des Lumières se représentent nécessairement leur propre situation historique : ceux qui servent activement les intérêts moraux de ce mouvement ne peuvent envisager l’histoire avant eux autrement que comme un processus d’apprentissage conflictuel dont ils sont les héritiers et les continuateurs. Un tel accommodement herméneutique de l’idée de progrès est sans doute la seule manière possible de rendre la philosophie kantienne de l’histoire à nouveau féconde pour le présent.