Chapitre V

LA LUTTE POUR LA RECONNAISSANCE

À propos de la théorie sartrienne de l’intersubjectivité 1

Parmi les philosophes qu’a produits notre siècle, Sartre est à un égard certainement le plus radical : sa théorie philosophique a toujours été directement et très naturellement liée aux expériences les plus prosaïques de ses contemporains. Si sa philosophie partage avec d’autres projets de la tradition phénoménologique le mérite d’avoir fondé même les catégories les plus abstraites en constante référence aux situations quotidiennes, elle se distingue cependant par le caractère particulier des expériences mobilisées : c’est plus particulièrement la culture quotidienne des grandes villes qui se trouve ici philosophiquement mise en valeur, comme elle ne l’avait sans doute été jusque-là que chez Georg Simmel. Sartre a résolument nourri son argumentation philosophique de l’expérience d’événements et d’épisodes propres à la vie dans les métropoles. Les jardins publics, les cafés et le métro campent le décor ; les aventures érotiques, les scènes de jalousie et les conflits quotidiens forment l’action de ses constructions théoriques. C’est sans doute cette banale modernité qui confère aujourd’hui encore aux écrits de Sartre leur pouvoir d’attraction, c’est par elle en tout cas que sa philosophie a depuis toujours interpellé le lecteur. Car ses thèses centrales semblent d’avance confortées par certaines expériences que nous pouvons tous, ou du moins que nous semblons tous pouvoir partager.

Cela s’applique tout particulièrement à la théorie de l’intersubjectivité développée par Sartre dans la partie médiane de sa principale œuvre existentialiste, L’Être et le néant. Cette théorie, qui a pour thème central la condition de possibilité d’une rencontre entre sujets, défend la thèse de l’inévitable négativité des relations humaines. Par cette doctrine, Sartre n’a pas seulement donné une expression philosophique à un sentiment de la vie qui prévalait alors comme encore aujourd’hui : ses études sur l’existence d’autrui ont aussi fourni le support théorique d’une approche négativiste de l’intersubjectivité, dont les effets se font sentir jusque dans la psychanalyse de Jacques Lacan ou dans la théorie du discours de Jean-François Lyotard. Son analyse de la rencontre humaine peut être considérée comme la référence souterraine de toutes les tentatives poststructuralistes pour révéler, derrière le masque de la communication intersubjective, un processus de pseudo-communication entre des sujets narcissiquement ou égoïstement tournés vers eux-mêmes. Le scepticisme actuel quant aux possibilités d’une intersubjectivité réussie trouve ainsi dans la théorie du jeune Sartre non seulement son anticipation philosophique, mais aussi son expression exemplaire. À un tel négativisme il faut aujourd’hui répondre par une philosophie sociale critique, guidée par l’idée de liberté communicationnelle — d’autant plus et d’autant plus fortement que non seulement l’état factuel des rapports de communication, mais aussi la description que les sujets donnent d’eux-mêmes, semblent conforter toujours davantage cette vision. Le postulat sceptique selon lequel les rapports intersubjectifs sont d’emblée voués à l’échec est en effet en passe de devenir une évidence commune pour des groupes de plus en plus nombreux dans notre société.

Je voudrais engager ici une confrontation critique avec la théorie sartrienne de l’intersubjectivité, en essayant (I) de reconstituer brièvement sa justification philosophique, (II) de développer une critique immanente de son argumentation, et enfin (III) d’indiquer la direction dans laquelle Sartre l’a ensuite développée.

I

Dans son œuvre de jeunesse, Sartre entreprend de construire une ontologie du monde social à partir de la perspective interne de la conscience d’un sujet doué d’intentionnalité. L’un de ses principaux mobiles, dans cette tentative, est l’ambition de réconcilier et de fusionner l’ontologie existentiale de Heidegger avec la philosophie transcendantale de Husserl. Même si ce projet comporte déjà en lui-même une série de difficultés insurmontables, qui ont depuis été exposées en pleine lumière, Sartre en le développant parvient à une quantité d’aperçus nouveaux dont on reste aujourd’hui encore confondu. Les deux déterminations fondamentales d’une ontologie phénoménologique sont pour lui l’être-pour-soi du sujet intentionnant et l’être-en-soi d’une réalité identique à elle-même. Le premier mode d’être désigne l’intentionnalité d’un sujet conscient qui, dans ses projets existentiels, est toujours au-delà de soi et ne coïncide donc jamais avec lui-même. La deuxième détermination, en revanche, désigne la constitution ontologique d’une réalité qui, à la différence de la facticité ouverte du sujet, n’existe que comme factualité bornée.

Sartre reconstruit le monde social en se guidant sur les conduites négatives par lesquelles le sujet dépasse constamment ses possibilités choisies, pour réaliser cet état inaccessible d’une identité arrêtée et définie qui caractérise le mode d’être des choses. Il n’est pas difficile de voir que Sartre, par cette théorie de la subjectivité où il prend ses prémisses, anticipe certaines tendances actuelles de la psychanalyse : de la même façon que Lacan et Castoriadis, dans leurs constructions psychanalytiques, partent d’un désir permanent mais fondamentalement irréalisable visant un état d’unité monadique 2, l’auteur de L’Être et le néant suppose déjà que le sujet cherche à compenser par des projets d’existence constamment renouvelés son manque originel d’objectivité, d’unité avec lui-même. Le passage à la sphère intersubjective se produit quand Sartre essaye d’expliquer comment ce sujet évoluant dans un état de conscience préréflexive peut prendre conscience de lui-même 3.

La réponse de Sartre évoque tout d’abord une figure de pensée pressentie par Fichte et développée par Hegel : le sujet ne peut prendre conscience de lui-même, autrement dit parvenir à la conscience de soi, que s’il est capable de se reconnaître dans un autre sujet de conscience comme étant lui-même un tel sujet 4. Sartre, cependant, prend pour point de départ de son analyse le mouvement inverse au sein de cette rencontre intersubjective : ce n’est pas la situation où je perçois autrui, mais celle où je suis regardé par autrui, qui constitue à ses yeux la condition pour qu’un sujet se trouve renvoyé à lui-même de telle sorte qu’il parvient à prendre conscience de lui-même. À l’instant où apparaît dans mon champ de perception un autre sujet, dont le regard est dirigé vers moi, je deviens capable de m’appréhender ou de me décrire moi-même, parce que je me rends compte que je suis pour l’autre un objet de description 5. D’où il ressort que la conscience de soi-même s’acquiert par des voies intersubjectives.

Le caractère passif que présente la situation ainsi construite nous donne une indication quant au but poursuivi par Sartre dans son analyse de l’intersubjectivité humaine. Il ne s’agit pas pour lui, comme pour cette génération de romantiques allemands à laquelle appartenait encore le jeune Fichte, d’atteindre l’idéal d’une communication réussie, mais de démontrer au contraire son échec inévitable. À partir de cette configuration dans laquelle un sujet se trouve surpris par le regard d’un autre, Sartre développe une logique de l’échec nécessaire de l’interaction humaine. Le raisonnement par lequel il essaie d’établir la négativité intérieure de la communication, pour peu qu’on y ajoute les prémisses ontologiques de son argumentation, ne manque pas de cohérence : si en effet le mode d’être du sujet se caractérise par une essentielle transcendance, il doit se sentir, lorsqu’il est regardé par un autre, réduit à une fraction limitée de son horizon de possibles, et par là rejeté dans la facticité bornée d’un en-soi. Le regard de l’autre ne m’accorde qu’une seule des possibilités dans lesquelles je peux à chaque instant me projeter, il me transforme en un objet spatial dans le monde et taille mon horizon temporel à la mesure du présent. C’est pourquoi le regard de l’autre est, selon la formule acérée de Sartre, « la mort de mes possibilités 6 ».

Le sujet ne peut échapper à ce danger d’objectivation qui se révèle dans le sentiment de honte ou de peur que si, à son tour, il essaye de fixer le sujet étranger sur un seul aspect de ses possibilités. Pour ne pas être réifié dans l’« être-regardé », je dois en quelque sorte inverser le sens d’objectivation de la relation d’interaction en commençant à mon tour à réduire le sujet qui me regarde à un seul de ses projets possibles. Dans cette situation d’objectivation réciproque entre sujets, Sartre voit le stade initial d’une dynamique négative qui détruit de l’intérieur toutes les formes de communication humaine. Son analyse de l’intersubjectivité aboutit à la démonstration que le monde social se tisse de relations entre des sujets qui se réifient mutuellement. Pour étayer aussi sur le plan phénoménologique le résultat de son argumentation, Sartre tente finalement de montrer comment, derrière les relations concrètes entre individus, se cachent des modes d’assujettissement et d’instrumentalisation réciproque : l’indifférence, le masochisme, le désir, mais aussi l’amour et le langage, pour peu qu’on les examine avec une lucidité assez impitoyable, apparaissent comme autant de formes d’interaction stratégique. C’est sans doute la force suggestive de ces analyses particulières, d’une extrême acuité phénoménologique, qui fait qu’il est si difficile de se soustraire à l’emprise de l’argumentation sartrienne.

II

Si cette brève reconstruction de l’argumentation de Sartre est correcte, il n’y a aucun doute sur le résultat auquel doit aboutir sa théorie de l’intersubjectivité. Une relation d’entente communicationnelle entre sujets n’est pas possible, puisque l’un des sujets doit toujours se trouver dans l’état objectivé de l’être-pour-autrui. La relation fondamentale entre sujets est, comme le dit encore Sartre, le conflit. Pour contester ce raisonnement, je ne choisirai pas la voie d’une critique méthodique qui rechercherait les causes du négativisme de la théorie sartrienne de l’intersubjectivité dans les moyens conceptuels avec lesquels le philosophe conduit son analyse phénoménologique de la rencontre humaine ; cette voie est celle qu’a suivie Michael Theunissen dans son impressionnante interprétation, qui montre que Sartre devait aboutir à un tel résultat négatif parce qu’il n’a pas su, malgré toutes ses intuitions intersubjectivistes, se détacher des prémisses ontologiques de la philosophie transcendantale 7. Ma critique procédera au contraire d’un point de vue immanent, dans la mesure où j’essaierai de montrer que Sartre fournit une description réductrice de cette situation décisive de l’être-regardé ; c’est seulement au terme d’une telle réinterprétation phénoménologique qu’il apparaîtra que la source de son incapacité à proposer une lecture catégoriale appropriée de cette situation d’interaction doit être cherchée dans les prémisses ontologiques de sa phénoménologie sociale. Plus généralement, ma critique constituera le premier pas d’une argumentation visant à montrer que le jeune Sartre, comme beaucoup d’autres auteurs, retombe sous le niveau de réflexion atteint par Hegel, dans la mesure où il ramène subrepticement le modèle d’une « lutte pour la reconnaissance » interactive au modèle moins ambitieux d’une simple lutte pour l’auto-affirmation individuelle.

Si nous revenons à la situation de départ, d’où Sartre fait partir la logique négative des relations interactives, nous remarquons tout d’abord qu’il ne semble pas qualifier plus précisément le regard de l’Autre. L’unique caractéristique de ce regard dirigé vers moi consiste manifestement en ce qu’il me réduit à un seul de mes projets d’action et me réifie donc comme sujet. Or nous avons coutume de décrire autrement, plus substantiellement, les regards posés sur nous : nous disons qu’ils sont encourageants ou réprobateurs, interrogateurs ou confirmatifs, invitants ou sceptiques. Si nous considérons ces multiples qualificatifs qui s’offrent à nous pour les décrire, nous nous apercevons immédiatement que les regards font bien d’autres choses que nous enchaîner à une certaine intention d’action : ils peuvent au contraire nous renforcer ou nous mettre en question dans notre façon d’être, voire nous révéler des possibilités inaperçues de notre propre agir. Il semble que nous attribuions aux regards des significations évaluatives, relativement auxquelles nous sommes souvent amenés à réagir positivement ou négativement. Même si nous nous tenons donc au modèle de perception sur lequel Sartre fonde son analyse de l’interaction, il apparaît que les rencontres communicationnelles du genre décrit possèdent une infrastructure normative qui exige indirectement de nous une sorte de prise de position. Cela saute aux yeux dès le premier examen phénoménologique, de sorte qu’on ne peut éviter de se demander pourquoi Sartre, qui était trop avisé pour ne pas s’en apercevoir, a cru pouvoir faire si totalement abstraction de cette armature normative des interactions sociales.

Rappelons d’abord que le philosophe lui-même, dans différents passages de son argumentation, indique qu’un sujet devient sous le regard d’autrui l’objet d’une évaluation 8. En choisissant, comme exemple d’une situation où l’on se trouve surpris par un regard étranger, cette scène célèbre où un homme jaloux en train de regarder par le trou d’une serrure se sent soudain lui-même regardé, il semble en outre vouloir suggérer que de telles rencontres représentent des interactions chargées de contenus normatifs 9. Le sentiment de honte par lequel un tel homme réagit au regard qu’il sent sur lui serait alors une réaction affective d’ordre moral, par laquelle il sanctionnerait sa propre action, jugée immorale, devant un autre virtuel ou présent. Mais Sartre ne s’engage pas sérieusement dans la voie d’une telle interprétation, qui prendrait pour objet l’infrastructure normative des interactions sociales ; il néglige au contraire ses propres indications quant à la signification évaluative du regard, et s’en tient à son propos indifférencié sur l’effet réifiant de l’être-regardé. Aussi ne parle-t-il pas de la honte comme d’une réaction affective à caractère moral, ainsi que son propre exemple le suggérait, mais comme d’une réaction « métaphysique », par laquelle nous répondons en quelque sorte au choc ontologique de la réification.

Que Sartre décrit indistinctement l’être-regardé comme une forme de réification, cela ne peut manifestement s’expliquer par le fait qu’il ignore la richesse de signification que revêtent pour nous les regards. Il doit plutôt avoir des raisons de juger superflu d’opérer des différenciations entre les divers contenus de signification d’un regard. Une telle raison apparaît quand on considère l’autre côté de la relation d’interaction ouverte par le regard, à savoir le sujet regardé. Ce sujet éprouve tout regard, dans la description de Sartre, comme un trait qui le fixe et l’objective, comme une « mort » de toutes ses autres possibilités d’action. Peu importe quelle signification particulière il attache au regard perçu, puisque par le fait même d’être regardé et d’être pris comme objet d’interprétation, il se voit déjà réduit à une seule intention d’action. Mais cela doit alors signifier que Sartre, dans son système de référence catégorial, suppose des sujets vivant constamment en deçà de toute auto-interprétation déterminée, dans une ouverture expérimentale si absolue qu’ils ne donnent jamais forme cohérente et durable à leurs divers projets d’action, ne les ordonnent entre eux ni simultanément ni successivement, ni horizontalement ni verticalement. C’est en effet la seule raison pour laquelle ils devraient se sentir enfermés par le regard étranger dans une intention particulière, à laquelle, du fait de l’ouverture permanente de leurs projets d’existence, ils ne s’identifient déjà plus. Si les sujets étaient au contraire en mesure d’accéder à une compréhension d’eux-mêmes qui durerait au-delà de l’instant présent, alors la qualité particulière de chaque regard devrait être pour eux immédiatement significative : car ils pourraient se voir par lui renforcés ou interpellés, encouragés ou critiqués dans l’image de soi sur laquelle ils règlent leur agir. Ils pourraient en outre réagir positivement ou négativement, en fonction de la manière dont ils se perçoivent eux-mêmes, à l’image que leur renvoie le regard étranger.

Sitôt donc que nous dotons catégorialement les sujets humains d’une compréhension normative d’eux-mêmes, c’est-à-dire de la capacité d’acquérir une identité personnelle, nous voyons surgir dans la situation d’interaction analysée par Sartre deux éléments structurels qu’il occulte systématiquement dans sa propre description phénoménologique. Premièrement, la signification spécifique qu’un tel sujet attribuerait au regard d’autrui ne serait plus aussi négligeable que semble le supposer le philosophe, elle pèserait au contraire d’une manière décisive sur son action. Selon l’idée qu’il se fait de lui-même, il réagirait différemment au contenu de sens qu’il croit discerner dans le regard posé sur lui. Ce qui nous renvoie déjà au deuxième élément structurel virtuellement, sinon actuellement, impliqué dans cette situation d’interaction : le sujet qui se comprend lui-même en fonction d’un projet de vie particulier n’est pas condamné à seulement réagir, positivement ou négativement, à l’attente qu’il lit dans le regard de l’autre, il est aussi en mesure de prendre cette attitude d’attente elle-même pour thème de sa réaction, par le moyen de l’entente langagière. Cette situation de l’être-regardé s’insère en effet dans le médium englobant du langage, dont le sujet regardé peut faire usage dans certains cas spécifiques. Mais Sartre semble exclure entièrement cette possibilité de prolonger dans l’élément du langage une interaction inaugurée par contact visuel.

Tout cela suggère que Sartre n’a été contraint de s’engager dans cette construction négativiste de l’interaction humaine que parce que ses concepts fondamentaux excluent d’emblée la possibilité d’une identité personnelle 10. Son ontologie duale ne permet pas de comprendre les personnes comme des sujets qui s’efforcent d’intégrer leurs divers projets d’action dans un ordre durable, structuré par la compréhension qu’ils se font d’eux-mêmes. Car Sartre a si unilatéralement associé le concept d’identité à la sphère de l’en-soi chosal, qu’il ne peut même plus penser la possibilité d’une identité du pour-soi, c’est-à-dire la possibilité pour l’individu de se trouver une identité personnelle. S’il avait au contraire disposé des moyens catégoriaux nécessaires pour comprendre les sujets comme des personnalités en quelque manière identiques à elles-mêmes, alors la rencontre interactive ne lui serait pas apparue comme une lutte pour la préservation de la pure transcendance du pour-soi, mais comme une lutte pour la reconnaissance mutuelle de la compréhension de soi que les sujets apportent spontanément dans cette interaction. Or c’était précisément là la grande découverte de Hegel, sous l’impulsion de Fichte : que les interactions peuvent être interprétées comme de telles formes de lutte pour la reconnaissance, contenant en elles le potentiel de leur propre dépassement, parce que les sujets sont parfaitement capables de se mettre d’accord sur la reconnaissance réciproque des exigences que chacun nourrit vis-à-vis de lui-même.

L’interaction contient chez Hegel, comme contrepartie positive de sa composante conflictuelle, la perception de la légitimité des exigences propres et des auto-interprétations des sujets : c’est pourquoi toute signification interactive est à ses yeux susceptible de mener de manière processuelle au-delà d’elle-même, parce que les sujets, se sachant reconnus, peuvent s’élever à des interprétations toujours plus exigeantes d’eux-mêmes. Par là, la lutte pour la reconnaissance acquiert un potentiel pour ainsi dire historique, qui la pousse au-delà des formes établies des rapports de reconnaissance 11. Sartre au contraire ramène la découverte de Hegel à ses origines hobbesiennes : la lutte éthique pour la reconnaissance redevient une simple lutte pour la conservation de soi. Mais dans cette relecture existentialiste, il n’y a rien d’autre à conserver que l’ouverture vide d’un pour-soi.

III

Résumons-nous. Commentant la signification de la pensée sartrienne, Theunissen écrit : « Sartre pratique une théorie de la négativité illusoire qui est elle-même négative, dans la mesure où elle entre dans l’illusion 12. » Si ce jugement vise avant tout sa conception de la dialectique, il ne s’applique pas moins, me semble-t-il, à sa théorie négative de l’intersubjectivité. Celle-ci ne peut être que négative, en effet, parce qu’elle reprend inconsidérément à son compte l’idée fausse que les sujets entretiennent d’eux-mêmes, pour en faire son propre horizon de compréhension. Acceptant la compréhension de soi d’un individu qui interprète comme non-être et ouverture permanents ce par quoi il dépasse le mode d’être d’un en-soi, sans jamais parvenir à une compréhension de sa propre identité humaine, Sartre est inévitablement amené à décrire toute situation d’être-regardé par autrui comme une réification et, par suite, toute interaction humaine comme une rencontre entre des sujets qui se réifient mutuellement. C’est pourquoi la première théorie sartrienne de l’intersubjectivité est elle aussi une théorie de la négativité illusoire.

Mais ce n’est pas le dernier mot de Sartre en la matière. Je voudrais pour finir défendre l’hypothèse forte que sa théorie de l’intersubjectivité s’engagera ensuite dans la voie féconde d’une historicisation progressive de la négativité. Sa conception va en effet évoluer, dans la mesure où il historicisera et sociologisera de plus en plus les conditions qui déterminent les déformations stratégiques de l’interaction humaine et donc les effets réifiants de la communication. Il pose déjà un premier jalon en ce sens avec son petit ouvrage sur la question juive, qui explique la relation d’hostilité de l’antisémite à l’égard du Juif par la situation de classe de la petite bourgeoisie à une époque donnée de l’histoire 13. La Critique de la raison dialectique représente le deuxième moment de cette transformation qui mène la théorie sartrienne de l’interaction, d’un négativisme ontologique, à un négativisme historiquement situé : c’est dans la rareté factuelle des possibilités de satisfaire les besoins humains que Sartre cherche désormais les causes des relations de concurrence entre individus. La dernière étape de ce mouvement est finalement constituée par la grande étude sur Flaubert, où le concept de névrose objective ne désigne rien d’autre, à mon avis, qu’un phénomène historiquement déterminé de pathologie de la communication. Si cette hypothèse est exacte, il faudrait décrire l’évolution théorique de Sartre comme l’émergence progressive d’une conception de l’intersubjectivité humaine guidée par l’idéal d’une libre entente entre individus. Je ne puis interpréter autrement les phrases par lesquelles le philosophe répondait à une question d’Alexandre Astruc : « En effet le silence est réactionnaire en ce sens que c’est le refus de communiquer, le désir d’être de pierre, d’être en-soi-pour-soi, d’être l’être qui est comme une statue et qui ne peut pas répondre, parce que c’est le silence en lui, mais un silence compact et plein, plein de pierre. L’homme de pierre ne répond pas. Et le silence, c’est ça. Par exemple un père qui ne répond pas à ses enfants qui lui parlent, c’est vraiment quelqu’un qui se pose comme père : le père n’a pas à répondre à ses enfants, il n’a qu’à formuler ses vœux ou ses désirs ou ses ordres. Le silence c’est cela. Et au contraire la communication implique nécessairement vérité et progrès, comme vous dites. Ça va ensemble. Et il est naturel de faire confiance au langage 14. »