Chapitre II

LA NÉCESSITÉ TRANSCENDANTALE DE L’INTERSUBJECTIVITÉ

À propos du deuxième théorème du traité de Fichte sur le droit naturel

Depuis longtemps déjà, le deuxième théorème du texte dans lequel Fichte cherche en 1796 à établir le « fondement du droit naturel selon les principes de la doctrine de la science » suscite un intérêt croissant parmi les spécialistes de philosophie qui s’occupent des rapports entre la subjectivité et l’intersubjectivité. Car dans le passage correspondant de son traité, c’est-à-dire dans le troisième paragraphe de cette première section où il se donne pour but la déduction du concept de droit, Fichte semble pour la première fois briser le cadre monologique de la Doctrine de la science, en associant la possibilité transcendantale de la conscience de soi à la condition intersubjective d’un « appel » [Aufforderung 1] qui lui a été préalablement adressé par un autre sujet. Il était certes déjà question, dans la deuxième partie des conférences de 1794 sur « La destination du savant », de la nécessité pour l’homme d’admettre « que des êtres raisonnables de son espèce sont donnés en dehors de lui 2 ». Mais ce qui obligeait alors le sujet individuel à formuler cette hypothèse, ce n’était pas une quelconque exigence née de l’expérience de la conscience de soi, c’était le besoin éthique de supposer dans la réalité extérieure une « image symétrique » de sa propre rationalité 3. Un tel argument, même s’il était destiné à dégager un concept de la communauté humaine, restait directement compatible avec les prémisses de la Doctrine de la science, puisque l’existence d’autres êtres raisonnables n’était conçue ici que comme la projection nécessaire d’une conscience de soi s’efforçant de parvenir à son plein accomplissement. En revanche, le troisième paragraphe du texte sur le droit naturel, dans lequel Fichte justifie et explique son deuxième théorème, annonce un tout autre argument, autrement plus radical. Manifestement, il s’agit maintenant de montrer qu’un sujet fini ne peut acquérir une conscience de lui-même comme être raisonnable et libre, que s’il est « appelé » à la liberté « de l’extérieur », par un autre être raisonnable. Ici, dans cette théorie de l’« appel », il semble bien que le philosophe ne traite plus l’intersubjectivité comme une projection nécessaire, mais à l’inverse comme une condition transcendantale de la constitution dialectique de la conscience de soi. Dans cette version intersubjective, le deuxième théorème de Fichte a fonctionné jusqu’aujourd’hui comme une charge explosive au sein de sa philosophie, certains y voyant un jalon préparatoire à la théorie hégélienne de la reconnaissance 4, d’autres le comparant à la philosophie dialogique du XXe siècle 5, d’autres encore le rapprochant de l’éthique d’Emmanuel Levinas 6.

Avant de se demander à quelle forme spécifique d’intersubjectivité Fichte pouvait penser dans ce chapitre décisif de son traité sur le droit naturel, il faut d’abord étudier en détail la visée et la construction de son argumentation ; car il ne paraît nullement établi, à plus proche examen, que le philosophe avec sa théorie de l’« appel » ait effectivement déjà pris le virage de l’intersubjectivité, d’une manière qui mettrait au moins en doute les prémisses monologiques de la Doctrine de la science. L’énoncé littéral du deuxième théorème, tel qu’il apparaît dans l’intitulé du troisième paragraphe, suggère bien au contraire que l’activité rationnelle d’autres êtres est ici encore envisagée comme quelque chose dont le sujet fini doit présupposer l’existence dans le processus de constitution de la conscience de soi, qu’il doit donc en quelque sorte produire sur le mode projectif : « L’être raisonnable fini ne peut s’attribuer à lui-même une causalité libre dans le monde sensible sans l’attribuer aussi à d’autres 7. » (p. 46) Il est vrai que le développement argumentatif de cette thèse dans les pages suivantes contient une multitude de passages où l’« appel » est clairement présenté comme un acte intersubjectif, qui échappe fondamentalement à l’emprise d’un sujet spontanément autoproduit et constitue ainsi une condition externe de sa conscience de soi. Pour choisir entre ces deux options interprétatives que le texte semble en quelque sorte nous offrir, et entre lesquelles les études fichtéennes hésitent encore aujourd’hui, il semble avisé de se rappeler d’abord la fonction que ce troisième paragraphe remplit dans la structure argumentative de l’ensemble du traité. À partir de là, il apparaîtra progressivement que seule la seconde option, celle qui se place sur le plan de l’intersubjectivité, permet de reconstruire un raisonnement cohérent à partir des réflexions de Fichte. Une fois ce point établi, nous pourrons dans un deuxième temps nous demander à quel point cette référence à l’intersubjectivité est convaincante dans sa mise en œuvre particulière.

I

Ce n’est pas un hasard si Fichte a ajouté au titre de son écrit, qui annonce une étude sur le « Fondement du droit naturel », cette précision : « selon les principes de la doctrine de la science ». Son intention était en effet d’appliquer le procédé, développé dans son précédent ouvrage, d’une déduction transcendantale des conditions nécessaires de la conscience de soi jusqu’au point où se dessinerait une condition semblable de la conscience individuelle du droit 8. Nous ne pouvons examiner plus précisément l’extraordinaire nouveauté de cette approche fichtéenne au plan de la philosophie du droit 9 ; il suffira pour l’instant de retenir que son écrit, d’un point de vue méthodologique, est basé sur l’intention de montrer que la conscience individuelle du droit constitue l’une des conditions requises pour qu’un sujet puisse prendre conscience de sa propre subjectivité. Fichte, il est vrai, souligne dès l’introduction (p. 24) qu’à la différence de la doctrine de la science, la doctrine du droit ne doit pas s’intéresser seulement aux conditions transcendantales sous lesquelles un Moi conçu comme absolu et universel prend conscience de sa rationalité subjective. Ici, où il s’agit de coexistence humaine, il faut un changement de perspective qui privilégie l’individu « comme un, au sein d’une pluralité d’êtres raisonnables » (p. 24). Le sujet dont Le fondement du droit naturel veut expliquer la conscience de soi au moyen d’une déduction transcendantale est donc d’emblée un être individualisé, dont la rationalité comporte la conscience de sa propre limitation ou de sa propre finitude. Ce sujet raisonnable ne doit pas comprendre comme des objectivations auto-produites tout ce que le Moi de la Doctrine de la science pouvait encore, dans le non-Moi ou l’Autre, imputer à sa propre spontanéité, après l’exécution des actes de pensée et de volonté correspondants. Car cela aurait pour effet de détruire les conditions de son individualité, c’est-à-dire la coexistence avec d’autres êtres indépendants. Ainsi se dessine dès l’introduction un programme qui, comme le fait justement remarquer Frederick Neuhouser, présente des traits de prime abord paradoxaux : il s’agit en effet d’expliquer à l’aide du concept de droit de quelle nature doit être la relation d’un tel sujet fini avec le monde indépendant, pour que la finitude du premier soit compatible avec la liberté par autoposition qui constitue sa qualité centrale 10.

Naturellement, après avoir modifié le domaine d’objet de son explication transcendantale, Fichte ne peut pas non plus reprendre telle quelle la méthode utilisée dans la Doctrine de la science. Si la tâche était alors de reconstituer du point de vue d’un Moi universel les actes de pensée et de volonté spontanés par lesquels il accède lui-même à la conscience de sa propre subjectivité, il s’ouvre à présent une faille entre la conscience à analyser et le point de vue philosophique : parce que dans le contexte de la « Doctrine du droit » la déduction transcendantale s’applique à des sujets finis, individualisés, le philosophe spéculatif doit pour ainsi dire montrer en vertu d’un savoir supérieur par quels « modes d’action » de tels êtres prennent conscience de leur propre subjectivité 11. Ce changement de perspective méthodologique soulève naturellement une série de questions quant à la relation que la théorie fichtéenne du droit entretient globalement avec la Doctrine de la science. Et une grande partie des problèmes liés à la place de l’intersubjectivité dans la conception générale de la conscience de soi résulte de la relation dans laquelle se tiennent les deux projets de déduction transcendantale. Mais la distinction entre le savoir philosophique et la conscience qu’il s’agit de thématiser permet au moins de décrire en quelques mots comment Fichte se représente la constitution de la conscience de soi de sujets finis jusqu’au point où intervient l’« appel ».

Dans le premier « théorème » de son texte, Fichte énonce la première exigence qui, du point de vue du philosophe investi d’un savoir supérieur, doit être adressée au sujet fini pour qu’il puisse accéder à la conscience de soi. Nous rencontrons ici un raisonnement auquel, pour l’essentiel, la Doctrine de la science nous avait déjà familiarisés — avec cette restriction marquante qu’il n’est plus question ici que de la conscience de personnes empiriques, existant dans le temps et l’espace : pour qu’un tel être puisse prendre conscience de sa propre subjectivité, il doit pouvoir se « poser » lui-même comme un sujet capable d’affirmer une « libre causalité » dans un monde qui en même temps le limite. La « libre causalité » désigne ici la capacité de ce sujet à vouloir agir selon les fins qu’il s’est lui-même fixées, tandis que la détermination supplémentaire selon laquelle cette activité finalisée doit en même temps prendre place dans les limites d’un monde déterminé résulte du fait que le sujet thématisé est caractérisé comme un être fini. Dans le premier temps de son argumentation, Fichte montre qu’un individu humain n’est pas en mesure de s’attribuer une telle capacité tant qu’il se comprend avant tout comme un sujet épistémique ; car lorsqu’il pense qu’il se rapporte au monde sur un mode simplement cognitif ou théorique, il se rend tellement dépendant d’une réalité conçue comme objective, qu’il n’est pas capable de réagir selon des fins qu’il s’est lui-même fixées (p. 34). Fichte s’empresse naturellement de souligner que c’est seulement du point de vue d’un sujet fini que la réalité extérieure possède le caractère d’un monde indépendant, tandis que le philosophe en position d’observateur sait bien qu’elle est elle aussi, en dernière instance, le produit d’un Moi spontanément actif (p. 35) ; on voit ici encore combien la distinction entre ces deux perspectives est décisive pour l’ensemble de l’argumentation du texte sur le droit naturel.

Ce déficit central de l’attitude simplement théorique ou de l’« intuition du monde » (p. 34) annonce déjà, d’une manière indirecte, de quelle sorte sera le résultat de la prochaine étape dans l’argumentation de Fichte. Si l’individu humain n’est pas en mesure de prendre conscience de sa propre subjectivité tant qu’il se comprend seulement comme un être cognitif face au monde, alors c’est seulement en instaurant résolument un rapport pratique à soi-même qu’il parviendra au résultat exigé. Aussi Fichte établit-il que seule « une libre autodétermination à la causalité » (p. 35) présente précisément les caractères que doit remplir la relation du sujet fini avec la réalité, pour faire accéder celui-ci à la conscience de sa propre subjectivité. La thèse ainsi esquissée se précise si l’on se demande à quels actes de conscience cette « libre autodétermination » doit être intérieurement liée aux yeux de Fichte. Un tel acte de « libre autodétermination » comporte d’abord l’instauration de buts à caractère pratique, pour autant que le sujet doit pouvoir former un concept général de sa causalité potentielle dans la réalité ; car pour être actif dans l’ordre pratique, présuppose Fichte, je dois m’être donné des buts, qui signalent les points possibles de mon intervention dans le monde. C’est seulement à travers cet acte d’instauration de buts pratiques, dans la « volonté d’agir causalement », qu’un sujet peut prendre conscience de sa liberté auto-accordée. Ce n’est « que dans le vouloir », lit-on dans les « corollaires » au même paragraphe, qu’un être rationnel se perçoit « immédiatement » (p. 37). Mais d’un autre côté, toute instauration individuelle d’un but, pour autant qu’elle vise des transformations pratiques dans le monde, implique une conscience qui se « représente » la nature de la réalité ; en effet, dit Fichte, la volonté autodéterminée d’agir causalement sur le monde fait surgir des « objets », qui doivent d’abord être perçus comme des obstacles indépendants face aux intentions individuelles, avant de pouvoir être supprimés par l’activité du sujet (p. 35). Dans cette mesure, la « libre autodétermination à la causalité » va de pair avec la double expérience de la liberté fondatrice du Moi et de sa dépendance finie à l’égard du monde. Dans l’instauration de buts pratiques, dans la « volonté d’agir causalement », l’individu fini prend conscience de lui-même comme d’un sujet qui est capable de s’autodéterminer parce qu’il sait, par son activité, soumettre à ses fins librement choisies une réalité qu’il se représente comme indépendante. Jusque-là, le texte ne laisse aucun doute sur le fait que l’attitude de conscience ainsi décrite ne constitue qu’une exigence adressée au sujet fini. Tout ce que Fichte veut dire, c’est qu’un individu ne peut prendre conscience de sa propre subjectivité finie que lorsqu’il est capable de se percevoir, au moment où il se fixe un objectif pratique, comme un Moi à la fois absolu et limité. Il reste donc à expliquer, dans le cadre de la déduction transcendantale, comment un sujet individuel peut effectivement parvenir à ce type de rapport pratique à soi-même, où il se comprend dans son activité spontanée comme étant aussi celui qui prend l’initiative de se fixer une fin. Dans sa tentative pour répondre à cette question, Fichte rencontre une difficulté particulière, liée aux problèmes qui résultent pour lui de la présupposition, jusque-là non thématisée, selon laquelle c’est seulement au moment où un individu se résout à agir effectivement qu’il peut se percevoir comme sujet libre, et ainsi accéder à la conscience de soi : car comment se peut-il qu’un individu décide spontanément de se donner un but entraînant d’importantes conséquences pratiques, s’il n’a pas encore conscience de son propre caractère d’être libre et autodéterminé ? Et comment concevoir qu’un individu en train de se donner un but puisse se retourner en même temps sur cette activité sans la détruire comme accomplissement spontané, et sans se perdre ainsi de vue comme source d’une spontanéité capable de former des buts ? Ce sont des paradoxes de ce genre qui amènent Fichte, dans la suite de sa déduction transcendantale, à poser cette thèse surprenante qui constitue le noyau de son deuxième théorème : supposer l’intervention d’un « appel » intersubjectif permet d’échapper aux cercles logiques dans lesquels le philosophe tomberait s’il voulait déduire les conditions d’émergence de la conscience de soi de sujets finis à partir de la seule attitude de conscience décrite jusque-là.

II

Parmi les surprises théoriques qu’offrent la présentation et la justification par Fichte de son deuxième théorème, il faut d’abord citer deux idées qui ne sont pas directement compatibles avec les prémisses philosophiques de sa Doctrine de la science. D’une part, Fichte affirme ici plus clairement et plus vigoureusement qu’en aucun autre passage de son œuvre qu’une déduction transcendantale de la conscience individuelle de soi doit nécessairement tomber dans des paradoxes, tant qu’elle reste liée à la réflexion solitaire ; d’autre part, dans le cadre de sa proposition de résolution des paradoxes décrits, il introduit avec l’« appel » un fait qui présente le caractère d’un événement inscrit dans le temps et l’espace, et qui à ce titre charge le procédé de la déduction transcendantale d’un élément « empirique » déconcertant 12. En tout état de cause, la question de savoir si l’« appel » doit effectivement être compris comme une sorte de « transcendantal empirique » ne recevra de réponse appropriée que lorsque nous aurons examiné de plus près le cercle signalé par Fichte.

Ce cercle d’où le deuxième théorème doit permettre de sortir, Fichte le décrit déjà dans les catégories de postériorité chronologique qui, à la suite du premier Romantisme, allaient régulièrement servir à analyser les paradoxes d’une conception transcendantale de la conscience de soi 13. Fichte résume les résultats de ses précédentes réflexions en disant qu’un sujet fini n’accède à la conscience de soi qu’au moment où il peut s’éprouver, dans l’acte originel d’instauration d’un but, comme à la fois agissant causalement sur un objet et déterminé par celui-ci. Or il était également apparu dans le même contexte qu’une telle première décision d’intervention pratique ne peut être prise que si l’idée d’une sphère de réalité objective, faisant face au sujet, est déjà donnée ; car la simple volonté d’agir causalement présuppose déjà quelque chose de la forme d’un objet, un obstacle auquel le sujet s’applique dans le but de le surmonter. On ne peut postuler un instant premier, originel, où le sujet en instaurant un but pratique se percevrait comme simultanément libre et fini : un objet doit toujours être constitué au préalable, qui à son tour renvoie à un précédent acte d’instauration. La simultanéité hypostasiée se dévoile donc, comme Fichte le démontre dès le début du troisième paragraphe, comme un moment dans une série de décrochages chronologiques à rebours : « Par conséquent, il faut expliquer le moment Z [l’instant de la simultanéité hypostasiée (A. H.)] à partir d’un autre moment dans lequel l’objet A aurait été posé et conçu. Mais A ne peut lui-même être conçu qu’à la condition sous laquelle B pouvait être conçu, c’est-à-dire que le moment où il est conçu n’est lui-même possible que sous la condition d’un moment antérieur, et ainsi de suite à l’infini. Nous ne trouvons aucun point possible auquel nous pourrions rattacher le fil de la conscience de soi, par lequel seulement toute conscience devient possible — et notre problème n’est par conséquent pas résolu. » (p. 47)

Ce que Fichte présente ici comme un processus de régression à l’infini peut aussi être décrit, avec d’autres mots, sous la forme d’une aporie dans laquelle tombe nécessairement toute explication visant à rendre compte de la conscience de soi sur le modèle de l’autoréflexion : quand l’acte par lequel le sujet fini doit parvenir à la conscience de soi est présenté comme une réflexion tournée simultanément vers sa propre activité autonome et spontanée, alors la subjectivité, en cherchant à se ressaisir de la sorte, perd son caractère de liberté et se trouve transformée en un objet, de sorte qu’il faut à nouveau présupposer cette activité autonome sur laquelle il s’agissait de réfléchir 14. Fondamentalement, cette deuxième formulation exprime donc relativement à la composante subjective la même idée que Fichte avait exposée dans son texte relativement au côté objectif : le sujet, dans l’exercice de l’autoréflexion, n’est pas toujours en mesure de « se trouver » comme « se déterminant à la spontanéité » (p. 49), car il est encore une fois obligé de présupposer, soit dans l’objet simultanément posé, soit dans les opérations réflexives dont il veut rendre compte, cette libre autoposition qu’il cherche à confirmer par la réflexion.

Avec le recul de deux siècles d’histoire de la pensée, nous pouvons dire que Fichte, arrivé à ce point délicat de son argumentation, avait fondamentalement le choix entre trois options. Ayant constaté le caractère constamment retardé de la confirmation réflexive, il pouvait d’abord conclure que la libre autoposition du sujet s’effectue avant toute réflexion, sur le mode d’une spontanéité inaccessible à la décision et pour ainsi dire anonyme. C’est cette possibilité qu’exploitera quelques années plus tard Friedrich Schlegel, dans le cercle du premier Romantisme, en tentant de transposer les opérations de la réflexivité esthétique du sujet à l’œuvre d’art elle-même, et briser ainsi le cadre de la philosophie du sujet où s’inscrivait toute la tradition idéaliste 15. Une deuxième façon de réagir pouvait consister pour Fichte à ne plus déterminer la confirmation individuelle de soi sur le modèle (épistémique) de la réflexivité, mais à partir d’états affectifs préréflexifs, afin de rompre ainsi le cercle des constants retours en arrière. C’est dans cette direction que s’inscrivent les tentatives d’une série de philosophes qui, sur les pas des travaux novateurs de Dieter Henrich, cherchent à répondre à la question des conditions de la conscience de soi en invoquant une familiarité préalable avec soi-même 16. Enfin, la troisième possibilité qui s’offrait à Fichte était de ne pas attendre de l’individu lui-même la confirmation de sa propre subjectivité, mais de la comprendre comme une réaction à une attente médiatisée sur le plan intersubjectif, de sorte que la tâche paradoxale d’une autoréflexion instantanée disparaît comme telle ; c’est la voie qu’emprunteront plus tard les philosophes qui, de Hegel à Habermas, en passant par Feuerbach et G. H. Mead, chercheront à conceptualiser la subjectivité comme fondamentalement dépendante d’un rapport d’intersubjectivité préalable 17.

Que Fichte dans la suite de son texte anticipe spontanément cette troisième possibilité, cela tient d’abord et surtout à l’objectif qui est ici le sien : montrer que la conscience individuelle du droit représente une condition constitutive de la conscience de soi. Car pour être en mesure de le faire, il doit pouvoir montrer d’une manière ou d’une autre qu’une confirmation réflexive de sa propre subjectivité sur le plan de la réflexion n’est pas possible sans la prise en compte consciente des exigences normativement réglées que lui adressent d’autres personnes. Si la visée centrale de l’étude sur le droit naturel suggère donc une résolution en termes d’intersubjectivité du cercle précédemment décrit, il n’en reste pas moins que Fichte a aussi, indépendamment de cela, de bonnes raisons de s’engager dans cette voie. Après avoir décrit le mouvement accéléré de régression à l’infini, il présente une première amorce de solution sur le modèle méthodologique de la Doctrine de la science, dans le sens de la formation d’une synthèse : « Il faut, dit-il à propos de l’antériorité infiniment reconduite de l’autoposition, supprimer cette raison. Mais elle ne doit être supprimée que de telle façon que l’on admette que la causalité du sujet est synthétiquement réunie avec l’objet dans un seul et même moment ; que la causalité du sujet est elle-même l’objet perçu et conçu, que l’objet n’est pas autre chose que cette activité du sujet, et donc que les deux termes font un. Ce n’est que par une telle synthèse que nous ne serions pas repoussés plus loin vers une synthèse antérieure ; elle seule contiendrait en elle tout ce qui conditionne la conscience de soi et fournirait un point auquel le fil de celle-ci se laisserait rattacher. » (p. 47 sq.) La solution que Fichte vise ici ne prévoit d’abord que la simple possibilité abstraite de concevoir l’acte d’autoréflexion de telle sorte que l’objet nécessairement posé face au sujet présente lui-même toutes les caractéristiques de la subjectivité. Dans un cas pareil, en effet, l’objet que le sujet doit toujours garder présent à l’esprit au moment même où il s’assure de sa propre volonté de causalité, cet objet serait lui-même la source d’une volonté de causalité, de sorte qu’il ne serait plus nécessaire de recourir à une position préalable. Mais la pensée que Fichte développe dans ce passage va encore un peu plus loin, parce que la causalité du sujet, sur laquelle il s’agit de réfléchir, prend aussi une autre forme à mesure que l’objet change de caractère : quand le but pratique que le sujet se donne concerne un objet qui cherche lui aussi à agir causalement, alors cette dernière causalité doit plutôt être comprise au sens d’une réaction, c’est-à-dire d’une prise de conscience des fins qui le visent — Fichte ne peut rien entendre d’autre quand il dit que « la causalité du sujet » est ici « elle-même l’objet perçu et conçu ». La formation d’une synthèse, qui n’était d’abord fondée qu’au plan méthodologique, suggère ainsi à Fichte d’interpréter en termes d’intersubjectivité l’opposition envisagée jusque-là selon le schéma sujet/objet : le sujet devient alors le destinataire d’une détermination, d’une finalité émanant d’un objet devenu co-sujet.

Mais avant que cette nouvelle construction intersubjective puisse remplir la tâche qui lui est impartie et rompre le cercle de la conscience de soi, il faut qu’elle remplisse encore une autre condition, que Fichte n’évoque d’abord qu’à la marge de son texte. Si nous ne voulons plus envisager l’acte d’autodétermination — que l’individu cherche à reproduire consciemment pour s’assurer de sa propre subjectivité — comme opposition à un objet, mais comme réaction à un autre sujet, alors la prise de conscience exigée ne peut réussir que si l’on suppose que ce deuxième sujet détermine le premier à la liberté : entre les deux sujets qui se rencontrent, il doit s’établir une relation réciproque de telle nature que le premier se trouve exhorté par le deuxième à faire usage de sa propre liberté d’autoposition. C’est une telle forme d’intersubjectivité que Fichte a en vue quand il utilise dans son texte pour la première fois, comme en passant, le concept d’« appel » : « Les deux caractères [la subjectivité et l’objectivité] sont parfaitement conciliés, si nous nous représentons une détermination du sujet à l’autodétermination, un appel à se décider à agir causalement. » (p. 48) Quelques phrases plus loin, Fichte indique la raison pour laquelle il est convaincu que l’hypothèse d’un tel « appel » rendrait superflu le recours infini au passé : « Il [le sujet] reçoit le concept de sa causalité libre, non pas comme quelque chose qui est dans le moment présent, car ce serait une véritable contradiction, mais comme quelque chose qui doit être dans l’avenir. » (p. 49)

C’est manifestement cette dernière demi-phrase qui contient la clé dont Fichte se promet la résolution du cercle décrit ; mais pour comprendre dans quelle mesure la dimension future de l’appel est bien susceptible de produire l’effet recherché, il ne sera pas inutile de refaire brièvement tout le parcours de l’argumentation fichtéenne. Nous avons vu que le philosophe, dans sa déduction de la conscience de soi d’individus finis, tombe dans un cercle aussi longtemps qu’il se cantonne aux actes de conscience de ces individus eux-mêmes. Car supposer qu’un individu, au moment même où il détermine librement ses buts, est aussi en mesure de se les représenter sur le mode réflexif et d’accéder ainsi à la conscience de sa propre subjectivité, renvoie inévitablement à une autoposition préalable, indéfiniment reconduite. C’est pourquoi il faut, comme Fichte l’établit à juste titre, un « choc extérieur », qui permettra à l’individu de se représenter pour la première fois sa propre activité autonome au moment même où il se rapporte à un objet qui la limite ; mais un tel objet, qui désamorce la régression à l’infini, parce qu’il impose par lui-même au sujet pour la première fois une représentation de sa propre liberté, ne peut être qu’un autre sujet, entrant avec le premier dans un certain genre de communication. La forme particulière de cette « libre causalité réciproque », qui remplace ainsi l’opposition sujet/objet de la première tentative de déduction, Fichte la décrit provisoirement à l’aide du concept d’« appel » : le premier sujet se sent appelé par son vis-à-vis à déployer une activité autonome, de sorte qu’il ne peut réagir à son tour, au moment de préparer sa propre réponse, qu’en s’assurant simultanément de sa propre liberté.

Même avec cette reconstruction, il reste à montrer en quoi le fait que le sujet-destinataire perçoit « le concept de sa libre causalité » comme quelque chose qui doit exister dans l’avenir, représente bien l’élément décisif dont Fichte attend la résolution du cercle décrit. Nous gagnerons ici à examiner d’un peu plus près comment précisément le philosophe décrit l’acte communicationnel de l’« appel ». Son analyse porte essentiellement (p. 52) sur les conditions dans lesquelles le sujet interpellé parvient à comprendre l’appel comme tel ; le fait même de sa formulation se trouve d’abord présupposé, la question portant sur les actes de compréhension qui contribuent à la réussite de la communication du côté du destinataire. La première de ces conditions est aux yeux de Fichte la capacité du sujet à distinguer cette forme de motivation, produite par la formulation d’un appel, de toute contrainte exercée par causalité naturelle : cette nouvelle causalité n’obéit pas au mécanisme de la cause et de l’effet, elle passe par un appel à l’« entendement », présupposant un « être capable de concepts » (p. 52) qui en serait la source : autrement dit, la compréhension d’un « appel » implique déjà un savoir concernant l’existence d’un autre sujet raisonnable. Mais le sujet-destinataire n’aurait pas encore suffisamment compris ce qui constitue l’appel en tant que tel, s’il avait seulement conscience qu’il doit avoir pour auteur un être raisonnable. Il doit aussi se rendre compte que celui-ci, de son côté, associe à son acte de parole le postulat qu’il trouvera également dans son interlocuteur un être de raison, capable de discerner des motifs et donc d’agir librement.

Un appel n’est compris en tant que tel que si l’on suppose qu’il s’adresse à une personne capable d’y réagir « spontanément » par oui ou par non. Car sans une telle présupposition, on ne verrait pas quelle signification particulière il faudrait attribuer à un appel, par opposition à une simple contrainte physique, par exemple. La deuxième condition de la compréhension d’un appel consiste donc, aux yeux de Fichte, en ce qu’il est compris comme un énoncé qui attend de son destinataire une réaction fondée sur la liberté, une prise de position raisonnable.

Avec cette clarification supplémentaire, qui s’appuie pour l’essentiel sur l’interprétation d’un seul paragraphe (p. 52), on comprend mieux comment Fichte cherche à échapper au cercle de l’autoréflexion. Son raisonnement vise à déterminer les conditions de la conscience de soi dans des sujets individuels en les identifiant aux présupposés dont dépend la compréhension d’un « appel » : un individu n’est capable de comprendre un appel quelconque que s’il se perçoit, du point de vue d’un locuteur tenu pour raisonnable, comme une personne exhortée à agir d’une manière libre et indépendante, c’est-à-dire à montrer elle aussi une réaction raisonnable. Le fait que l’appel du locuteur va de pair avec l’attente d’une réponse libre et sans contrainte explique l’ouverture au futur que comporte pour Fichte le moment de l’accession à la conscience de soi : l’individu s’assure de sa propre subjectivité au moment où il se comprend comme destinataire d’un énoncé qui exige de lui ensuite, c’est-à-dire dans l’avenir, une réponse sur le mode de l’acte autonome. Si l’on considère en outre que Fichte, ici, n’entend sans doute pas le terme d’« appel » [Aufforderung] au sens fort de l’impératif, mais dans le sens affaibli d’une simple « interpellation », d’une parole adressée [Anrede], alors les contours de sa thèse se dessinent pour la première fois en toute clarté : le philosophe, pense-t-il, ne peut expliquer de façon non contradictoire les conditions de possibilité de la conscience de soi dans des individus finis que si, au lieu de se référer aux opérations de réflexion d’un sujet isolé, il part d’une communication entre au moins deux sujets. Car la contrainte spécifique d’une situation d’interpellation consiste en ce qu’un individu doit pouvoir s’assurer de sa propre capacité d’agir de façon autonome, en tant que présupposée par l’attitude de son vis-à-vis, s’il veut ne serait-ce que comprendre le sens de son énoncé. On peut dire en substance que les conditions de possibilité de la conscience de soi coïncident pour Fichte avec les présupposés implicites de la compréhension d’une parole interpellative. Une fois atteint ce résultat intermédiaire dans la reconstruction de l’argumentation de Fichte, nous pouvons maintenant revenir aux questions que nous avions désignées en commençant comme les problèmes centraux d’une interprétation de sa théorie de l’« appel ».

III

Jusqu’à ce point de notre interprétation, il semble ne faire aucun doute que l’hypothèse fichtéenne de l’« appel » renvoie effectivement à un acte communicationnel, qui ne peut à son tour être considéré comme le produit d’opérations subjectives de constitution. Le cadre transcendantal de la Doctrine de la science se trouverait donc rompu ici, dans un texte portant sur les contraintes de l’interaction entre sujets empiriques, parce que la possibilité de la conscience de soi serait liée à un événement communicationnel qui ne relève pas de la simple décision individuelle. Cette interprétation intersubjective est étayée par le fait que Fichte parle d’un « choc extérieur » (p. 49), ainsi que par sa caractérisation de l’« appel » comme simple « fait 18 » (p. 51) ; dans les deux cas, l’acte communicationnel est décrit comme un préalable empirique sans lequel l’individu ne serait jamais en mesure de s’assurer de sa propre subjectivité. C’est dans la même direction que pointent aussi la proposition de considérer les deux individus en présence comme « parties intégrantes de ce qui arrive comme un tout » (p. 50) et la référence au processus social de l’éducation : toute démarche éducative comporte cet appel intersubjectif « à la libre spontanéité » (p. 55) — parce que, pourrait-on ajouter, tout agir socialisant attend nécessairement du jeune enfant qu’il soit déjà capable de se donner ses propres fins. Si l’on rassemble tous ces témoignages et qu’on les ramène à un dénominateur commun, Fichte semble donc bien tabler sur le fait social d’une certaine forme d’intersubjectivité, qui, en tant que présupposé empirique, constituerait une condition centrale de la possibilité de la conscience de soi individuelle. Avant de remettre encore une fois en doute la conclusion ainsi suggérée, il convient d’examiner brièvement à quelle sorte d’intersubjectivité Fichte pouvait songer en construisant son modèle.

Nous avons déjà vu que le philosophe, avec son concept d’« appel », ne pouvait avoir en vue un strict impératif, qui aurait privé le destinataire de cette possibilité de prendre librement position qui constitue l’objet véritable de l’appel. Il doit au contraire avoir choisi ce concept spécifique pour souligner le fait que toute parole adressée à un autre individu comporte une exigence démesurée [Zumutung], dans la mesure où elle attend de celui-ci la réaction d’un être doué de raison. Tous les actes communicationnels de langage représentent donc pour Fichte des « appels », parce qu’ils invitent une seconde personne à faire usage de sa « libre causalité ». Dans ce sens affaibli, le modèle de l’intersubjectivité, à l’aide duquel Fichte cherche ici à rompre le cercle de la conscience de soi, comporte effectivement des implications normatives : chaque être humain qui s’adresse à son vis-à-vis sur le mode communicationnel s’engage par l’accomplissement de cet acte à lui accorder au moins la possibilité de répondre librement ; et inversement il est fondé à attendre de celui qu’un tel acte transforme en destinataire une réaction consistant dans l’usage de sa propre capacité de raison. Mais Fichte, dans ce troisième paragraphe, ne développe pas son concept de l’« appel » au-delà de ces premières implications normatives : le modèle unilatéral de l’interpellation n’a pas encore été élargi aux dimensions d’un modèle bilatéral de la reconnaissance mutuelle. Ce mouvement, décisif pour la déduction de la conscience du droit, reste ici à faire. Il serait donc trompeur de charger l’acte de l’« appel », tel qu’il se trouve décrit ici par Fichte, de contenus moraux qui vont bien au-delà de ce qu’il avait en vue. Du seul fait qu’une parole lui est adressée, le destinataire n’est pas tenu à des actes moraux d’assistance unilatérale — comme le voudrait l’éthique à fondement phénoménologique développée par Levinas 19 —, mais seulement, dans un premier temps, à une réaction dictée par la raison et la liberté. Fichte, dès le paragraphe suivant, montrera certes qu’une réponse raisonnable à l’interpellation implique que le destinataire comprenne l’obligation où il se trouve d’accorder au premier locuteur la même sphère de liberté que celui-ci vient de lui concéder par l’accomplissement de son acte de langage. Mais cette conséquence ne constitue pas encore une composante définitive du concept d’« appel », dont la fonction argumentative, à ce stade, se borne à esquisser la possibilité intersubjective de sortir du cercle de la conscience de soi.

Il reste pour finir à se demander si l’idée d’identifier les conditions transcendantales de la conscience de soi aux présupposés de la compréhension d’un appel a effectivement permis à Fichte de résoudre les paradoxes qu’il a lui-même mis en évidence. À cet égard, il ne faut pas perdre de vue qu’il ne s’agit encore ici que de l’acte d’autoréflexion que le sujet fini, du point de vue du philosophe informé, doit pouvoir accomplir pour arriver à une conscience originelle de sa propre activité autonome. Une difficulté centrale soulevée par la proposition de Fichte est en vérité qu’elle ne tient pas compte du fait qu’une conscience élémentaire du Moi se trouve déjà présupposée dans la compréhension de n’importe quelle interpellation verbale : pour pouvoir m’identifier comme le destinataire de l’énoncé de mon vis-à-vis, je dois posséder d’emblée une conscience quelconque d’un Moi distinct du monde, qui me permet de me reconnaître comme le sujet visé dans la deuxième personne du discours que j’entends. La conscience de soi constitue un phénomène originel, qui ne s’explique pas seulement par la reprise des perspectives exprimées dans le discours d’un alter ego, mais doit nécessairement être rapportée à une perception préalable de soi, effectuée sur un mode non réflexif. Il est intéressant de noter que cette objection rejoint des questions qui sont aujourd’hui discutées dans une perspective génétique, à l’intersection de la psychanalyse et de la recherche expérimentale sur la petite enfance. Dans ce domaine aussi, un certain nombre de scientifiques d’orientation empirique ont proposé d’admettre, avant toute interaction entre la personne de référence et l’enfant, une sorte de sentiment élémentaire de soi, qui permet seul d’expliquer la perception corporelle des actes communicationnels de l’environnement 20. Mais de telles réserves paraissent si évidentes qu’il serait certainement imprudent de suggérer que Fichte ait pu les ignorer complètement. L’examen du texte nous amène plutôt à distinguer deux aspects de la conscience de soi, qui ne présentent pas le même degré de pertinence relativement à l’explication des conditions de la conscience individuelle du droit : si Fichte lui-même ne pourrait guère contester que toute forme de communication langagière doit être précédée par une conscience préréflexive de son propre Soi, il ne s’intéresse vraiment qu’à cette sorte de relation réflexive à soi qui consiste dans la conscience d’être capable d’agir de façon autonome. C’est cet aspect de la conscience de soi, la conscience de sa propre activité autonome, qu’il a essayé d’expliquer par sa théorie de l’« appel ». En découvrant qu’une telle conscience de soi résulte des conditions élémentaires de compréhension d’une parole interpellative, il a ouvert la voie à une tradition philosophique qui s’étend de Hegel à Habermas en passant par G. H. Mead. Mais une fois clarifiée cette distinction entre la perception élémentaire de soi et la conscience de soi proprement dite (qui ne doit pas être confondue avec la distinction entre la conscience épistémique de soi et la conscience pratique de soi), deux questions restent ouvertes, qui concernent moins le second théorème lui-même que la suite du texte de Fichte. D’une part, on ne voit pas encore comment celui-ci peut passer des conditions de compréhension d’une parole interpellative à l’imputation du savoir mis en jeu par la conscience de droits individuels, avec toutes les exigences normatives qu’elle comporte. Car tout ce qu’on a montré, à ce stade, c’est qu’au moment même où il comprend la parole qui lui est adressée, le sujet est capable de s’assurer à la fois de sa propre rationalité et de celle de son partenaire d’interaction, tandis que dans la conscience individuelle du droit, cette compréhension comporte de surcroît au moins un savoir pratique concernant le fait que tous les membres d’une collectivité juridique ont mutuellement borné leur liberté originelle pour les mêmes raisons normatives. Aussi est-il d’ores et déjà permis de se demander si Fichte a conçu son analyse des présupposés pratiques de la compréhension sur une base suffisamment large pour parvenir au résultat escompté. En tout état de cause, la conscience individuelle du droit implique plus de savoir que ce qu’il a été possible de mettre en évidence dans cet acte de ressaisie de soi qui accompagne nécessairement la compréhension d’une interpellation intersubjective. La deuxième question encore non résolue à ce stade concerne un problème qui traverse comme un fil rouge l’ensemble de notre exposé, sans avoir été jamais directement thématisé comme tel. En ne traitant que de la conscience d’individus empiriques et finis, Fichte base son analyse transcendantale de la conscience du droit sur une prémisse méthodologique qui brouille le statut des structures intersubjectives mises en jeu : car il se pourrait après tout que l’acte intersubjectif de l’« appel » ne possède que du point de vue des sujets finis un caractère extérieur, transsubjectif, tandis que le philosophe informé saurait parfaitement ce qu’il en est de la constitution transcendantale de ce fait, qui ne serait donc « extérieur » qu’en apparence. C’est la façon de résoudre cette ambivalence qui permettra de décider si Fichte dans son Fondement du droit naturel est resté tributaire du cadre monologique de la Doctrine de la science, ou s’il s’est déjà avancé sur le terrain d’une convention intersubjectiviste : si l’acte intersubjectif de l’« appel », compris ici comme la condition nécessaire de la conscience du droit, apparaissait aussi au philosophe qui l’analyse comme un fait préalable ou extérieur, comme un fait qui ne résulte donc pas déjà d’un acte constitutif du sujet, alors la voie serait vraiment ouverte vers une théorie de l’intersubjectivité ; mais si en revanche cet acte se révélait au regard informé du philosophe comme un fait qui n’a que l’apparence de l’extériorité, et qui est en vérité le fruit de l’activité transcendantale du sujet, alors il faudrait dire que les prémisses monologiques ont été conservées au fil de l’évolution de l’œuvre fichtéenne, et que la théorie de l’intersubjectivité s’intègre ici dans un programme de philosophie transcendantale. Il n’est pas possible de trancher cette question à partir des quelques pages dans lesquelles Fichte expose et justifie le deuxième théorème de son texte sur le droit naturel. Mais une série de passages ultérieurs, qui présentent l’articulation de l’analyse transcendantale avec la doctrine du droit proprement dite, suggèrent plutôt cette seconde lecture en termes d’une philosophie du sujet. Car le philosophe semble ici revenir de l’idée d’une multiplicité de sujets se constituant réciproquement à l’unité d’un sujet universel qui produit le monde 21. La tension ainsi décrite ne fait pas seulement le charme de la théorie de l’intersubjectivité développée dans le texte de Fichte ; elle montre aussi pourquoi celui-ci ne peut être sans réserve considéré aujourd’hui comme le père fondateur de la tradition intersubjectiviste.